Les cinq E

René Dubos
Tiré d'une conférence à Princeton University, NJ - USA. Dixième anniversaire du Earth Day, 22 Avril, 1980.
Au début de ce siècle, John Muir et les membres fondateurs du Sierra Club s'opposaient à toute intervention humaine dans la nature, essentiellement en ce qui concernait tous les espaces où régnait la nature sauvage, dans toute sa splendeur. Leur idéal: la préservation de la nature, inviolée par une quelconque activité humaine. À la même époque, un environnementaliste professionnel Gifford Pinchot créa le mot «conservation», prenant ainsi position contre la préservation totale de la nature tel que l'entendait John Muir, et introduisant la notion de gestion scientifique pour le plus grand bien de l'humanité.

Des conceptions si différentes concernant les relations de l'homme avec la nature ont cohabité parmi les environnementalistes des années 60, mais ces différences ont été fortement atténuées par la force que représentait alors le mouvement de l'environnement. Les différentes conceptions apparurent au grand jour, cependant, à l'occasion de la cérémonie organisée à la Maison Blanche en 1980 pour la célébration de «the second environmental decade». Un des points forts de la cérémonie fût la proclamation, par le Président Carter, du changement de dénomination de l' «Alaska's Artic National Wildlife Range» en «William O. Douglas Artic Wildlife Range». Ce qui symbolisait l'implication du Juge Douglas dans la préservation et la glorification de la nature, tel que l'entendait John Muir. En comparaison, au cours de la même cérémonie, fût remis au Président Carter un prix pour «son comportement si avisé . . . . . . dans les multiples domaines de la protection de l'environnement, aussi bien sur un plan économique, géographique, politique et technologique» selon la croyance de Pinchot dans un entretien scientifique de la nature.

Il règne réellement des conceptions très différentes dans la maison du mouvement de l’environnement.

Nous venons juste de célébrer le 10ième anniversaire du premier «Earth Day», ce manifeste de l'environnement, chargé d'émotion, qui était intervenu en avril 1970. Avec un recul de 10 années d'expérience, nous avons toujours l'illusion que nous sommes désormais à même de formuler une politique de l'environnement saine et compréhensive. D'un côté nous sommes persuadés que nous devons préserver la nature à l'état sauvage chaque fois que ceci s'avèrera possible et la protéger de tout emprise humaine. Mais nous réalisons, sur un autre plan, que nous devons adapter les lieux représentant de loin la plus grande partie de la surface de la terre - où les êtres humains se sont installés et qu'ils ont transformés pour répondre à leurs besoins. Ainsi devrions-nous réduire au minimum toutes formes de pollution et de dégradation de l’environnement; nous devrions créer des sources d'énergie sûres et reproductibles; nous devrions nous opposer aux services du Génie et aux services des différentes autres administrations lorsque leurs activités tendent à endommager ou à détruire des écosystèmes naturels essentiels. En prenant en considération les espaces terrestres ou lacustres, à la lumière des principes écologiques, nous sommes persuadés qu'il est possible de conserver notre planète à un niveau élevé et de la sorte la rendre meilleure pour l'humanité.

Nous sommes devenus si convaincus, en réalité, qu'une bonne politique de l'environnement se fonde sur les principes scientifiques de l'écologie que nous en sommes arrivés à employer de façon courante l'expression «mouvement écologique» pour définir le mouvement moderne de l'environnement, comme si l'adjectif «écologique» nous assurait d'un environnement satisfaisant pour la vie des individus. La réalité, cependant, consiste en le fait que la plupart des formes de vie des individus suggère un conflit fondamental avec les écosystèmes naturels et par voie de conséquence avec les enseignements de l'écologie orthodoxe.

Observons, par exemple, avec quel orgueil un propriétaire considère la pelouse qu'il entretient devant sa maison, que ce soit un pavillon ou une grande propriété. Il considère sa pelouse comme un reposant et magnifique «endroit naturel»; mais en réalité ce n'est qu'une monstruosité sous le regard de l'écologie scientifique. A peu près partout, et essentiellement dans les zones tempérées, la création et l'entretien d'une pelouse exigent une dépense considérable d'énergie et de différents moyens pour se débarrasser et empêcher de pousser graines, buissons et arbres qui repousseraient naturellement et grandiraient dès que la pelouse ne serait plus entretenue.

