La vie de Pompée - 4e partie
LXIII. Dès ce moment on changea d'habit dans Rome comme pour un deuil public. Et Marcellus, traversant la place, suivi de tout le sénat, alla trouver Pompée, et s'arrêtant devant lui : « Pompée, lui dit-il, je vous ordonne de secourir la patrie, de vous servir pour cela des forces que vous avez déjà, et d'en rassembler de nouvelles. » Lentulus, l'un des consuls désignés pour l'année suivante, lui fit la même déclaration. Pompée commença donc à faire des levées; mais les uns refusèrent de donner leurs noms; d'autres, en petit nombre, y vinrent de mauvaise grâce, et la plupart demandèrent qu'on prît des voies de conciliation. Car Antoine , malgré le sénat , avait lu devant le peuple une lettre de César, qui contenait des propositions très propres à attirer la multitude dans son parti : il demandait que Pompée et lui, après avoir quitté leurs gouvernements et licencié leurs troupes, se présentassent devant le peuple pour y rendre compte de leurs actions. Lentulus, qui était déjà dans l'exercice de sa charge, n'assemblait point le sénat; Cicéron, nouvellement arrivé de la Cilicie, proposait, pour accommodement, que César quittât la Gaule et licenciât son armée, dont il ne conserverait que deux légions, avec le gouvernement de l'Illyrie , où il attendrait son second consulat. Pompée ayant désapprouvé ce moyen de conciliation, les amis de César consentirent à lui proposer de licencier une des deux légions; mais Lentulus s'étant encore opposé à cette proposition , et Caton criant de son côté que Pompée faisait une grande faute en se laissant ainsi tromper, la négociation fut rompue. On apprit en même temps que César s'était emparé d'Ariminium, ville considérable de l'Italie, et qu'il marchait droit à Rome avec toute son armée. Mais cette dernière circonstance était fausse; il n'avait avec lui que trois cents chevaux et cinq mille hommes d'infanterie ; il était parti sans attendre le reste de ses troupes, qui étaient encore au-delà des Alpes, parce qu'il voulait tomber brusquement sur des gens troublés et qui ne l'attendaient pas, au lieu de leur donner le temps de revenir de leur frayeur , et d'avoir à les combattre bien préparés. Arrivé sur les bords du Rubicon , qui faisait les limites de son gouvernement , il s'y arrêta , plongé dans un profond silence; et, réfléchissant en lui-même sur la grandeur et sur la témérité de son entreprise , il différa quelque temps de passer ce fleuve. Mais enfin, comme ceux qui se précipitent du haut d'un rocher dans un abîme profond, il fit taire le raisonnement, et, s'étourdissant sur le danger, il dit à haute voix, en langue grecque, à ceux qui l'environnaient : «Le sort en est jeté! » et il fit passer le Rubicon à son armée.
LXIV. Cette nouvelle, portée à Rome, jeta toute la ville dans un étonnement, un trouble et une frayeur dont il n'y avait pas encore eu d'exemple. A l'instant le sénat en corps et tous les magistrats se rendirent précipitamment auprès de Pompée. Tullus lui ayant demandé quelles forces et quelle armée il avait à sa disposition, Pompée, après quelques moments de réflexion, lui répondit d'un ton mal assuré qu'il avait de prêtes les deux légions que César lui avait renvoyées, et que les nouvelles levées pourraient fournir promptement trente mille hommes. « Pompée, s'écria Tullus, vous nous avez trompés ; » et il conseilla d'envoyer des ambassadeurs à César. Un certain Favonius, qui, sans être méchant, croyait, par une audace obstinée et souvent insultante, imiter la franchise de Caton , dit à Pompée de frapper du pied la terre pour en faire sortir les légions qu'il avait promises. Pompée souffrit avec douceur une raillerie si déplacée; et Caton lui ayant rappelé ce qu'il lui avait prédit dès le commencement au sujet de César : « Dans tout ce que vous m'en avez dit, lui répondit Pompée, vous avez mieux deviné que moi ; dans tout ce que j'ai fait, je me suis plus conduit en ami. » Caton ouvrit l'avis de nommer Pompée général, avec un pouvoir absolu, en disant que ceux qui font les grands maux sont aussi ceux qui savent mieux y apporter des remèdes. Pompée partit aussitôt pour la Sicile, dont le gouvernement lui était échu par le sort, et tous les autres magistrats se rendirent de même dans les provinces qui leur avaient été assignées.LXV. Cependant l'Italie était presque entièrement soulevée, et l'on était partout dans la plus grande perplexité. Ceux qui se trouvaient absents de Rome y accouraient de toutes parts, tandis que ceux qui l'habitaient se hâtaient d'en sortir, et d'abandonner une ville où, dans une si grande tempête, dans un trouble si violent, les citoyens bien intentionnés étaient trop faibles, et ceux qui pouvaient nuire opposaient aux magistrats une force redoutable et difficile à réduire. Il était même impossible de calmer la frayeur générale; et Pompée n'avait pas la liberté de suivre ses propres conseils pour remédier au désordre : chacun voulait lui inspirer la passion dont il était le plus affecté, soit de crainte, de tristesse, d'agitation ou d'inquiétude : aussi prenait-il dans un même jour les résolutions les plus contraires. II ne pouvait rien savoir de certain sur les ennemis ; on lui rapportait au hasard des choses opposées ; et s'il refusait de les croire, on s'irritait contre lui. Enfin, après avoir déclaré que, dans la confusion où l'on était, il ne pouvait rien résoudre, il ordonna à tous les sénateurs de le suivre, protesta qu'il regarderait comme partisans de César tous ceux qui resteraient dans Rome, et en sortit lui-même sur le soir. Les consuls abandonnèrent aussi la ville, sans avoir fait aux dieux les sacrifices d'usage avant de partir pour la guerre. Ainsi, dans une conjoncture si périlleuse, Pompée pouvait paraître encore digne d'envie pour l'affection que tout le monde lui témoignait. Si la plupart des Romains blâmaient cette guerre, personne ne haïssait le général; et il en vit un grand nombre le suivre, moins par amour pour la liberté, que parce qu'ils ne pouvaient se résoudre à l'abandonner lui-même.
