L'art et son double

Boris Chapuis
L'art brut a servi à qualifier des productions marginales et atypiques, mais douées de vie artistique. Si certains l'interprétèrent comme une sorte d'art primitif au cœur même de notre civilisation moderne, en tant qu'il subvertit l'art établi, notre attention se portera ici à rendre compte de son caractère de situation-limite de la production esthétique, sa démarche visant en effet à s'arracher à tout principe d'individuation et à toute norme extérieure. Étranger au mythe moderne de la rupture avec le passé, l'art brut nous rappelle que l'invention artistique en appelle à la plus haute mémoire, celle de l'immémorial, qui habite tout constitution d'un musée imaginaire nôtre.
Ramener l'art à l'objet d'art, c'est le voir par le petit bout de la lorgnette, manquer la vision du monde qui en est à la racine et qui l'excède 1. Car il manifeste une tendance profondément inscrite en l'humain, une conscience de la finitude qui fouille inlassablement le visible avec l'invisible. De fait, il peut même à notre époque émerger hors de tout discours sur l'art : Jean Dubuffet désignera en 1945 par art brut des expressions artistiques hors jeu social.

Un art en marge
Ni courant artistique, ni contestation réfléchie du type avant-garde ou contre-culture, c'est un phénomène souterrain de production artistique par des singularités en marge de toute actualité ou histoire de l'art. Même si ces irréguliers de l'art sont dits indemnes de culture artistique, ou plutôt d'un art officiel, ils n'en diffèrent pas moins cependant des peintres du dimanche : ce sont des étoiles filantes, porteuses d'une ivresse créatrice à l'état brut, nécessité vitale pour laquelle la recherche du geste importe plus que l'inscription d'une œuvre dans la durée. Ils ne cherchent pas seulement en effet à s'exprimer ou à se délivrer mais à fonder leur existence en créant.

L'activité plastique, à l'écart de ce que Michaux appelle l'imagination volontaire des professionnels, s'y déploie ici comme la dernière issue, formant un appel d'être (comme on dit un appel d'air). Cette praxis, qui souvent ignore même qu'elle s'appelle art, se démarque en cela de l'art naïf en rapport étroit avec les formes d'art consacrées, de l'art surréaliste trop intellectualisant (goût des procédés soi-disant automatiques) malgré ses sujets imprévus, de l'art primitif tributaire de codes collectifs ou encore de l'art-thérapie qui vise plus à rétablir le moi qu'à faire naître au monde de nouvelles formes. Outre-Atlantique, l'art outsider présente un sens assez voisin (quoique plus extensif).

Anywhere out of the world ?
Si l'art brut a attiré l'attention sur des œuvres, entre autres, d'aliénés, de prisonniers, de campagnards usineurs de rêve (par ex. le fameux facteur Cheval), de "médiums" et même d'enfants, c'est en tant que celles-ci, nées au départ d'expériences intimes, témoignent de quelque chose d'universel. Loin de flatter une bonne conscience sociale égolâtre, elles invitent bien plus à la reconnaissance de cet enthousiasme 2, de ce "délire inspiré" dont Platon faisait la marque des poètes. Elles provoquent notre pensée plus qu'elles ne la nourrissent. Il s'y joue comme une trace de l'espèce, une conscience de vivre dans un monde d'énigmes auquel le tact choisit de répondre en énigmes.

Ce serait pourtant méprise sur la part de provocation de Dubuffet que d'y voir, par-delà la réponse à une époque, le rêve d'un art vierge 3 ou autre mythe du bon sauvage (inexistant chez un Rousseau par ailleurs). L'exposition à corps perdus organisée l'été 2004 au Pavillon des Arts par l'association abcd choisit ainsi judicieusement de présenter en aires géographiques sa collection d'art brut, nous rappelant à cette occasion qu'il n'y a pas de création ex nihilo. Si ces monades nomades sont certes inclassables, leur sensibilité affirme bel et bien une culture propre, autodidacte, solitaire mais solidaire dans sa réélaboration d'un imaginaire collectif. L'innocence du devenir n'est pas celle du sentir...