Un jardin d'agrément ou un jardin potager ne sont également que des aberrations de l'environnement. La plupart des espèces qui y sont cultivées ne pourraient survivre longtemps dans une nature à l'abandon. Et lorsqu'elles ont été plantées dans ces jardins, de surcroît, elles ne se développent que si, de façon permanente, elles sont protégées des insectes, des mulots et de toutes autres espèces d'animaux, ainsi que des éléments naturels qui peuvent les détruire ou entraver leur croissance.

Tout aussi paradoxal que cela puisse paraître, les travaux d'un fermier imposent également une lutte contre la nature. De façon objective toute ferme a été créée à partir de la nature à l'état sauvage, avec une grande dépense d'énergie - déforester, assécher les marais, irriguer les parties désertiques, et détruire toutes formes de vie animale et toutes espèces de plantes qui s'y trouvaient à l'origine. La réussite des moissons et des pâturages et l'entretien de l'ensemble de la ferme exigent un combat incessant contre la faune et la flore d'origine qui, immédiatement, reprendraient le dessus si elles n'étaient pas combattues - souvent par des solutions radicales. Une exploitation agricole florissante, de même qu'un jardin réussi sont ainsi incompatibles avec un équilibre écologique, qui existerait alors dans des conditions naturelles. En réalité, de telles réussites imposent la destruction des écosystèmes naturels.

Dans les zones arctiques et tropicales, les massifs forestiers et les grandes étendues d'eau se sont trouvés moins affectés par la présence humaine que ceux se trouvant dans les zones tempérées, mais l'activité humaine se développe à un tel point, que toutes les surfaces de la terre subissent de profonds changements qui les transforment considérablement par rapport à ce qu'elles étaient dans leur état sauvage naturel. Des exemples infinis pourraient être cités pour l'illustrer; partout où les hommes se sont installés, leurs activités ont généré des situations qui ne correspondent nullement à ce que nous enseigne l'écologie académique. Il m'apparaît plus utile, cependant, de reprendre brièvement comment on peut retrouver la trace telles situations depuis l'origine de l'espèce humaine.

La présence humaine a eu une telle immense influence sur la plupart des écosystèmes que la perpétuation de la vie humaine impose, en réalité, une humanisation de la terre. Il y a beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre toutes les subtilités des relations qui lient l'humanité à la terre, mais nous pouvons au moins commencer à les analyser à travers plusieurs catégories. Je définirai ces catégories par cinq mots rangés de façon alphabétique, mais tous commençant par la lettre E écologie, économie, énergie, esthétique et éthique. Cet arrangement arbitraire établira l'aspect superficiel de notre regard (tout au moins du mien) relatif à la place de l'homme sur la terre, regard qui inévitablement ne peut que rester superficiel jusqu'à ce que nous acquérions une compréhension profonde sur la place que tient la vie humaine dans l'ordre cosmique des choses. Plutôt que d'analyser de façon théorique les règles de l'écologie, de l'économie, de l'énergie, de l'esthétique et de l'éthique dans l'interrelation humanité/terre, je me contenterai de quelques exemples pour illustrer chacune de ces catégories dans des situations réelles.

La plupart des activités humaines ont pour conséquence l'altération des écosystèmes naturels, mais ces altérations ne doivent pas comporter un caractère destructif, et de multiples altérations ont réellement été fortement créatrices. Quelques-uns des plus productifs et des plus magnifiques écosystèmes sont désormais très différents, sur un plan biologique comme sur un plan visuel, de ce qu'ils étaient à l'origine dans leur état sauvage naturel. Ceci est ainsi illustré par la contemplation des remarquables paysages agricoles et des parcs d'Europe, d'Asie et de l'Amérique du Nord, qui pour la plupart résultent de la transformation de différentes forêts vierges.