LXVI. Peu de jours après, César entra dans Rome, et, s'en étant rendu maître , il traita avec douceur ceux qui étaient restés , et les rassura. Seulement Métellus, un des tribuns , ayant voulu l'empêcher de prendre de l’argent dans le trésor public, il le menaça de la mort ; et à cette terrible menace il ajouta cette parole plus terrible encore, qu'il lui était moins difficile de le faire que de le dire. Ayant ainsi écarté Métellus, et pris tout l'argent dont il avait besoin , il se mit à la poursuite de Pompée, qu'il voulait éloigner promptement de l'Italie , avant que les troupes qu'il attendait d'Espagne fussent arrivées. Pompée s'était emparé de Brunduse; et, après avoir ramassé un grand nombre de vaisseaux, il embarqua les consuls avec trente cohortes, qu'il envoya devant lui à Dyrrachium. II fit partir en même temps pour la Syrie Scipion son beau-père, et Cnéius Pompéius son fils, qu'il chargea de lui équiper une flotte. Lui-même, après avoir barricadé les portes de la ville, et placé sur les murailles les soldats les plus agiles; après avoir ordonné aux Brundusiens de se tenir tranquillement renfermés dans leurs maisons , il fit couper toutes les rues par des tranchées qu'il remplit de pieux pointus, et qu'il couvrit de claies; il ne réserva que deux rues, par lesquelles il se rendait au port. Au bout de trois jours , il eut paisiblement embarqué le reste de ses troupes; alors, élevant tout-à-coup un signal aux soldats qui gardaient les murailles, ils accoururent promptement; il les prit dans ses vaisseaux, et traversa la mer.
LXVII. Dès que César vit les murailles désertes , il se douta de la fuite de Pompée; et, en se pressant de le suivre, il manqua d'aller s'enferrer dans les pieux qui bordaient les tranchées que Pompée avait fait creuser dans les rues; mais, averti par les Brundusiens , il évita de passer dans la ville , et, ayant pris un détour pour aller au port, il trouva toute la flotte partie, à l'exception de deux vaisseaux montés de quelques soldats. On regarde cet embarquement comme un des meilleurs expédients dont Pompée pût se servir; mais César s'étonnait qu'ayant en son pouvoir une ville aussi forte que Rome, attendant des secours d'Espagne et étant maître de la mer, il eût abandonné et livré l'Italie. Cicéron même le blâme d'avoir, dans une situation d'affaires plus semblable à celle où se trouvait Périclès qu'à celle où était Thémistocle, imité ce dernier plutôt que l'autre. César lui-même fit voir, par sa conduite, combien il craignait les effets du temps ; car , ayant fait prisonnier Numérius , un des amis de Pompée, il l'envoya à Brunduse pour proposer un accommodement à des conditions raisonnables; mais Numérius s'embarqua avec Pompée. César s'étant ainsi rendu, en soixante jours, maître de toute l'Italie sans verser une goutte de sang, voulait sur-le-champ se mettre à la poursuite de Pompée; mais, faute de vaisseaux, il fut obligé de changer de dessein et prit aussitôt la route d'Espagne pour attirer à son parti les troupes qui servaient dans cette province.
LXVIII. Cependant Pompée avait assemblé les forces les plus considérables; sa flotte pouvait passer pour invincible; elle était composée de cinq cents vaisseaux de guerre, avec un plus grand nombre de brigantins et d'autres vaisseaux légers. Dans son armée de terre, la cavalerie était la fleur des chevaliers de Rome et de l'Italie; il en avait sept mille, tous distingués par leur naissance et par leurs richesses, autant que par leur courage. Son infanterie, formée de soldats ramassés de toutes parts, avait besoin d'être disciplinée: aussi l'exerça-t-il sans relâche pendant son séjour à Béroë; lui-même, toujours en activité et comme s'il eût été dans la vigueur de l'âge , faisait les mêmes exercices que ses soldats. C'était pour ses troupes un grand motif d'encouragement , que de voir le grand Pompée, à l'âge de cinquante-huit ans, s'exercer à pied tout armé, monter ensuite à cheval, tirer facilement son épée en courant à toute bride, et la remettre aussi aisément dans le fourreau , lancer le javelot, non seulement avec justesse, mais encore avec force et à une distance que la plupart des jeunes gens ne pouvaient passer. II voyait arriver chaque jour, à son camp, les rois et les princes des nations voisines ; et le grand nombre de capitaines romains qui s'y rendaient de tous côtés présentait l'image d'un sénat complet : on y vit aussi arriver Labiénus, qui avait abandonné César, dont il était l'ami intime et avec qui il avait fait la guerre des Gaules. Brutus, fils de celui qui avait été tué dans la Gaule, homme d'un grand courage, qui jusqu'alors n'avait jamais voulu ni parler à Pompée, ni même le saluer, parce qu'il le regardait comme le meurtrier de son père, ne voyant plus en lui que le défenseur de la liberté de Rome, alla se ranger sous ses étendards. Cicéron même, qui avait donné de vive voix et par écrit des conseils tout opposés à ceux qu'on suivait, eut honte de n'être pas du nombre de ceux qui s'exposaient au danger pour la patrie. Tidius Sextilius, déjà dans l'extrême vieillesse et boiteux d'une jambe , alla joindre l'armée en Macédoine; les autres officiers en le voyant se mirent à rire et à le plaisanter; Pompée ne l'eut pas plus tôt aperçu , que, se levant de son siége, il courut au-devant de lui, regardant comme un témoignage bien honorable à sa cause le concours de ces vieillards, qui , s'élevant au-dessus de leur âge et de leurs forces, préféraient à la sûreté qu'ils auraient trouvée ailleurs le danger qu'ils venaient courir auprès de lui; mais quand le sénat, sur la proposition de Caton , eut décrété qu'on ne ferait mourir aucun citoyen romain ailleurs que dans le combat et qu'on ne pillerait aucune des villes soumises à la république, le parti de Pompée prit encore plus de faveur; ceux que leur éloignement ou leur faiblesse faisait négliger et qui par-là ne prenaient point de part à la guerre , le favorisaient par leurs désirs et soutenaient, du moins par leurs discours, les intérêts de la justice; ils regardaient comme ennemi des dieux et des hommes quiconque ne souhaitait pas la victoire à Pompée.
