Portrait de Suarès
Si j'abandonnais brusquement ce que j'ai une fois aimé, c'est que je ne serais pas capable de voir clair dans mon coeur, ou que mon coeur ne serait pas franc. Etre inconstants serait pour nous un vice radical, atteignant les sources mêmes de notre être : la pensée ; il prouverait que nous ne pouvons être nous. - Mais pour un homme du Midi, l'amour étant sa fin en soi, étant tout, qu'importe que l'objet change ? Il ne changera pas au fond, lui.
Voilà ce que je suis arrivé à sentir, assez tard, chez mon ami Suarès. Il a cessé d'aimer bien des hommes et des choses, depuis que je le connais : Meyerbeer, Mendelssohn, Flaubert, Shakespeare, César Borgia, etc., tant d'autres, morts ou vivants. Peut-être cessera-t-il de m'aimer, un jour. Mais il aimera toujours, avec la même intensité et la même conviction, celui-ci, celui-là, qu'importe ? Le temps passe. Sans remords, avec le plus parfait oubli, il ne sait plus aujourd'hui ce qu'il a aimé hier ; il nie qu'il l'ait aimé ; il peut aimer le contraire. Qu'importe ? Il aime, il est sincère. Tant pis pour nous, peut-être, qui sommes aimés par lui ! Mais tant mieux pour lui ! Pour l'instant, César Borgia s'est fait ascète, mais ascète à la façon de saint Antoine. Son renoncement est passionné, furieux, comme il y a un an, son sensualisme de la Renaissance. Borgia est devenu Tolstoï. Non seulement il ne parlerait plus de la suppression d'un homme, comme d'un accident utile ; non seulement il ne tuerait plus le mandarin, afin d'en hériter ; mais il ne mange plus de viande, parce que le boeuf et le mouton sont ses frères. Un moment, - quelques jours, - il a été sur le point de ne plus manger du tout. Il méridionalise la religion du prophète de Toula.
Je ne cache pas que cela m'a souvent agacé ; cela m'agace encore : il y a toujours une pointe de pose dans son outrance de tous les sentiments, quels qu'ils soient ; et cette pointe, quand elle me pique, je suis nécessairement enclin à en exagérer
l'importance. - Je devrais être plus raisonnable, en ma qualité d'homme du Nord. Pourquoi vouloir que ce qui est et doit être ne soit pas ? Suarès est ainsi. Voyons la beauté de sa nature et acceptons-en la rançon inévitable. N'eût-il que cette supériorité : avoir une conviction absolue, quoi qu'il sente, quoi qu'il aime, - c’est une grande force.
Il ne discute pas. Quand il croit (ou veut croire), il commence par pratiquer, avant d'être sûr de sa foi. C'est l’action qui l'intéresse. . Moi, si j’ai passé des années d'angoisse à la recherche du mot de vie, c'était pour me connaître, et pour connaître Dieu. Suarès veut savoir ce qu'il doit faire, d'abord, tout de suite, parce qu'il a besoin d'agir. Je suis une raison passionnée. Lui, des sens intelligents. Et brûlants, tous les deux. Nous nous rencontrons à mi-chemin, dans la zone du feu.»