Sur un autre plan, il apparaît comme un avantage évident, que les écosystèmes artificiels soient aussi compatibles que possible avec les caractères écologiques dominants existant dans les régions où ils seront créés. J'ai préalablement cité une monstruosité écologique. Une étude approfondie des pelouses nous apprendrait ainsi beaucoup de choses sur l'utilité d'une science écologique dans la philosophie de l'environnement et dans sa mise en pratique. Un jour les botanistes coopéreront avec les architectes paysagistes pour produire non seulement du gazon, mais aussi d'autres espèces de couches correspondant aux différents types de précipitations, de compositions des sols et à leur destination.

Puisque l'agriculture impose une lutte perpétuelle contre la nature, il faudrait pour envisager une réussite à long terme tenir compte des contraintes écologiques. À travers le monde, différents types de terres agricoles qui à l'origine ont été créés à partir de l'état sauvage naturel, sont restés productifs pendant des siècles et pour ne pas dire des millénaires parce que les fermiers ont su les exploiter avec une sagesse écologique - en d'autres termes, ils ont employé des méthodes agricoles qui écologiquement correspondaient aux conditions naturelles locales. Certaines méthodes d'exploitation contemporaines, cependant, se trouvent en forte contradiction avec cette ancienne sagesse écologique. Dans différentes parties du Texas et de l'Ouest américain, par exemple, on obtient de très hauts rendements en irriguant les terres semi-désertiques avec de l'eau souterraine (en de nombreux endroits de l'eau fossile provenant de la nappe phréatique d'Ogallala) que l'on doit pomper à grand coût. De telles réserves d'eau souterraine ont ainsi été épuisées, et puisque l'eau d'irrigation contamine le sol avec divers sels, lorsqu'elle s'évapore, ce type d'exploitation devra en finalité être abandonné, laissant derrière lui un héritage de terres dégradées.

Un raisonnement écologique est nécessaire pour se comporter intelligemment avec la nature, mais des considérations économiques interfèrent dans les choix écologiques - souvent amenant des résultats désastreux. La seule justification pour une exploitation si destructive et si coûteuse des terres et pour un tel assèchement de la nappe phréatique, tel que je l'ai déploré, est la possibilité d'atteindre de grands profits financiers dans un court laps de temps, sans aucune considération pour les conséquences futures.

L'économie est toujours une science morose, spécialement quand elle en arrive à faire l'évaluation de l'intervention humaine sur la nature. Ériger de très hautes cheminées est sans doute une façon peu coûteuse de disperser émanations et fumées et ainsi diminuer la pollution locale, mais ce moyen de maîtriser la pollution a pour conséquences la production de pluies acides qui sont destructives pour toute vie animale et végétale sur de très larges territoires, en général situés loin du point d'émission.

De nombreux aspects d'évaluation, de surcroît, doivent être introduits dans les considérations économiques du contrôle de la pollution et de la restauration de l'environnement. Limiter la maîtrise jusqu'à une élimination de 90% des polluants représente couramment une opération peu coûteuse apportant une amélioration notoire de l'environnement. Mais comme les critères sur l'environnement deviennent plus précis, cependant, le contrôle de la pollution devient de plus en plus difficile et coûteux tandis que l'accroissement en effets bénéfiques devient de moins en moins évident.

Si la loi concernant les remises sur la diminution des taux de pollution venait à être appliquée à tous les aspects du contrôle de la pollution, il y a des catégories d'améliorations auxquelles il serait impossible de donner la moindre évaluation monétaire. Par exemple, exiger que la qualité de l'air de Manhattan permette de nouveau que les lichens poussent sur les enceintes et les troncs d'arbre de Central Park et que l'on puisse apercevoir la Voie Lactée par une nuit sans nuages, représenteraient-ils un critère d'évaluation déraisonnable?

Toutes les interrelations entre les êtres humains et la terre sont concernées par les niveaux de consommation d'énergie, et non seulement et même en priorité par ce coût. Un simple exemple suffira pour démontrer l'influence considérable que peut avoir ce niveau de consommation d'énergie sur notre vie et sur l'environnement.