LXIX. César, de son côté, se montra doux et modéré dans ses succès. En Espagne , où il vainquit et fit prisonnière l'armée de Pompée, il renvoya les capitaines et retint les soldats. Repassant aussitôt les Alpes et traversant l'Italie, il arrive à Brunduse vers le solstice d’hiver ; il passe la mer et va débarquer à Oricum , d'où il envoie à Pompée Vibius qu'il avait fait prisonnier et qui était ami de ce général, pour lui demander une conférence, lui proposer de licencier, au bout de trois jours, toutes leurs troupes, de renouer leur ancienne liaison , et, après l'avoir confirmée par le serment, de retourner tous deux en Italie. Pompée, qui regarda ces propositions comme un nouveau piége, se hâta de descendre vers la mer, se saisit de tous les postes, de tous les lieux fortifiés propres à loger une armée de terre, de tous les ports, de toutes les rades commodes pour les vaisseaux. Dans cette position, tous les vents le favorisaient pour faire venir aisément des vivres, des troupes et de l'argent. César, au contraire, environné de difficultés et par terre et par mer, cherchait, par nécessité, tous les moyens de combattre. Chaque jour il attaquait Pompée dans ses retranchements et le provoquait à une action décisive : il avait ordinairement l'avantage dans ces escarmouches; mais dans une dernière attaque il fut sur le point d'être entièrement défait et de perdre toute son armée. Pompée combattit avec un tel courage, qu'il mit ses troupes en fuite et lui tua deux mille hommes; mais il ne put ou plutôt il n'osa pas le poursuivre et entrer avec les fuyards dans son camp. César avoua à ses amis que ce jour-là les ennemis avaient la victoire entre les mains , si leur général avait su vaincre.
LXX, Ce premier avantage inspira tant de confiance aux troupes de Pompée, qu'elles voulurent terminer promptement la guerre par une action générale. Pompée lui-même écrivit aux rois, aux officiers et aux villes de son parti , comme s'il était déjà vainqueur : il redoutait cependant l'issue d'une bataille , et penchait plutôt à miner par le temps et par les fatigues des hommes invincibles sous les armes , accoutumés depuis longtemps à toujours vaincre, quand ils combattaient ensemble; mais qui, hors d'état par leur vieillesse de soutenir les autres travaux de la guerre, de faire de longues marches, de décamper tous les jours, de creuser des tranchées , d'élever des fortifications, devaient être pressés d'en venir aux mains, et de tout terminer par une bataille. Malgré tous ces motifs, Pompée eut bien de la peine à persuader à ses troupes de se tenir tranquilles ; mais lorsque César, réduit par le dernier combat à une disette extrême, eut décampé pour gagner la Thessalie, par le pays des Athamanes, il ne fut plus possible à Pompée de contenir la fierté de ses soldats ; ils se mirent à crier que César s'enfuyait et demandèrent, les uns qu'on se mît à sa poursuite, les autres qu'on retournât en Italie; quelques uns même envoyèrent leurs amis ou leurs domestiques à Rome , pour y retenir les maisons les plus voisines de la place, dans l'espoir de briguer bientôt les charges. Plusieurs enfin firent voile vers Lesbos, où Pompée avait fait passer Cornélie , afin de lui apprendre que la guerre était terminée.
LXXI. Le sénat s'étant assemblé pour délibérer sur ces différentes propositions, Afranius ouvrit l'avis de regagner l'Italie, dont la possession était le plus grand prix de cette guerre et entraînerait celle de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse, de l'Espagne et de toutes les Gaules : ce qui devait, ajouta-t-il , toucher encore plus Pompée , c'était que la Patrie lui tendant de si près les mains, il serait honteux de la laisser en proie aux esclaves et aux flatteurs des tyrans, qui l'accablaient d'outrages et la réduisaient à la plus indigne servitude; mais Pompée eût cru flétrir sa réputation en fuyant une seconde fois, et s'exposant à être poursuivi par César, quand la fortune lui donnait le moyen de le poursuivre; d’un autre côté , il trouvait injuste d'abandonner Scipion et les autres personnages consulaires , qui , répandus dans la Grèce et dans Thessalie, tomberaient aussitôt au pouvoir de César, avec des trésors et des troupes considérables; que le plus grand soin qu'on pût prendre de Rome, c'était de combattre pour elle 1e plus loin de ses murs qu'il serait possible et de la préserver des maux de la guerre, afin qu'éloignée même du bruit des armes, elle attendît paisiblement le vainqueur. Son avis ayant prévalu , il se mit à la poursuite de César , résolu d'éviter le combat, mais de le tenir assiégé, de le ruiner par la disette, en s'attachant à le suivre de près :
outre qu'il regardait ce parti comme le plus utile, on lui avait rapporté que les chevaliers avaient dit entre eux qu'il fallait se défaire promptement de César, pour se débarrasser tout de suite après de Pompée. Ce fut même, dit-on, pour cela qu'il ne donna à Caton aucune commission importante; lorsqu'il marcha contre César, il le laissa sur la côte pour garder les bagages, craignant qu'après que César serait vaincu, Caton ne le forçât lui-même à déposer le commandement.
