Velazquez portraitiste
Mais jusque chez celui-là même qui paraît s'être le plus effacé pour ne laisser paraître que ses modèles, chez Holbein, dont la sincérité, il faut le reconnaître, égale celle de Velazquez, quelles différences profondes entre leur manière de pratiquer cet art difficile, et, avec des qualités communes, combien de traits distinctifs. Tandis que le premier; avec son esprit d'analyse méticuleuse, multiplie les particularités, accumule les détails physionomiques, les relie entre eux sans perdre jamais de vue l'ensemble, mais sans insister sur aucun, comme si, indifférent à force d'impartialité, il n'avait d'autre souci que de vous mettre en présence de son modèle, en vous laissant le soin de dégager vous-même l'idée qu'il en faut avoir, Velazquez, an contraire, plus expansif et plus ouvert, procède par grandes masses, avec des allures plus directes. Ne se montrant pas lui-même plus que ne fait Holbein, il a pour la réalité des regards plus émus, je ne sais quelle sympathie plus cordiale qui se communique à vous comme par un besoin de sa nature affectueuse. Lui en accorde-t-on le loisir, il pourra, sans dévier, sans faiblir, pousser son œuvre jusqu'à l'extrême fini, et les détails, toujours significatifs, viendront spontanément, en quelque sorte, ajouter à la réalité et définir plus complètement l'unité morale du personnage. Mais, sans prétendre établir des préséances entre des talents également originaux et parfaits, peut-être convient-il de faire observer que si, à l'exemple d'Holbein, Velazquez a su mettre dans leur vrai milieu ses figures, préciser à peu de frais leur condition, leurs habitudes, il s'est, comme peintre, posé des problèmes plus compliqués et qu'aucun de ses devanciers n'avait abordés jusque-là. Non content de placer, ainsi qu'ils l'avaient fait, ses modèles dans des intérieurs clos, il nous les montre aussi en plein air, dans la contrée où ils ont vécu. Avant lui, reprenant sur ce point les traditions des primitifs, Titien, Rubens et Van Dyck avaient introduit, comme eux, dans leurs portraits, des fonds de paysage, mais avec un parti pris évident de tonalités foncées et de colorations arbitraires, repoussoirs commodes destinés à faire valoir les figures et à leur laisser toute leur importance. C'était là une convention à laquelle, avec sa sincérité entière, Velazquez ne pouvait se prêter. Ses fonds sont vrais; les valeurs comme les nuances y sont exactement reproduites, et non seulement ils ne nuisent pas, mais ils servent à ses portraits en leur donnant quelque chose à la fois de plus franc et de plus délicat dans la tonalité des carnations, dans les contrastes qu'elles offrent avec les gris bleuâtres et les verts légers sur lesquels elles se détachent. La silhouette de ces portraits est ainsi plus arrêtée et plus pittoresque, leur dessin plus animé, moins rigide, moins strictement suivi, et cependant plus exact, « ondoyant et divers » comme la nature elle-même, qui ne se présente jamais à nous limitée et enfermée dans des contours abstraits, mais enveloppée par l'air qui circule librement autour des objets. En buste, en pied ou à cheval, dans leurs costumes d'apparat ou leurs vêtemens familiers, souverains et princes du sang, généraux et hommes d'État, ecclésiastiques, lettrés, gens du peuple ou bohèmes, tous les clients du peintre nous apparaissent ainsi dans le décor même où ils se meuvent, au milieu de leurs occupations ou de leurs divcrtissemens, à la cour, à l'atelier, dans la campagne.
Chacun de ces portraits est ainsi devenu un tableau. De même, chacun des tableaux de Velazquez est fait d'une réunion de portraits, non pas assemblés au hasard et avec des modèles de rencontre, mais avec tes types les plus caractéristiques, les mieux choisis pour mettre en pleine lumière les épisodes qu'il s'est proposé de retracer et pour leur donner toute leur signification. De ces portraits en action il a composé ses œuvres les plus expressives, usant avec une mesure parfaite de ce procédé de la répétition qui, bien compris et discrètement pratiqué, mérite de tenir une si grande place dans la littérature et dans tous les arts. N'est-ce pas lui, en effet, qui permet de donner à l'expression d'une idée toute sa plénitude, en nous présentant à la fois les acceptions diverses qu'elle peut offrir, avec les contrastes ou les analogies qui en accusent plus nettement le relief, avec les accents qui en font le mieux ressortir l'intention? Dans cette façon de relier ou d'opposer entre eux les divers éléments mis en oeuvre, il y a comme une force secrète de persuasion, puisque la réalité s'ajoute ici à l'intelligence pour rendre l'impression plus saisissante.