Le dessaisissement de soi
Dans sa radicalité, cet art sauvage reprend les choses à la racine, c'est-à-dire à leur naissance. Si trouble il y a devant ces formes d'expression, c'est non tant comme point de vue face au réel que comme véritablement confrontation à l'altérité. Indifférentes au plaisir esthétique, ces fulgurances reviennent d'un fonds originel pour y retourner. C'est pourquoi nul n'a prise sur elles, rendant leur appréciation difficile aux habitués de support contemplatif. Ce qu'il faut chercher en elles, ce n'est point déchiffrement d'exorcisme mais plutôt l'univers poétique extrait de profundis, désireux de rétablir la continuité primordiale dont le monde réel, tel que nous le percevons, est la négation.

Patrouillant aux frontières de notre condition, dans une zone située en deçà des événements historiques comme de la vie privée, elles mettent à nu ce sentiment d'aliénation ressenti dans un monde où les êtres sont exilés d'eux-mêmes et auquel elles font contrepoids par un élan pour rejoindre un être total. La joie, sans prêter à exutoire, y est le seul alibi à créer 4. La fièvre productive qui les anime, appréhendant le monde au niveau de ce qu'il y a de plus élémentaire, fait éclater les oppositions entre normal et pathologique, entre forme et matière voire entre humain et inhumain. Et pourtant il n'est point d'expérience pure : la non-compréhension intelligente du monde ne serait-elle pas que jeu insensé ?

Il n'y a pas d'art de fous
Le poncif de la folie comme ressort de la créativité reste a contrario gageure. La question de la folie, tranche Dubuffet en 1967, n'a d'autre critère que le social. Même si celle-ci a des déterminismes sociaux (et en ce sens on peut écrire une Histoire de la folie), devrions-nous pour autant négliger des déterminismes intérieurs bien plus redoutables ? Or la création artistique, arrachée de haute lutte contre cette part d'Ombre, ne lui doit rien 5 ! Non seulement créer est incompatible avec tout état grave, mais en cet acte de liberté la contrainte n'est pas subie mais librement fixée et réinvestie voire transfigurée. Parler d'art psychopathologique est par conséquent un non-sens.

Le mythe du génie incompris, avatar de l'opposition romantique entre Moi et Société, exprime paradoxalement bien ce déni du faire artistique. Il faut en finir avec ce stéréotype de l'artiste maudit : même les dernières toiles de Van Gogh vibrent par toute leur texture de la lutte vertigineuse de la santé sur la maladie, du courage sur la misère tant sociale que morale. Vincent était un voyant, non un dément, pour qui la peinture n'était qu'un moyen, comme l'apostolat dans le Borinage, d'unir à un amour charnel du monde une ardente et universelle inquiétude qui ne pouvait se satisfaire de cette réalité positive. A la conscience labyrinthique l'œuvre d'art se donne comme le fil d'Ariane de l'Être.

Une ascétique de l'invention
Puiser l'inspiration de l'intérieur ne se ramène pas à un solipsisme. La solitude artistique n'est en rien la solitude de l'isolement 6. Elle ne fait pas retour mais recours à une intériorité pour rejouer le rapport au monde et défricher ses potentialités inexploitées. Aux antipodes de la belle-âme, elle se salit les mains, se blesse dans l'affrontement de la matière, point par rêve d'action compensatrice mais pour donner réalité et nécessité à une substance nouvelle. La forme, en rien perfection immobile, est plus que jamais lieu de passage pour la pensée. De cette zone éclairée, délimitée et rassurante, désignée comme seul monde réel, elle fait jaillir de multiples mondes parallèles et par là états d'être.