LXXII. Quand on le vit ainsi poursuivre tranquillement les ennemis, on se plaignit hautement de lui, on l'accusa de faire la guerre , non à César, mais à sa patrie et au sénat, afin de se perpétuer dans le commandement et d'avoir toujours auprès de lui, pour satellites et pour gardes , ceux qui devaient commander à l'univers entier. Domitius Énobarbus , en ne l'appelant jamais qu'Agamemnon et roi des rois , excitait contre lui l'envie. Favonius le blessait autant par ses plaisanteries que les autres par une trop grande liberté. « Mes amis, criait-il à tout moment, vous ne mangerez pas cette année des figues de Tusculum. » Lucius Afranius, celui qui avait perdu les troupes d'Espagne et qui était accusé de trahison, voyant Pompée éviter le combat, s'étonnait que ses accusateurs n'osassent pas se présenter, pour attaquer un homme qui trafiquait des provinces Pompée, trop sensible à ces propos , dominé d'ailleurs par l'amour de la gloire et par une honte ridicule qui le soumettait aux désirs de ses amis, se laissa entraîner par leurs espérances; et renonça aux vues sages qu'il avait suivies jusqu'alors : faiblesse qui eût été inexcusable dans un simple pilote, à plus forte raison dans un général qui commandait à tant de nations et à de si grandes armées. Il louait ces médecins qui n'accordent jamais rien aux désirs déréglés de leurs malades; et lui-même cédait à la partie la moins saine de ses partisans , par la crainte de leur déplaire dans une occasion où il s'agissait de leur vie. Peut-on regarder en effet comme des esprits sains des hommes, dont les uns , en se promenant dans le camp, songeaient à briguer les consulats et les prétures? les autres, tels que Spinther, Domitius et Scipion, disputaient entre eux avec chaleur, et cabalaient pour la charge de souverain pontife, dont César était revêtu : on eût dit qu'ils n'avaient à combattre que contre un Tigrane, roi d'Arménie, ou un roi des Nabathéens , et non pas contre ce César et contre cette armée qui avaient pris d'assaut un millier de villes, dompté plus de trois cents nations, gagné contre les Germains et les Gaulois, sans jamais avoir été vaincus, des batailles innombrables, fait un million de prisonniers, et tué un pareil nombre d'ennemis en bataille rangée.
LXXIII. Peu touchés de ces considérations, ils ne cessaient de presser et d'importuner Pompée : à peine descendus dans la plaine de Pharsale, ils le forcèrent d'assembler un conseil , dans lequel Labiénus, commandant de la cavalerie, se levant le premier , jura qu'il ne cesserait de combattre qu'après avoir mis les ennemis en fuite ; et ce serment fut répété par tous les autres. La nuit suivante , Pompée crut voir en songe qu'il était reçu au théâtre par le peuple avec de vifs applaudissements, et qu'il ornait de riches dépouilles la chapelle de Vénus Nicéphore. Si cette vision le rassurait d'un côté, elle le troublait de l'autre, en lui faisant craindre que César , qui rapportait son origine à Vénus, ne tirât, des dépouilles de son rival, de l'éclat et de la gloire. Dans ce moment, des terreurs paniques, qui s'élevèrent dans son camp, l'éveillèrent en sursaut ; et le matin , comme on posait les gardes, on vit tout-à-coup sur le camp de César, où régnait la plus grande tranquillité, s'élever une vive lumière à laquelle s'alluma un flambeau ardent qui vint fondre sur le camp de Pompée. César lui-même dit l'avoir vue en allant visiter ses gardes . A la pointe du jour, César se disposait à décamper ; et déjà les soldats, levant leurs tentes, faisaient partir devant eux les valets et les bêtes de somme, lorsque ses coureurs vinrent lui rapporter qu'ils avaient aperçu un grand mouvement d'armes dans le camp des ennemis; que le bruit et le tumulte qu'on y entendait annonçaient les préparatifs d'un combat; bientôt après il en arriva d'autres qui assurèrent que les premiers rangs s'étaient déjà mis en bataille.
LXXIV. A cette nouvelle, César s'écria qu'il arrivait ce jour attendu depuis si longtemps, où ils allaient combattre, non contre la faim et la disette, mais contre des hommes; il ordonne en même temps qu'on place devant sa tente une cotte d'armes de pourpre, signal ordinaire de la bataille chez les Romains. A peine les soldats l'ont aperçue, que, poussant des cris de joie, ils laissent leurs tentes et courent aux armes. Les officiers les conduisent aux postes qui leur étaient assignés , et chacun prend sa place avec autant d'ordre et de tranquillité que si l'on n'eût arrangé qu'un chœur de tragédie. Pompée commandait l'aile droite, et avait Antoine en tête. Le centre était occupé par son beau-père Scipion, qui se trouvait opposé à Lucius Albinus : il plaça Domitius à l'aile gauche, qu'il fortifia par la cavalerie; car presque tous les chevaliers romains s'y étaient portés dans l'espoir de forcer César, et de tailler en pièces la dixième légion, qui était célèbre par sa valeur, et au milieu de laquelle César avait coutume de combattre. Mais quand il vit la gauche des ennemis soutenue par une cavalerie si nombreuse, craignant pour ses soldats l'éclat étincelant des armes des chevaliers de Pompée, il fit venir, du corps de réserve, six cohortes qu'il plaça derrière la dixième légion avec ordre de se tenir tranquilles sans se montrer aux ennemis ; et, lorsque leur cavalerie commencerait la charge, de s'avancer aux premiers rangs, et, au lieu de lancer de loin leurs javelots, comme font ordinairement les plus braves qui sont pressés d'en venir à l'épée, de les porter droit à la visière du casque, et de frapper les ennemis aux yeux et au visage : « Car, leur disait-il , ces beaux danseurs si fleuris , jaloux de conserver leur jolie figure, ne soutiendront pas l'éclat du fer qui brillera de si près à leurs yeux. » Telles furent les dispositions de César. Pompée, de son côté , étant monté à cheval , considérait l'ordonnance des deux armées; et voyant que celle des ennemis attendait tranquillement le signal de l'attaque; qu'au contraire la plus grande partie des siens, au lieu de rester immobiles dans leurs rangs, s'agitaient dans un grand désordre, faute d'expérience, il craignait que, dès le commencement de l’action, ils ne rompissent leur ordonnance : il envoya donc à ses premiers rangs l'ordre de rester fermes dans leurs postes, de se tenir serrés les uns contre les autres, et de soutenir ainsi le choc de l'ennemi. César blâme cette disposition; il prétend qu'elle affaiblit la vigueur que donne, aux coups que les soldats portent, l'impétuosité de leur course; qu'elle émousse cette ardeur d'où naissent l'enthousiasme et la fureur guerrière qui sont l'âme des combattants; que les chocs mutuels enflamment de plus en plus les courages, échauffés encore par la course et les cris : en leur ôtant ces avantages, Pompée amortit et glaça, pour ainsi dire, le cœur de ses soldats. César avait environ vingt-deux mille hommes, et Pompée un peu plus du double.