Une maison isolée, totalement interdépendante, entourée par autant de terrain disponible qu'il s'avère possible, a constitué pendant très longtemps un des idéaux des Américains. Cet idéal correspondait, dans le passé, aux conditions économiques et culturelles lorsqu'il était possible disposer de terrains vastes et peu coûteux et lorsque la résidence familiale était indépendante - avec ses propres réserves en eau à partir d'un puits ou d'un cours d'eau, son propre approvisionnement en combustible à partir de la réserve de bois, ses propres approvisionnements en nourriture provenant du jardin, des animaux domestiques ou sauvages et peu de problèmes en ce qui concernait détritus et ordures ménagères. De nos jours, une telle demeure est devenue totalement dépendante des services publics: pour l'électricité, le téléphone, l'eau et l'enlèvement des ordures ménagères, mais également dépendante d'un apport extérieur d'énergie pour son chauffage, pour les transports, pour l'entretien des voies de communication, pour l'enlèvement de la neige et de façon tout à fait générale pour tout ce qui concerne une vie moderne agréable.

Dans notre monde moderne, ce mode de vie que représente la possession d'une maison individuelle totalement indépendante, impose de tels coûts «collectifs», essentiellement en ce qui concerne la main d’œuvre et l'énergie dépensées, que ceci devient une charge économique, intolérable pour la majorité des personnes et peut-être, inacceptable, socialement. Les considérations socioculturelles semblent cependant jouer en faveur d'un mode de lotissements résidentiels.

L'accroissement des coûts de l'énergie peut servir de catalyseur en vue d’une restructuration des installations humaines et spécialement pour l'établissement de lotissements résidentiels. Ceci constituerait des économies en consommation d'énergie, dans l'entretien des routes, dans les accès aux réseaux routiers, aux centres commerciaux et aux écoles; de plus ceci permettrait les activités culturelles et par voie de conséquence une vie sociale.

De nombreux architectes et planificateurs s'efforcent d'imaginer des modes d'habitat qui à la fois apporteraient les avantages inhérents aux lotissements et aussi le besoin d'intimité et d'espace associés à la maison individuelle. S'ils réussissent, ce type nouveau d'organisation amènera à l'édification d'espaces boisés, d'espaces verts, de terrains de jeux et de différents lieux adaptés à une vie sociale. Les espaces verts du village et la place publique ne seront pas recréés dans leur forme traditionnelle, mais une nouvelle conception de l'utilisation des terres et de l'innovation architecturale pourra favoriser la renaissance d'un esprit communautaire.

Le premier et le dernier chapitre du célèbre livre de Rachel Carson, Silent Spring, qui a fait prendre conscience au grand public du danger des pesticides, commence avec la description d'une ville imaginaire, autour de laquelle règnent des paysages de prairies, de champs et de collines couronnées de bois. Ces images proviennent des souvenirs que Rachel Carson a conservés de sa jeunesse dans l'Ouest de la Pennsylvanie, au début du siècle. Dans son livre, Rachel Carson décrit un environnement enchanteur dans lequel chaque forme de vie était:

en harmonie avec tout ce qui m’entourait . . . . . . La ville reposait au centre d'un échiquier de fermes prospères, avec des champs cultivés et des collines couvertes de vergers . . . . . . . La campagne était connue pour l'importance des oiseaux qui y résidaient . . . . . . Les cours d’eau couraient clairs et frais, des collines avoisinantes et contenaient des pièces d'eau où reposaient des truites. Il en était ainsi depuis les premiers jours, il y a de nombreuses années, lorsque les premiers colons avaient élevé leurs maisons, creusé leurs puits et construit leurs granges.

La campagne telle que se la représente Rachel Carson ne peut que forcément nous attirer. J'ai mentionné ceci non pour mettre en cause sa condamnation des pesticides mais pour illustrer que la plupart d'entre nous ont un idéal esthétique de la nature qui n’est en réalité qu'une création de l'esprit humain. Les paysages que Rachel Carson a connu dans sa jeunesse n'étaient pas la nature «naturelle»; ils émanaient de la nature primitive à l'état sauvage, deux ou trois siècles auparavant. Les colons de Pennsylvanie «n'avaient pas seulement élevé leurs maisons, creusé leurs puits et construit leurs granges». Afin de se créer des terres disponibles pour leurs fermes et leurs cités, ils avaient aussi abattu la plupart des forêts qui à l'origine couvraient l'ouest de la Pennsylvanie.

