Auguste Rodin
Sur la place publique de la ville vaincue, affamée et sans armes, les six bourgeois ont délibéré. Pour sauver la ville de la ruine, et leurs concitoyens de la mort, ils ont fait le sacrifice
de leur existence et ils vont se livrer au roi d'Angleterre. Le monument de M. Rodin, ce n'est pas autre chose, dans un miracle d'exécution, que l'instant précis de cet héroïsme unanimement accepté par les six bourgeois, mais différemment ressenti, selon la différence des caractères qui agissent en ce drame. Les vieillards, décharnés par les longues privations d'un siège, redressent leurs tailles en attitudes hautaines, presque provocantes, ou se résignent noblement; les jeunes se retournent vers la ville, laissant derrière eux, dans un suprême regard, le regret de cette vie à peine commencée et dont ils n'ont connu que les joies. Et derrière le groupe prêt à se mettre en marche, l'on entend réellement le bourdonnement de la foule qui encourage et pleure, les acclamations et les adieux. Nulle autre complication, nul souci du groupement scénique; aucune allégorie, pas un attribut dont se servent les sculpteurs, pauvres d'idées, pour exprimer l'illusion de l'idée. Il n'y a que des attitudes, des expressions, des états d'âme. Les bourgeois partent. Et le drame vous secoue de la nuque aux talons.
Il me tarde de voir, en sa place choisie, ce monument incomparable, car la sculpture de M. Auguste Rodin a ceci de précieux que, les contours en étant savamment atmosphérés, elle double de beauté sous le ciel et dans la pleine lumière d'une place publique. J'espère aussi que la municipalité aura consenti aux désirs de l'artiste qui voulait pour son groupe une plate-forme très basse, à peine élevée de quelques pieds au-dessus du sol et semblable, par l'absence d'architecture, à ces calvaires bretons d'un caractère si étrange et si puissant. Nous le verrons demain.
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On ne peut écrire la biographie d'un vivant. Des convenances respectables, entées sur d'exigeantes susceptibilités, s'y opposent. La vie vivante a droit, non seulement au respect, mais au mystère. Je ne parlerai donc pas de la vie de M. Auguste Rodin. Je me bornerai à fixer, en ces courtes lignes, quelques traits épars de son. génie novateur, de ce génie désormais incontesté en qui toute la statuaire contemporaine reconnaît son inspirateur et son maître.
Auguste Rodin est né à Paris en 1840. C'est dire qu'il est aujourd'hui en pleine activité de sa force physique, en plein épanouissement de ses facultés intellectuelles. Très jeune, il entra chez Barye; mais, comme la plupart des maîtres en qui s'agite le monstre créateur, Barye ne savait pas enseigner. Il était d'apparence timide, silencieux et triste. Et la jeunesse aime les gestes hardis, la parole sonore, la joie. Il ne semble pas que ce séjour chez Barye, depuis tant admiré, ait fait sur l'esprit de M. Auguste Rodin une impression autre que celle d'un prodigieux et invincible ennui. Aussi abandonna-t-il très vite cet atelier pour entrer chez Carrier-Belleuse. Aujourd'hui encore cette incompréhension de jeune homme est, pour lui, un sujet de mélancolique étonnement et presque de remords. De chez Carrier-Belleuse il alla en Belgique. Et, là , durant plusieurs années, il paya, talent comptant, l'hospitalité d'un sculpteur belge, dont le nom, je pense, est depuis longtemps retourné à l'oubli – qui était chargé de décorer la Bourse de Bruxelles. Au nombre des figures dont se compose cette décoration, celles de Rodin sont facilement reconnaissables à leur différence. Un œil amoureux de la forme ne s'y trompe pas. Il va vers elles, tout de suite, comme, dans une foule d'indifférents, on va vers l'ami aussitôt aperçu.