LXXV. Dès que les trompettes eurent donné de part et d'autre le signal du combat, chacun, dans cette grande multitude, ne songea qu'à ce qu'il avait à faire personnellement ; mais un petit nombre des plus vertueux d'entre les Romains, et quelques Grecs qui se trouvaient sur les lieux, hors du champ de bataille, en voyant arriver l'instant décisif, se mirent à réfléchir sur la situation affreuse où l'empire romain se trouvait réduit , par l'avarice et l'ambition de ces deux rivaux. C'étaient des deux côtés les mêmes armes, la même ordonnance de bataille, des enseignes semblables, la fleur des guerriers d'une même ville; enfin, une seule puissance qui, prête à se heurter elle-même, allait donner le plus terrible exemple de l'aveuglement et de la fureur dont la nature humaine est capable, quand la passion la maîtrise. Si, contents de jouir de leur gloire, ils avaient voulu commander au sein de la paix , n'auraient-ils pas eu , et sur terre et sur mer, la plus grande et la meilleure partie de l'univers soumise à leur autorité? ou s'ils voulaient satisfaire cet amour des trophées et des triomphes, et en étancher la soif, n'avaient-ils pas à dompter les Parthes et les Germains? La Scythie et les Indes n'ouvraient-elles pas un vaste champ à leurs exploits? N'avaient-ils pas un prétexte honnête de leur déclarer la guerre, en couvrant leur ambition du dessein de civiliser ces nations barbares? Et quelle cavalerie scythe, quelles flèches des Parthes, quelles richesses des Indiens, auraient pu soutenir l'effort de soixante-dix mille Romains armés, commandés par César et Pompée, dont ces peuples avaient connu les noms avant celui des Romains? tant ces deux généraux avaient porté loin leurs victoires! tant ils avaient dompté de nations sauvages et barbares! Mais alors ils étaient sur le même champ de bataille pour combattre l'un contre l'autre, sans être touchés du danger de leur gloire, à laquelle ils sacrifiaient jusqu'à leur patrie, et qu'ils allaient déshonorer l'un ou l'autre en perdant le titre d'invincible; car l'alliance qu'ils avaient contractée, les charmes de Julie et son mariage, avaient été plutôt les otages suspects et trompeurs d'une société dictée par l'intérêt , que les liens d'une amitié véritable.
LXXVI. Dès que la plaine de Pharsale fut couverte d'hommes , d'armes et de chevaux, et que dans les deux armées on eut donné le signal de la charge, on vit courir le premier à l'ennemi , du côté de César, Caïus Grassianus, qui , à la tête d'une compagnie de cent vingt hommes, se montrait jaloux de tenir tout ce qu'il avait promis à son général. César l'avait rencontré le premier en sortant du camp; et, l'ayant salué par son nom, il lui demanda ce qu'il pensait de la bataille. Crassianus lui tendant la main : « César, lui dit-il, vous la gagnerez avec gloire, et vous me louerez aujourd'hui mort ou vif. » Il se souvenait de cette parole ; et , s'élançant le premier hors des rangs , il entraîne avec lui plusieurs de ses camarades , et se précipite au milieu des ennemis. On en vint là tout de suite aux épées, et le combat y fut sanglant. Crassianus poussait toujours en avant, et faisait main basse sur tous ceux qui lui résistaient; mais enfin un soldat ennemi, l'attendant de pied ferme, lui enfonce son épée dans la bouche avec tant de force, que la pointe sortit par la nuque du cou. Crassianus tomba mort; mais le combat se soutint en cet endroit avec un égal avantage. Pompée, au lieu de faire charger promptement son aile droite, jetait les yeux de côté et d'autre pour voir ce que ferait sa cavalerie, et par-là il perdit un temps précieux. Déjà cette cavalerie étendait ses escadrons afin d'envelopper César, et de repousser sur son infanterie le peu de gens de cheval qu'il avait. Mais César ayant élevé le signal dont il était convenu , ses cavaliers s'ouvrent , et les cohortes qu'il avait cachées derrière sa dixième légion , au nombre de trois mille hommes, courent au-devant de la cavalerie de Pompée pour l'empêcher de les tourner, la joignent de près, et, dressant la pointe de leurs javelots, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, ils portent leurs coups au visage. Ces jeunes gens, qui ne s'étaient jamais trouvés à aucun combat et qui s'attendaient encore moins à ce genre d'escrime, dont ils n'avaient pas même l'idée, n'ont pas le courage de soutenir les coups qu'on leur porte aux yeux : ils détournent la tête, se couvrent le visage avec les mains, et prennent honteusement la fuite. Les soldats de César ne daignent pas même les poursuivre, et courent charger l'infanterie de cette aile, qui, dénuée de sa cavalerie, était facile à envelopper; ils la prennent en flanc, pendant que la dixième légion la chargeait de front. Elle ne soutint pas longtemps ce double choc; et se voyant elle-même enveloppée, au lieu de tourner les ennemis, comme elle l'avait espéré, elle abandonna le champ de bataille. Pompée, voyant la poussière que cette fuite faisait élever, se douta de ce qui était arrivé à sa cavalerie. Il n'est pas facile de conjecturer quelle fut sa pensée dans ce moment; mais il eut l'air d'un homme frappé tout-à-coup de vertige, et qui a perdu le sens : oubliant qu'il était le grand Pompée, il se retire à petits pas dans son camp, sans rien dire à personne; parfaitement semblable à Ajax, de qui Homère dit :
Mais dans ce même instant le souverain des dieux
Au cœur du fier Ajax lance du haut des cieux
La crainte et la terreur : tout-à-coup il s'arrête,
S'éloigne, mais sans fuir, tourne souvent la tête,
Et, de son bouclier couvrant son large dos,
Fixe les ennemis, se retire en héros.