En fait les hommes ont créé, a partir de la nature à l'état sauvage, des environnements artificiels, partout où ils ont installé leurs maisons. Ces environnements «humanisés» nous sont devenus si familiers que nous avons tendance à en oublier leurs origines; nous les admirons, en l'acceptant avec une humeur et une rêverie insouciantes, sans songer que ces parties de la nature primitive qui ont dû être si profondément transformées ou détruites, l'ont été non seulement pour satisfaire nos exigences biologiques, mais aussi pour satisfaire nos aspirations esthétiques. Par chance, un arrangement de bois, de vastes pièces d'eau, et d'horizons sans fin, se trouvent être compatible avec de nombreux et divers modes d'expression culturelle. Celle-ci peut trouver son épanouissement dans les paysages français classiques, dans la façon plus romantique qu'ont les anglais d'arranger leurs terres, dans l'arrangement complexe et symbolique des parcs orientaux - et aussi dans les gigantesques arrangements de la nature dans les parcs nationaux américains.

Cela vaut la peine de mentionner, à ce stade, que nous commençons tout juste à nous faire une idée précise de ce que les gens trouvent réellement attractif dans les paysages. Des simulations entreprises auprès de différents groupes sociaux ont révélé une préférence quasi générale pour des paysages bien organisés, dans lesquels la «nature» a été apprivoisée pour ne pas dire disciplinée. La plupart d'entre nous n'aspirent plus à une réelle nature à l'état sauvage, mais à un état semi-sauvage qui confère un intérêt supplémentaire à ce que nous admirons.

En tous cas, sauf pour plusieurs territoires reconnus qui ont conservé leur vraie nature sauvage, quelques-uns des plus esthétiques arrangements de la nature sont trouvés, de nos jours, dans les fermes prospères et dans les grandes propriétés privées. Cependant, en raison des conditions économiques et sociales, les fermes peuvent à peine survivre au voisinage des environnements urbains et les grandes propriétés privées sont également appelées à disparaître - la finalité vraisemblable de ces constatations se traduisant par une dégradation réelle de l'environnement.

Des dispositions à long terme en vue de la conservation de l'esthétique de la nature autour des vastes environnements urbains doivent prendre en considération non seulement la condition actuelle des terres et leur utilisation, mais aussi le potentiel que représentent la nature du sol, la topographie, le climat, les ressources en eau, et ainsi de suite. De telles appréciations devraient suggérer de nouvelles orientations pour imaginer l'environnement qui serait compatible à la fois pour sa sauvegarde et le bien-être de l'humanité.

On peut imaginer de nombreuses possibilités pour aménager les terres encore disponibles autour des grands centres urbains - par exemple, leur permettre de retourner progressivement à un stade proche de l'état sauvage naturel; de créer des ceintures vertes; de créer des vastes parcs destinés au public; de construire des lotissements combinant à la fois une densité humaine importante et de larges espaces verts destinés au public; de réintroduire une production agricole, principalement en denrées périssables que sont légumes et fruits. Il est vraisemblable que nous en arriverons finalement à opter pour une combinaison de ces différents types d'arrangements, mais ceci ne pourra être accompli sans soulever des controverses de cohabitation à l'intérieur de zones à multiples fonctionnalités : ZAC, ZUP, .....

Les politiques de cohabitation dans ces zones ont eu pour objet, de façon générale, d'abolir toute forme de ségrégation socio-économique et de proximité. Vraisemblablement dans le futur, elles accroîtront intensément les considérations concernant l'écologie et la perception de l'environnement. Au lieu de ne prendre en compte que la ségrégation, la nouvelle philosophie d'une cohabitation concertée devrait tendre à créer des espaces à l'intérieur desquels les différentes catégories de fonctionnalités coexisteront de façon harmonieuse. Cette conception a été décrite de façon amusante par Nan Fairbrother dans les termes suivants: «une utilisation à usage unique d'un terrain crée rarement un environnement, de même que des tas séparés de beurre, de sucre et de farine ne constituent un gâteau; puisque, comme pour un gâteau, un environnement est un tout délicat créé par un habile malaxage et une cuisson convenable des constituants appropriés». D'une façon idéale, une telle cohabitation ne devrait pas être appréciée comme restrictive mais comme positive; son objectif étant d'incorporer les diverses manières d'utiliser les terrains qui se juxtaposeront de façon intéressante dans un environnement planifié.