Durant qu'il travaillait obscurément pour les autres, Auguste Rodin ne perdait pas son temps. Il apprenait à vaincre les difficultés de son art, et il se fortifiait l'esprit. Curieux de tout ce qui vit, de tout ce qui pense, ayant de la nature et de ses harmonies un sens très pénétrant, il se donnait, tout seul, par des lectures abondantes et choisies, par des habitudes d'assidue réflexion et d'observation profonde, il se donnait une des plus fortes éducations que je sache. Ses amis savent quelle âme ardente, quelles énergies mentales, quel souple organisme cérébral, se cachent sous la. tranquillité douce et si fine, presque rusée, de son masque. Pour ma part, je ne connais pas de joie plus vive qu'une promenade dans la campagne avec ce silencieux et admirable ami en qui la nature semble s'être complue à déposer ses secrets les mieux gardés. Car M. Auguste Rodin ne borne pas son action à la recherche de la vie plastique. De la ligne et du modèle, il remonte au mouvement, du mouvement à la volonté et à tous les phénomènes passionnels ou psychiques qui en découlent. Cela devait être ainsi pour qu'il pût réaliser l'œuvre qu'il allait entreprendre. Et M. Rodin aura été non seulement le plus grand statuaire de son temps, il en aura été ainsi un des penseurs les mieux avertis des souffrances de l'âme humaine et des mystères de la vie. Non seulement il exprimera, avec une puissance toujours renouvelée, la logique beauté des formes, mais avec de la glaise, de la cire, du bronze et du marbre, il modèlera de la passion et créera de la pensée.
La première figure qu'il envoie au Salon, c'est l'Age d'Airain. Elle est belle. Quelques parties même en sont si admirables que le jury ne peut croire qu'il se trouve devant une œuvre d'art et, stupidement, conclut à un moulage sur nature. Pourtant s'accusent encore dans l'harmonie du corps, dans le modelé du torse et la levée du bras, du ressouvenir de l'antique. Il n'importe:
le jury ne veut pas admettre qu'un statuaire inconnu de lui soit capable d'une telle œuvre. Et puis, aucun, parmi ces gens du métier, ne sait que le moulage sur nature ne donne qu'un ensemble de chairs mortes et de lignes affadies. Auguste Rodin n'a pas de peine à se justifier, et l'affaire ébruitée attire l'attention sur son nom. Si les hostilités se montrent, se montrent aussi des défenseurs. Peu à peu l'artiste sort de l'ombre où il avait vécu jusque-là .
Vient ensuite un Saint Jean-Baptiste prêchant. Ici, le statuaire rompt avec toute la tradition de son art; passionné de nature et d'humanité, son art, initiateur de formes et d'attitudes, s'affirme éloquemment. Son saint Jean est tel que l'avait conçu Gustave Flaubert: une sorte d'anachorète farouche, à la puissante ossature décharnée par les fatigues et les jeûnes. Les flancs se creusent, les reins s'évident, le torse de lutteur amaigri montre la carcasse tourmentée et douloureuse. Il marche à grandes enjambées, très droit sur des jambes nerveuses et des pieds secs que les cailloux et les brûlants sables de la route ont cuirassés de corne. Et, prêchant comme on bataille, il fait un geste violent qui distribue l'anathème. Sa face est tout entière allumée de lueurs mystiques, sa bouche vomit des imprécations. A peine s'il est question de cette œuvre de maître. Paris la voit et ne la regarde pas; à Londres, où elle est ensuite exposée, du moins on la discute.
Mais, voici que successivement paraissent d'admirables bustes, et le public est bien forcé de s'arrêter devant des figures connues ou populaires, recréées par l'artiste avec une intensité de vie surprenante qui démasque l’âme.
C'est, d'abord, Victor Hugo, vieilli et déjà penché sur la mort. Visage profonds où tout est revivant de cette Pensée, énorme et fulgurante, qui semble à l'étroit dans les limites d'un crâne humain, bossué de ses secousses et de ses formidables poussées: la seule image du poète où soit vraiment interprété ce qu'il y eut de force grondante et de rêve lumineux derrière ce front à la fois serein comme un ciel et houleux comme une mer d'orage, et ce qu'il y avait aussi d'étrangement faunesque dans l'expression. de cette bouche de vieillard, aux plans rétractés.