LXXVII. Pompée entre de même dans sa tente , et s'y assied en silence, jusqu'à ce que les ennemis, qui poursuivaient les fuyards, étant arrivés à ses retranchements, il s'écrie : «Quoi ! jusque dans mon
camp? » et, sans ajouter un mot de plus, il se lève, prend une robe convenable à sa fortune présente, et sort sans être vu de personne. Ses autres légions ayant aussi pris la fuite, les ennemis s'emparent du camp, où ils font un grand carnage des valets et des soldats qui étaient restés pour le garder. Car de ceux qui combattirent, il n'y en eut, au rapport d'Asinius Pollion, qui était à cette bataille dans l'armée de César, que six mille de tués. Après que le camp eut été forcé , on vit jusqu'à quel point les ennemis avaient porté la folie et la légèreté : toutes les tentes étaient couronnées de myrtes , les lits couverts d'étoffes précieuses, les tables chargées de vaisselle d'argent et d'urnes pleines de vin ; tout annonçait l'appareil d'une fête et les dispositions d'un sacrifice, plutôt que les préparatifs d'un combat : tant, en partant pour l'armée, ils avaient été séduits par les plus vaines espérances, et remplis d'une folle témérité! Quand Pompée, qui n'avait avec lui que très peu de personnes, se fut un peu éloigné du camp, il quitta son cheval; et, ne se voyant pas poursuivi , il marcha lentement , tout entier aux réflexions qui devaient naturellement occuper un homme accoutumé depuis trente-quatre ans à tout subjuguer, et qui dans sa vieillesse, faisait la première expérience de la déroute et de la fuite. Il se demandait à lui-même comment une gloire et une puissance qui s'étaient toujours accrues par tant de combats et de victoires avaient pu s'évanouir en une heure; comment, après s'être vu naguère environné de tant de milliers de gens de pied et de cavaliers, et escorté de flottes nom-breuses, il était maintenant si faible, et réduit à un équipage si simple, que les ennemis mêmes qui le cherchaient ne pouvaient le reconnaître. Il passa la ville de Larisse sans s'y arrêter et entra dans la vallée de Tempé, où, pressé par la soif, il se jeta le visage contre terre et but dans la rivière. Après s'être relevé, il traversa la vallée et se rendit au bord de la mer. .Il passa la nuit dans une cabane de pêcheur; et, dès le point du jour, montant dans un bateau de rivière avec les personnes de condition libre qui l'avaient accompagné , il ordonna aux esclaves de se rendre auprès de César et de ne rien craindre.
LXXVIII. II côtoyait le rivage, lorsqu'il aperçut un grand vaisseau de charge prêt à lever l'ancre : il avait pour patron un Romain qui n'avait jamais eu de rapport avec Pompée et qui ne le connaissait que de vue; il s'appelait Péticius. La nuit précédente, Pompée lui avait apparu en songe, non tel qu'il l'avait souvent vu, mais s'entretenant avec lui dans un état d'humiliation et d'abattement. Péticius, comme il est d'ordinaire à des gens désœuvrés quand ils ont eu des songes sur quelques objets importants, racontait le sien aux passagers; et tout-à-coup un des matelots lui dit qu'il apercevait un bateau de rivière qui venait à eux en forçant de rames , et des hommes qui faisaient signe avec leurs robes en leur tendant les mains. Péticius s'étant levé reconnut d'abord Pompée tel qu'il l'avait vu en songe, et, se frappant la tête de douleur, il ordonna aux matelots de descendre l'esquif. En même temps il tendit la main à Pompée, en l'appelant par son nom, et conjectura, par l'état dans lequel il le voyait, le changement de sa fortune. Aussi , sans attendre de sa part ni prière ni discours, le reçut-il dans son vaisseau, et avec lui tous ceux que voulut Pompée, entre autres les deux Lentulus et Favonius. II mit aussitôt à la voile. Peu de temps après ils virent sur le rivage le roi Déjotarus, qui faisait des signes pour être aperçu d'eux ; et ils le reçurent dans leur vaisseau. Quand l'heure du repas fut venue, le patron lui-même l'apprêta avec les provisions qu'il avait ; et Favonius, voyant que Pompée, faute de domestiques, ôtait lui-même ses habits pour se baigner, courut à lui, le déshabilla, le mit dans le bain et le frotta d'huile. Depuis ce moment il ne cessa d'en avoir soin et de lui rendre tous les services qu'un esclave rend à son maître, jusqu'à lui laver les pieds et lui préparer ses repas. Quelqu'un, voyant avec quelle noblesse et quelle simplicité éloignée de toute affectation il s'acquittait de ce service, s'écria :
Grands dieux ! comme tout sied aux âmes généreuses !