Ainsi de toutes pièces de bric-à-brac (fils, diodes, ferraille) sort une ville grouillante d'activité. Surprenante rêverie de la matière ! En ce rapport inédit se dévoile une pensée qui pénètre, à l'instar d'un œil de faucon, distingue des détails, des nuances qui en général nous échappent. Au lieu de vastes panoramas, elle nous présente la transformation d'objets ténus, et par là même étranges, en un infiniment petit : cette déterritorialisation ouvre à un éloignement dans l'espace du dedans. Notre regard de Gulliver passe du géant au relatif de notre être urbain. L'ascétique de l'invention, autant dans les sujets que dans l'usage des matières, remontant ses propres pistes, délivre le hasard.

L'amour du lointain
À la frontière du dedans et du dehors, cette pratique immanente est gage d'une aura différente. Elle renoue comme l'artisan avec l'acte immémorial qui relie les êtres. C'est pourquoi la surnature qu'elle quête est pleinement charnelle. La complétude qui se refuse est son ailleurs indéfiniment recherché : réalité insaisissable que celle du primordial ! La primauté de l'intériorité la porte au seuil de l'inconnu mais elle s'y arrête, interdite, parcourant le creux de ce vide. Humble, leur cœur rayonnant n'a pas ce refus moderniste de la transcendance tel Breton qui, confondant psychique et spirituel, revendiquait pour l'artiste la conquête du Point suprême où le monde serait perçu dans son unité et sa vérité.

C'est en cela que leur univers artistique, même prolifique, montre étonnamment la constance d'un projet. Sa structuration, seul trait commun a posteriori à tous, renvoie à un éros cosmogonique : ce qui dans l'âme prend forme, voilà bien ce qu'est l'impulsion créative. Si Prinzhorn, psychiatre émule de Klages, défendit le désir producteur d'images inaliénable à tout concept 7, son étude ne doit pas occulter qu'il n'est d'éros fécond qu'œuvrant parmi les hommes: le mystère de l'acte créateur ne se sépare pas de la haute responsabilité de l'artiste comme Médiateur. En profondeur tout est loi prévient Rilke. L'inconnu se figerait en Néant pris pour Absolu sans cette patience d'œuvrer.

L'imagination comme contre-pouvoir
Bien plus que d'avoir élargi le concept traditionnel d'art, Dubuffet n'a eu de cesse d'ausculter les raisons politico-sociales de l'occultation de cette "geste". Si réconcilier l'art et la vie ne va certes pas sans une démystification des conventions qui dépossèdent les masses de leur responsabilité et de leur initiative, il s'agit moins pour lui de critiquer le connu que de s'attacher à sonder l'inconnu des pensées. Son discours subversif ne tombe jamais, pour qui sait l'écouter, dans une réduction idéologique du marché de l'art ou du musée. L'art n'a certes pas pour finalité de plaire mais il y a plus à craindre de la servitude volontaire de l'imagination aux idoles et autre veau d'or.

En finir avec un fétichisme du chef-d'œuvre, et par là de la marchandise, c'est moins fustiger les mimétismes de l'art culturel qu'attitude face au monde. La question n'est pas tant être ou ne pas être artiste que de constituer un pôle inversé au phénomène centralisateur de l'État et de la culture dominante, toute création véritable prenant la forme de "prolifération horizontale » 8. Son esthétique anarchiste, nourrie de Sorel, est inséparable d'une éthique : moins nihiliste que pluraliste, elle défend un ordre différentiel au sein de la cité. Son malin génie de la mise en doute renouvelle notre attention aux pratiques, cœur d'un penser et vivre autrement. Pour lui, c'est en créant qu'on se crée aussi.