C'est dans la valeur de chacun de ces éléments aussi bien que dans la signification qu'ils tirent d'un ensemble ainsi conçu que Velazquez a manifesté la singulière puissance et la nouveauté de son art. On n'a pas assez remarqué, en effet, que le premier il a inauguré bien des genres et les a d'emblée portés à leur perfection. En nous montrant, ainsi qu'il l'a fait dans les Lances, les soldats et les grands capitaines de l'Espagne, en choisissant pour les rapprocher un des actes mémorables de leur vie militaire, comme pour faire mieux ressortir la courtoisie chevaleresque du plus illustre d'entre eux envers son ennemi vaincu, en renonçant à l'appareil rebattu des allégories et des figures mythologiques, pour tirer de la seule réalité toutes les ressources que contenait son sujet, n'a-t-il pas donné du tableau purement historique un modèle qui depuis lors n'a jamais été égalé? Quel document plus exact, plus irrécusable, plus condensé et, comme on dit, plus suggestif, trouverions-nous dans les mémoires du temps que le tableau des Meninas, pour nous faire pénétrer dans cette cour d'Espagne si fermée, si pointilleuse et si vaine, pour nous dévoiler la vie familière de ce souverain désœuvré et la honteuse promiscuité des avortons et des fous dont il s'entoure pour tromper le long ennui de ses journées! C'est aussi de l'histoire, et pas seulement celle de la cour, que nous rappellent ces Chasses royales où, dans le cadre d'un paysage franchement espagnol, nous voyons rassemblées toutes les classes de la, population, avec le riche bariolage des costumes, le caractère franchement local des physionomies, tout le pêle-mêle si habillement ordonné de cette foule accourue pour une de ces tueries sauvages qui de tout temps ont été et, qui restent encore aujourdhui le fond des divertissemens de cet étrange pays. Et dans les Fileuses encore, n'est-ce pas une autre face également caractéristique de la vie espagnole qui' s'offre à nous dans cet intérieur pittoresque, avec ces belles filles du peuple et ces grandes dames élégantes, avec ces opérations diverses d'une industrie nationale, égayées et comme transfigurées par la lumière radieuse qui se joue parmi ces riches étoffes ou parmi ces loques superbes dont sont vêtues les travailleuses? Que de sujets d'observation, que de renseignements instructifs sur les mœurs, les allures et les types d'une époque et d'une contrée! quelles images charmantes, aussi vraies que poétiques ! À le bien prendre enfin, même en dehors de l'intérêt que nous y trouvons, la valeur d'exécution de pareils ouvrages ne suffirait-elle pas à leur gloire?
Toutes ces nouveautés, Velazquez les a créées sans se poser en révolutionnaire, sans même croire qu'il est un inventeur, se bornant peindre de son mieux les choses qu'il avait sous les yeux, rajeunissant, à force d'intelligence et de talent un art qu'on pouvait croire épuisé. S'il a pu ainsi étendre ses ressources, ce n'est pas en franchissant les limites de son domaine, mais en s'y enfermant plus scrupuleusement, en aimant mieux la nature et en nous révélant, par des ouvrages excellents, ce qu'elle possède encore de trésors pour ceux qui savent la bien voir et en exprimer la beauté: jamais la perfection n'a été si aimable, ni si ingénue; jamais son langage n'a été si accessible à tous, attrayant pour les ignorants, plus admirable encore pour ceux qui savent. Voilà un grand esprit sans morgue et un grand talent qui semble s'effacer. Comme sans y penser, il reste noble en étant vrai, et c'est quand il est le plus simple qu'il fait le mieux paraître sa grandeur. En tout, il se révèle à nous avec cette distinction native qu'avaient encore accrue chez lui la loyauté et la bonne conduite de la vie. À celui qui, ayant déjà goûté les plus hautes délectations de l'art, n'a pas encore pu connaître l'ensemble de son œuvre, il réserve à Madrid la rare surprise des admirations les plus vives, et l'étude de sa vie comme celle de son art s'accordent pour fixer en nous l'impression qu'il convient de garder de lui, celle d'un gentilhomme et d'un peintre accomplis.