LXXIX. Pompée, ayant passé devant Amphipolis, fit voile de là vers Mitylène, pour y prendre Cornélie et son fils. Lorsqu'il eut jeté l'ancre devant l'île, il envoya à la ville un courrier , non tel que Cornélie l'attendait, après les nouvelles agréables qui lui avaient été annoncées de vive voix et par écrit et qui lui faisaient espérer que, la victoire de Dyrrachium ayant terminé la guerre , Pompée n'aurait plus eu qu'à poursuivre César. Le courrier, la trouvant toute pleine de cette espérance, n'eut pas la force de la saluer ; mais, lui faisant connaître l'excès de ses malheurs plus par ses larmes que par ses paroles, il lui dit de se hâter si elle voulait voir Pompée sur un seul vaisseau, qui même ne lui appartenait pas. A cette nouvelle, Cornélie se jette à terre et y reste longtemps , l'esprit égaré , sans proférer une seule parole. Revenue à elle-même avec peine, et sentant que ce n'était pas le moment des gémissements et des larmes, elle traverse la ville et court au rivage. Pompée alla au-devant d'elle et la reçut dans ses bras prête à s'évanouir : « O mon époux! lui dit-elle, ce n'est pas ta mauvaise fortune, c'est la mienne qui t'a réduit à une seule barque ; toi qui , avant d'épouser Cornélie, voguais sur cette mer avec cinq cents voiles! Pourquoi venir me chercher? Que ne m'abandonnais-tu à ce funeste destin qui seul attire sur toi tant de calamités? Quel bonheur pour moi, si j'avais pu mourir avant que d'apprendre la mort de Publius Crassus, mon premier mari, qui a péri par la main des Parthes! ou que j'aurais été sage, si, après sa mort, j'avais quitté la vie, comme j'en avais d'abord eu le dessein ! Je ne l'ai donc conservée que pour faire le malheur du grand Pompée! » Telles furent, dit-on, les paroles de Cornélie à son mari : « Cornélie, lui répondit Pompée, tu n'avais connu encore que les faveurs de la fortune: et c'est sans doute leur durée au-delà du terme ordinaire qui fait aujourd'hui ton erreur. Mais , puisque nous sommes nés mortels , il faut savoir supporter les disgrâces et tenter encore la fortune : ne désespérons pas de revenir de mon état présent à ma grandeur passée, comme de ma grandeur je suis tombé dans l'état où tu me vois. »
LXXX. Cornélie fit venir de Mitylène ses domestiques et ses effets les plus précieux; les Mityléniens vinrent saluer Pompée et le prièrent d'entrer dans leur ville ; mais il le refusa et leur dit de se soumettre au vainqueur avec confiance : « Car, ajouta-t-il , César est bon et clément. » Se tournant ensuite vers le philosophe Cratippe , qui était descendu de Mitylène pour le voir, il se plaignit de la Providence divine et témoigna quelques doutes sur son existence. Cratippe, en paraissant entrer dans ses raisons , tâchait de le ramener à de meilleures espérances; il craignait sans doute de se rendre importun en le contredisant mal à propos. Car, aux doutes que Pompée élevait sur la Providence, Cratippe pouvait répondre en lui montrant que dans le désordre où la république était tombée, elle avait besoin d'un gouvernement monarchique. Il aurait pu lui dire encore : « Comment et à quelle marque pourrions-nous croire, Pompée, que si la victoire s'était déclarée en votre faveur, vous auriez usé mieux que César de votre fortune ? » Mais laissons là ces questions , comme toutes celles qui regardent les dieux.
LXXXÌ. Pompée, ayant pris sur son vaisseau sa femme et ses amis, continua sa route sans s'arrêter ailleurs que dans les ports, quand le besoin de faire de l'eau et de prendre des vivres le forçait de relâcher. La première ville où il descendit fut Attalie dans la Pamphylie. II y arriva quelques galères qui venaient de Cilicie , et il parvint à rassembler quelques troupes; il eut même bientôt auprès de lui jusqu'à soixante sénateurs ; et, ayant appris que sa flotte n'avait reçu aucun échec, que Caton, après avoir recueilli un grand nombre de soldats de la déroute de Pharsale , était passé en Afrique , il se plaignit à ses amis et se fit à lui-même les plus vifs reproches de s'être laissé forcer à combattre avec sa seule armée de terre, sans employer ses troupes de mer, qui faisaient ses principales forces ; ou du moins de ne s'être pas fait comme un rempart de sa flotte, qui, en cas d’une défaite sur terre , lui aurait fourni une autre armée si puissante, si capable de résister à l'ennemi. Il est vrai que la plus grande faute de Pompée, comme la ruse la plus habile de César , fut d'avoir placé le lieu du combat si loin du secours que Pompée pouvait tirer de sa flotte. Cependant celui-ci , forcé de tenter quelque entreprise avec les faibles ressources qui lui restaient, envoya ses amis dans quelques villes, alla lui-même dans d'autres pour demander de l'argent et équiper des vaisseaux ; mais , craignant qu'un ennemi aussi prompt et aussi actif que César ne vînt subitement lui enlever tous les préparatifs qu'il aurait pu faire, il examinait quelle retraite, quel asile il pouvait espérer dans sa fortune présente.