Dans son dernier chapitre de The Land County Almanac, Aldo Léopold a formulé sa vision d'une «éthique de la terre», en affirmations qui sont vraisemblablement les expressions les plus célèbres et les plus citées de la sagesse écologique dans la littérature de l'environnement. «Nous devons nous arrêter de penser à une utilisation rationnelle de la terre comme uniquement un problème économique . . . . . . Une décision est bonne lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté du biotope. Elle est mauvaise lorsqu'il s'agit du contraire». Ces affirmations sont souvent interprétées pour signifier que Léopold était, d'une façon générale, opposé à toute transformation de la terre par toute activité humaine, mais je ne pense pas que ce soit une interprétation correcte de sa pensée. Nulle part dans ses écrits, il ne fait mention que des communautés biotiques naturelles doivent être considérées comme les plus souhaitables. En réalité, il a décrit différents écosystèmes dont il approuvait la constitution, même s'ils étaient la conséquence d'une intervention humaine accidentelle ou intentionnelle - par exemple les paysages d'herbe bleue conçus par l'homme dans le Kentucky ou les fermes européennes. Léopold affirmait définitivement que la terre est épanouie lorsqu'elle a «la capacité . . . . . . de s'auto-régénérer. Sa préservation vient de nos efforts à comprendre et à préserver cette capacité».

C'est en contribution à cette compréhension que j'ai introduit ces catégories des cinq «E» afin d'évaluer les différentes formes d'intervention humaine sur la nature. Si j'insiste sur interventions «humaines», c'est pour faire comprendre que les activités humaines représentent désormais les forces les plus puissantes et les plus polyvalentes intervenant aussi bien sur les écosystèmes naturels comme ceux provenant de l'intervention humaine.

Il y a désormais un accord général, en théorie - sinon en pratique, pour que le comportement de nos sociétés envers la terre soit basé sur une nouvelle forme d'éthique, enveloppant aussi bien la terre que les animaux et les plantes, et il y a de bonnes raisons de croire que cette nouvelle forme d'éthique a commencé à avoir pour conséquence une amélioration de l'environnement. Malheureusement, il y a un accord beaucoup moins prononcé sur les formes d'éthique de l'environnement, en ce qui concerne les droits des êtres humains par rapport à la terre. Ainsi en Suède, l'ensemble de la population peut accéder à tout moment de l'année aux espaces verts et aux espaces boisés et en réalité à tous espaces non construits. D'une façon similaire, dans plusieurs pays européens l'ensemble de la population a accès aux différents espaces du littoral. Quoique n'ayant pas la compétence pour exprimer une opinion sur la correspondance de ces exemples avec le droit privé aux États-Unis, je soupçonne que les gens de tous les groupes ethniques américains rejoindront bientôt les Suédois, en étant persuadés que les terres actuellement inhabitées et non utilisées seront accessibles pour le plus grand plaisir de la population.

L'expérience des parcs nationaux américains révèle, cependant, que leur mise à disposition du public peut se révéler dévastateur. Les problèmes les plus délicats sur un plan environnemental, selon moi, ne seront pas ceux relatifs à l'écologie, à l'économie, à l'énergie ou même à l'esthétique, mais ceux se rapportant à l'éthique: les droits et les devoirs de l'homme par rapport à la terre. D'une façon essentielle, nous avons tous les mêmes droits, mais en pratique nous ne pouvons jouir de ces droits qu'à la condition que nous maintenions la terre parfaitement saine. C'est, naturellement, un problème écologique mais sur lequel l'impact des forces naturelles doit être pris en compte à la lumière des besoins de l'homme, de ses activités, de ses goûts et de ses aspirations.

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