Faire œuvre ouverte
A l'écart de tout esprit d'école ou de chapelle, l'art brut, dont la docte ignorance accompagne une discipline de l'œil et de la main, éveille plus qu'il n'enseigne. L'épigraphe du Gai Savoir 9 en serait la plus belle exergue. Ce que nous transmettent les artistes "bruts", c'est avant tout la ferveur intempestive comme invention du quotidien : la fin d'une recherche, le début d'une aventure. Traquant la primitivité du monde qui instaure un silence originaire, celle-ci nous met face à face avec l'impensé en nous et autour de nous. Peut-être l'objet d'art (constitué au XVIIIe siècle autour d'un beau individuel) même disparaîtra "comme à la limite de la mer un visage de sable"(Foucault)…

Cet art incognito n'en a pas moins fait écho dans l'art contemporain quant à la relation entre public et œuvre (intégrée aux modes d'activation de l'artisticité). Le sculpteur Jean Tinguely, un des initiateurs du Nouveau Réalisme, va à la rencontre de l'agora, Hervé Di Rosa défend avec sa boutique de l'Art modeste un accès non savant aux œuvres ou encore l'Atelier Van Lieshout, corporation d'artistes à Rotterdam, innerve le tissu urbain de ses travaux. Anticiper, telle est la ligne de front de l'activité artistique : l'exercice du simulacre, frayant vers d'autres champs qu'esthétiques, n'est-il pas, depuis cette séparation entre art et peuple à la Renaissance, secret tourment de traditions réinventées ?


Notes
1. cf. Humain, trop humain, II, §174, Nietzsche. La psychologie des styles chez Wilhelm Worringer retiendra, dans cette veine critique, la différence d'intention de chaque art.
2. "Le vrai art il est toujours là où on ne l'attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L'art il déteste être reconnu." J. Dubuffet, L'homme du commun à l'ouvrage, Folio/Gal, 1973, p. 5.
3. Picasso se moquait bien lui aussi de toute idéalisation du "primitif"(en soi ou ailleurs) et c'est par orgueil intellectuel qu'il s'est tourné dès 1907 vers l'art nègre, assez exaspéré d'un mal du siècle pour s'en jouer avec des forces obscures qui hantent l'imaginaire jusqu'à l'angoisse.
4. "Tous les philosophes [...] se sont trompés sur l'art, lequel ne requiert simplement peut-être qu'un tour d'artisan secondé d'une position sous une certaine étoile." Charles-Albert Cingria in Erudition et liberté, l'univers de C.-A. Cingria, actes du colloque de l'Université de Lausanne, (div. aut.), coll. Les cahiers de la nrf, Gallimard, 2 000, p. 31.
5. "C'est que l'art se fait dans le monde des formes et non dans la région indéterminée des instincts" : H. Focillon, Vie des formes, suivi de Éloge de la main, PUF, 1943, p. 88.
6. "Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas ; accusez-vous vous-mêmes de n'être pas assez poète pour en appeler à vous les richesses." R.-M. Rilke, Lettres à un jeune poète, tr. de Launay, Poésie/Gal., 1993, p. 30.
7. Expressions de la folie : dessins, peintures, sculptures d'asiles, (1er éd. : 1923), Hans Prinzhorn (tr. Marielène Weber), Gallimard, coll. Connaissance de l'inconscient, 1984, 409 p.
8. Nous pouvons rapprocher cette invite de ce qu'entend Deleuze par sa métaphore botanique du rhizome (entrelacs des filaments racinaires de champignons). Pour lui, jeter des passerelles et dynamiter les sérialités des fantasmagories marchandes ne font qu'un. Ainsi, évoquant le cinéma, art des masses, il rappelle le sens du métier qui fait sa noblesse : "une image ne vaut que par les pensées qu'elle crée" (reprint in Libération, 06/11/95).
9. "Ma propre demeure il me sied d'habiter, / Pas un en rien je n'ai jamais imité / Et me ris bien de tout seigneur / Qui rire de lui n'ait à cœur. / (Inscription au-dessus de ma porte d'entrée)."

Documentation
Entretien avec Michel Thévoz in Les raisons de la folie, une enquête de Radio Suisse Normande, dir. J. Adout, Champs-Flammarion, 1979, p. 346-358.

L'Art outsider, Art brut et création hors normes au XXe siècle, Colin Rhodes (tr. B. Hoepffner), éd. Thames & Hudson, coll. L'univers de l'art, 2001, 224 p.

Liens
Le site d'Art Brut de Lausanne : http://www.artbrut.ch/

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