C'est M. Henri Rochefort, avec son beau. crâne de César Romain qu'avilit un ricanant toupet de clown. Toute l'histoire de l'illustre pamphlétaire est racontée en cet extraordinaire morceau de plâtre, que la fantaisie bourgeoise du modèle laissa longtemps inachevé. La blague rit, grimace, se tord sur des lèvres dont la double expression, d'ironie et d'insouciance s'éteint parmi les lourdeurs molles des joues qui s'épaississent. C'est M. Dalou, masque impérieux, nerveux et trouble où la ruse se mêle à la noblesse, et dont le profil hardi, fier, opiniâtre est coupant ainsi qu'une lame d'acier. C'est M. Jean-Paul Laurens, le digne pendant du Démosthène antique, et combien d'autres, jusqu'à M. Puvis de Chavannes, sûr ainsi d'une double immortalité! Et c'est toute la série des bustes de femmes, inoubliables figures, vivants poèmes, marqués dans leur modernité tentatrice du sceau de l'énigme éternelle, et qui vont, chantant, dans une symphonisation merveilleuse de la chair, le rêve qui gonfle les gorges naissantes ou épanouies, ou qui se lève de l’aromale beauté des nuques.
Cette fois, il faut bien que le public admire. S'il ne sait pas encore ce que dans ces œuvres il y a d'effort et d'art conquérant, du moins est-il étreint par un charme sensuel, par des secousses d'émotion physique qui, malgré lui, domptent et violentent son ordinaire inertie mentale.
En même temps le public apprend qu'Auguste Rodin travaille à une porte colossale qui lui a été commandée pour le Palais des Arts décoratifs. Cette porte, on la décrit, même avant que l'artiste en ait fixé la forme et déterminé l'arrangement. Chacun sait que les motifs qui s'y dérouleront lui sont inspirés par l'Enfer du Dante: Autour de cette entreprise grandiose se crée une véritable agitation, accrue encore par la connaissance de quelques fragments troublants. De temps à autre, dans des expositions libres, apparaissent de petits groupes, de petites figures d'une passion étrange et fleuve, qui le déroutent dans ses goûts traditionnels du joli bête et de l'insignifiant; tout un monde de souffrance et de volupté, hurlant sous le fouet des luxures, se ruant désespérément au néant des possessions charnelles, aux étreintes farouches des amours damnées et des baisers infâmes. Les corps marqués du mal originel, du mal de vivre en proie à la fatalité de la douleur, se cherchent, se poursuivent, s'enlacent, se pénètrent, spasmes et morsures, et retombent, épuisés, vaincus dans cette lutte éternelle de la bête humaine contre l'idéal inassouvissable et meurtrier.
Tout l'art de Rodin est dans ce petit bronze, plus douloureux que n'importe lequel des poèmes de Baudelaire. Le buste droit, la gorge en avant et fleurie de chair tentatrice, le corps horizontal et vibrant comme une flèche qui déchire l'air, la face cruelle, inexorable, la Femme est emportée à travers les espaces. Elle est belle de cette inétreignable beauté qu'ont les chimères que nous poursuivons et les rêves que nous n'atteindrons jamais. Renversé sur ce corps horizontal, est le corps d'un adolescent, anatomie de souffrance. Ses bras repliés en arrière cherchent à étreindre ce torse implacable; ses jambes qui pendent voudraient arrêter ce corps qui fuit. Nul enlacement de ces deux êtres: aucune partie de ces deux vies charnelles ne se joint. Et cependant
tout, dans cet enfant, suppliant et vaincu, a soif d'amour, d'embrassement, d'idéal, toutes choses par quoi il meurt, qui sont là , à portée de sa main, à portée de son âme, et que sa main ne saisira jamais et dont son âme jamais ne connaîtra la possession. La femme fuit: elle ne se détournera pas.
Ce qu'il y a de poignant dans les figures de Rodin, ce par quoi elles nous touchent si violemment, c'est que nous nous retrouvons en elles. Suivant une belle expression de M. Stéphane Mallarmé «elles sont nos douloureux camarades».
Je n'ai pu donner qu'une notion bien incomplète, à peine intelligible, de l'œuvre déjà si considérable d'Auguste Rodin. Je terminerai par ces lignes que Stendhal écrivit en 1847 dans son Histoire de la peinture en Italie: «Si un Michel-Ange nous était donné dans nos jours de lumière, où ne parviendrait-il point? Quel torrent de sensations nouvelles et de jouissances ne répandrait-il pas dans un public si bien préparé par le théâtre et le roman? Peut-être créerait-il une sculpture moderne, peut-être forcerait-il cet art à exprimer des passions! Du moins, Michel-Ange lui ferait-il exprimer des états de l'âme.» C'était la venue d'Auguste Rodin que Stendhal annonçait ainsi. Mais l'eût-il aimé, lui, qui n’aimait que Canova?