Article «Praxitèle» de L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert

Le Chevalier de Jaucourt
Extrait de l'article "Sculpteurs grecs" de L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, et signé par le chevalier de Jaucourt.
PRAXITÈLE fleurissait l'an du monde 3640, vers la 104e olympiade. Il semblait animer le marbre par son art. Tous ses ouvrages étaient d'une si grande beauté, qu'on ne savait auxquels donner la préférence ; il fallait être lui-même pour juger les différents degrés de perfection. La fameuse Phryné, aussi industrieuse que belle, ayant obtenu de Praxitèle la permission de choisir son plus bel ouvrage, se servit d'un stratagème pour le connaître : elle fit annoncer à ce célèbre artiste que le feu était à son atelier ; alors tout hors de lui-même, il s'écria : «je suis perdu si les flammes n'ont point épargné mon Satyre, et plus encore mon cupidon». Phryné sachant le secret de Praxitèle, le rassura de cette fausse alarme, et l'engagea dans la suite à lui donner le cupidon. Pouvait-il lui rien refuser ? Elle plaça ce cupidon à Thespis sa patrie, où longtemps après on allait encore le voir par curiosité. Quand Mummius enleva de Thespis plusieurs statues pour les envoyer à Rome, il respecta celle-ci parce qu'elle était consacrée à un dieu. Le cupidon de Verrès, dont parle Cicéron, était aussi de Praxitèle, mais il était différent de celui-ci.

Isabelle d'Este, grand-mère des ducs de Mantoue, possédait entre autres raretés la première et si fameuse statue de l'amour de Praxitèle. Cette princesse avait aussi dans son cabinet un admirable cupidon endormi fait d'un riche marbre de Spezzia. On fit voir à M. de Foix que la cour de France avait envoyé en Italie, et au président de Thou qui l'accompagnait, comme nous le lisons dans ces mémoires, cette statue de l'amour endormi, chef-d'œuvre de Michel-Ange, qu'on ne pouvait considérer qu'avec des transports d'admiration, et qui leur parut encore fort au-dessus de sa renommée ; mais lorsqu'on leur eut montré l'amour de Praxitèle, ils eurent honte en quelque sorte d'avoir tant vanté le premier cupidon, et ils manquèrent d'expressions pour louer le second. Ce monument antique, tel que nous le représentent tant d'ingénieuses épigrammes de l'Anthologie que la Grèce à l'envi fit autrefois à sa louange, était encore souillé de la terre d'où il avait été tiré.

On dit que Michel-Ange, par une sincérité digne du grand homme qu'il était, avait prié la comtesse Isabelle, après qu'il lui eut fait présent de son cupidon, de ne montrer aux curieux l'antique que le dernier, afin que les connaisseurs pussent juger en les voyant, de combien en ces sortes d'ouvrages les anciens sur les modernes.

On conçoit que Praxitèle enchanté comme il était de Phryné, ne manqua pas d'employer le travail de ses mains pour celle qui s'était rendu maîtresse de son cœur. C'est aussi ce qui arriva, selon le rapport d'Athénée, liv. III ; une des statues de cette fameuse courtisane de la main de Praxitèle, fut placée à Delphes même, entre celle d'Archidamus roi de Sparte, et de Philippe roi de Macédoine. Si les richesses et le désir de s'immortaliser par des faits éclatants sont des titres de pour trouver place entre les rois, Phryné le méritait ; car elle s'engageait à rebâtir Thèbes à ses dépens, pourvu, que l'on y mît seulement cette inscription : ALEXANDRE À DÉTRUIT THÈBES, ET PHRYNÉ L'A RÉTABLIE.

Les habitants de l'île de Cos avaient demandé une statue à Praxitèle : il en fit deux, dont il leur donna le choix pour le même prix. L'une était nue, l'autre voilée ; mais la première surpassait infiniment l'autre en beauté. Cependant ceux de Cos préférèrent la dernière, afin de ne point porter dans leurs temples une image si capable d'allumer des passions : Severum id ac pudicum arbitrantes.

Les Gnidiens furent moins attentifs aux scrupules des bonnes mœurs. Ils achèterent avec joie la Vénus nue, qui fit depuis la gloire de leur ville, où l'on allait exprès de fort loin pour voir cette statue, qu'on estimait l'ouvrage le plus achevé de Praxitèle. Nicomède roi de Bithynie, en faisait un tel cas, qu'il offrit aux habitants de Gnide, d'acquitter toutes leurs dettes qui étaient fort grandes, s'ils voulaient la lui céder ; mais ils crurent que ce serait se déshonorer, et même s'appauvrir, que de vendre à quelque prix que ce fût, une statue qu'ils regardaient comme un trésor unique. Pausanias a décrit plusieurs autres statues de ce grand maître. Quintilien et Cicéron, en peignant le caractère distinctif des divers statuaires de la Grèce, disent que celui de Praxitèle qui le rendait singulièrement recommandable, était le beau choix qu'il savait faire de la nature. Les grâces, ajoutent-ils, conduisaient son ciseau, et son génie donnait la vie à la matière.

Les Thespiens achetèrent 800 mines d'or une statue de Praxitèle, qui fut apportée à Rome par Jules César ; mais le plus considérable de ses ouvrages était la statue de Vénus, qui ouvrait à demi les lèvres, comme une personne qui sourit. La dureté du marbre ne faisait rien perdre aux traits délicats d'un si beau corps. Il y avait une marque à la cuisse de la déesse, dont Lucien a donné l'origine dans son dialogue des amours. Un jeune homme de grande naissance devint amoureux de la Vénus de Praxitèle : il lui adressait toutes ses offrandes ; enfin transporté du feu de sa passion, il se cacha la nuit dans le temple ; et le lendemain, dit Lucien, on découvrit cette marque, et l'on n'entendit plus parler du jeune homme.

Il sortit encore un autre amour du ciseau de Praxitèle pour la ville de Parium, colonie de la Propontide. Cette figure, dit Pline, est égale à sa Vénus, et produit les mêmes effets sur les sœurs d'Alchidas de Rhodes. Varron rapporte qu'on voyait à Rome, auprès du temple de la félicité, les neuf muses, une desquelles rendit amoureux un chevalier romain, nommé Junius Piscinius.

Les récits de cette nature se trouvent aussi quelquefois rapportés dans l'histoire de nos artistes modernes, mais ce n'est vraisemblablement que par vanité. On a donc écrit qu'un espagnol s'est laissé enfermer la nuit dans l'église de S. Pierre de Rome pour jouir d'une figure qui est au tombeau du pape Paul III, elle est de la main de Guillaume della Porta, élève de Michel-Ange, mais sculpteur assez sec, et la statue n'est pas trop belle ; cependant comme était trop nue, on la couvrit d'une draperie de bronze.

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