La ruine du Musée de Naples

Émile Bernard
Comment l'incompétence et l'indifférence peuvent mener aux pires carnages... On aurait cependant tort de n'y voir qu'un fait divers ne concernant que le début du XXe siècle. De nos jours encore, la bêtise bureaucratique et le culte de la dernière trouvaille à la mode font bien des dégâts...
M. Émile Bernard, actuellement en Italie, nous adresse la lettre suivante :

« Je viens apporter au Mercure, sur la requête d’un groupe d’artistes (1) et comme contribution à ce que je disais dans ma note sur la destruction des chefs-d’œuvre par les conservateurs, les faits suivants dont Naples est le théâtre. Depuis deux ans environ, le musée de cette ville, sous l’administration de M. Ettore Païs, professeur (2) d’histoire ancienne à l’université – retenez le nom de cet assassin de tableaux et de statues – est dans un état de ruine désespérant. Les tableaux, par les bons soins de son adjoint Adolfo Venturi, ont passé par toutes les phases nécessaires à leur anéantissement : mis dans des salles humides, sans lumière et sans ventilation, ils ont été successivement lavés, vernis avec des poix et des bitumes, coupés pour entrer dans des cadres prétendus de leur époque ; car il paraît que M. Adolfo Venturi voulait surtout se faire remarquer par cette réforme avantageuse ; toute son attention se portait donc sur les cadres au détriment des tableaux, et il faisait retailler ceux-ci (les tableaux ou les cadres) afin de parvenir à son but : c’est ainsi que l’on trouve des têtes coupées au ras du front dans quelques œuvres du musée et, ce qui est pire, des portraits.

Une femme du Parmesan et un saint Michel de l’école flamande deviennent très remarquables par cette particularité. Ajoutez à cela que, à force d’être remués, les tables-plinthes sont fendues aux jointures de leurs planches, remplies de coups, et que les toiles sont détendues et gonflées comme si le vent soufflait à leur envers. Des œuvres de tout premier ordre, de Raphaël, Titien, Ribéra, ont été traitées de la sorte ; et cette négligence indique suffisamment que celui qui la pratiquait était un incompétent dans la matière de l’art. Une indignation profonde s’est produite parmi les étrangers qui ont vu l’état de cette belle collection et dans tous les milieux intelligents d’Italie : mais on ne pourra point réparer un mal irréparable. Actuellement, après un très long temps de fermeture, la Pinacothèque vient de rouvrir une vingtaine de salles ; elles sont aussi mal éclairées que possible, humides, froides et arrangées de déplorable manière ; on y peut constater tous les dégâts produits par l’ignorance de M. Adolfo Venturi, ils s’y étalent sur un fond de soie verte qui coûte soixante mille francs.

La manie du professeur Ettore Païs consistait à aller au rebours de tout ce qu’il avait trouvé établi lors de son avènement au pouvoir. Chargé de Pompéi, il s’est empressé de mettre l’entrée où se trouvait la sortie, et la sortie où se trouvait l’entrée. Au Musée de Naples, il s’est occupé de la sculpture antique, comme l’y autorisait sans nul doute son titre de professeur d’histoire ancienne ; il a tout reclassé à neuf, et pour ce il a fait déplacer des groupes fort lourds qui ont subi des cassures et des fentes ; ainsi ce que le temps avait respecté, il l’a détruit. Une admirable Minerve que les ruines de Pompéi ou d’Herculanum nous avaient livré intacte a été brisée, privée d’une partie de ses rythmiques draperies ; d’autres ont subi diverses avaries, doigts, mains cassés, etc….

Cet admirable classement archéologique, outre l’estimation de la ruine qu’il a coûtée, s’est élevé à cent mille francs, qui auraient pu être employés à une meilleure fin. Actuellement, le musée est sans directeur, livré à l’à-vau-l’eau de l’administration et à l’indifférence du public, bien plus occupé des beaux boulevards modernes qu’on perce en renversant la vieille Naples si étrange et si pittoresque : les éminents personnages dont j’ai parlé ont démissionné, ayant achevé leur œuvre.

Tout ceci démontre encore une fois le danger des pouvoirs absolus donnés aux conservateurs ; et notez que ceci se passe en Italie, un pays où il existe encore une convention de respect pour les chefs-d’œuvre. Les jours ne sont peut-être pas lointains où, en France, les anti-chrétiens devenant conservateurs, nous aurons la persécution religieuse des musées, alors la plupart des sujets saints des musées seront mis dans les caves. Nicolas Poussin n’était guère rassurant en ce qui concerne le goût des Français pour l’art, et surtout leur goût de la conservation. Voici ses propres paroles : « La négligence et le trop peu d’amour que ceux de notre nation ont pour les belles choses sont si grands qu’à peine sont-elles faites on n’en tient plus compte, mais, au contraire, on prend souvent plaisir à les détruire. »

C’est pourquoi il est vraiment urgent que les peintres songent à élire eux-mêmes des commissions d’art, chargées par eux du contrôle de la conservation des œuvres des maîtres, qui forment leur patrimoine, et aussi décidant de l’administration des œuvres de l’art moderne en général.

Je pourrais citer beaucoup de faits analogues à ceux de Naples, dont j’ai été le témoin dans tous les musées. Mais je me contente de celui-ci, il est notoire (3).

L’intérêt de la nation est lié à celui de l’art, les chefs-d’œuvre sont pour elle un trésor de science et d’argent…

Sans doute l’automobilisme et la politique anti-cléricale séduiront plus le public français actuel que tout ce à quoi je le convie ici ; mais les artistes seraient-ils assez déchus pour y rester sourds ?


10 janvier 1905

Notes
(1) Ce sont les vaillants jeunes gens qui ont fondé le Giornale d’Arte et y ont combattu très vaillamment contre l’administration actuelle.
(2) En quoi ce titre autorise-t-il à être conservateur?
(3) Dans Lorely, Gérard de Nerval parle d’un conservateur qui corrigeait les tableaux de Rubens au musée d’Anvers. »

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