LXXXII. Après en avoir délibéré avec ses amis , il ne vit aucune province de l'empire où il pût se retirer en sûreté. Entre les royaumes étrangers, il ne voyait que celui des Parthes qui, pour le moment, fût le plus propre à les recevoir , à protéger d'abord leur faiblesse, ensuite à les remettre en pied et à les renvoyer avec des forces considérables. La plupart de ses amis penchaient pour l'Afrique et pour le roi Juba; mais Théophane de Lesbos représenta que ce serait la plus grande folie de laisser là l'Égypte, qui n'était qu'à trois journées de navigation , dont, à la vérité , le roi Ptolémée sortait à peine de l'enfance, mais devait à Pompée tant de reconnaissance pour les services et les témoignages d'amitié que son père en avait reçus, et d'aller se jeter entre les mains des Parthes, la plus perfide de toutes les nations. « Serait-il raisonnable, ajouta-t-il, que Pompée , qui refuse d'être le second après un Romain dont il a été le gendre, pour être le premier de tous les autres , qui ne veut pas faire l'épreuve de la modération de César, allât livrer sa personne à un Arsace, qui n'a jamais pu avoir en sa puissance Crassus vivant? mènerait-il une jeune femme du sang des Scipions au milieu de ces Barbares , qui ne mesurent leur pouvoir que sur la licence qu'ils prennent d'assouvir leurs passions brutales? et, quand elle ne devrait en recevoir aucun outrage, ne serait-il pas indigne d'elle d'être seulement exposée au soupçon d'en avoir souffert , par cela seul qu'elle aurait été avec des hommes capables de le faire? » Cette dernière raison fut, dit-on , la seule qui détourna Pompée de prendre le chemin de l'Euphrate, si toutefois ce fut la réflexion de Pompée, et non pas son mauvais génie, qui lui fit prendre l'autre route. L avis de se retirer en Égypte ayant donc prévalu , il partit de Cypre avec sa femme , sur une galère de Séleucie : les autres personnes de sa suite montaient, ou des vaisseaux longs, ou des navires marchands; la traversée fut heureuse. En arrivant en Égypte , il apprit que Ptolémée était à Péluse avec son armée, et qu'il faisait la guerre à sa sœur : il se mit en chemin pour s'y rendre et se fit précéder par un de ses amis, chargé d'informer le roi de son arrivée, et de lui demander un asile dans ses états.
LXXXIII. Ptolémée était extrêmement jeune; mais Pothin, qui exerçait sous son nom toute l'autorité, assembla sur-le-champ un conseil des principaux courtisans, qui tous n'avaient d'autre pouvoir que celui qu'il voulait bien leur communiquer, et leur ordonna de dire chacun son avis. Il était déjà bien humiliant pour le grand Pompée que son sort dépendît de la délibération d'un Pothin, valet de chambre du roi ; d'un Théodote de Chio, gagé par le prince pour lui enseigner la rhétorique, et de l'Égyptien Achillas; car ces trois hommes, pris entre les valets de chambre du roi et parmi ceux qui l'avaient élevé, étaient ses principaux ministres : voilà le conseil dont Pompée, arrêté à l'ancre loin du rivage, attendait la décision, lui qui n'avait pas cru qu'il fût de sa dignité de devoir sa vie à César. Les opinions furent tellement opposées, que les uns voulaient qu'on renvoyât Pompée, les autres qu'on le reçût; mais Théodote, pour faire parade de son art de rhéteur, soutint qu'il n'y avait de sûreté dans aucun de ces deux avis ; que recevoir Pompée, c'était se donner César pour ennemi et Pompée pour maître; que si on le renvoyait, il pourrait les faire repentir un jour de l'avoir chassé, et César de l'avoir obligé de le poursuivre : le meilleur parti était donc de le recevoir et de le faire, périr; par-là ils obligeraient César, sans avoir à craindre Pompée : « Car, ajouta-t-il en souriant, un mort ne mord pas. »
LXXXIV. Tout le conseil adopta cet avis; et Achillas, ayant été chargé de l'exécution, prit avec lui deux Romains, nommés Septimius et Salvius, qui avaient été autrefois, l'un chef de bande, et l'autre centurion sous Pompée. Il y joignit trois ou quatre esclaves et se rendit avec cette suite à la galère de Pompée, où les principaux d'entre ceux qui l'avaient accompagné s'étaient rassemblés pour voir quel serait le succès de son message. Lorsqu'au lieu d'une réception magnifique et digne d'un roi , telle que Théophane en avait donné l'espérance, ils ne virent que ce petit nombre d hommes qui venaient dans un bateau de pêcheur, ce mépris affecté leur parut suspect, et ils conseillèrent à Pompée de gagner le large, pendant qu'ils étaient encore hors de la portée du trait. Cependant le bateau s'étant approché, Septimius se leva le premier, et, saluant Pompée en sa langue , il lui donna le titre d'imperator. Achillas, l'ayant salué en langue grecque, l'invita à passer dans sa barque, parce que la côte était trop vaseuse et que la mer, hérissé de bancs de sable, n'avait pas de profondeur pour sa galère. On voyait en même temps armer des vaisseaux du roi et des soldats se répandre sur le rivage : ainsi la fuite devenait impossible à Pompée , quand même il aurait changé d'avis ; d'ailleurs, montrer de la défiance, c‘était fournir aux assassins l'excuse de leur crime. Après avoir embrassé Cornélie, qui pleurait déjà sa mort, il ordonna à deux centurions de sa suite , à Philippe, un de ses affranchis, et à un de ses esclaves, nommé Scyné, de monter les premiers dans la barque; et, voyant Achillas lui tendre la main de dessus le bateau, il se retourna vers sa femme et son fils et leur dit ces vers de Sophocle :
Dans la cour d'un tyran quiconque s'est jeté,
Quelque libre qu'il soit , y perd sa liberté.
Ce furent les dernières paroles qu'il dit aux siens, et il passa dans la barque.
LXXXV. Il y avait loin de sa galère au rivage ; et comme , dans le trajet, aucun de ceux qui étaient avec lui dans la barque ne lui disait un mot d'honnêteté, il jeta les yeux sur Septimius : « Mon ami, lui dit-il, me trompé-je, ou n'as-tu pas fait autrefois la guerre avec moi? » Septimius lui répondit affirmativement par un signe de tête, sans lui dire une parole, sans lui montrer aucun intérêt. Il se fit de nouveau un profond silence; et Pompée, prenant des tablettes où il avait écrit un discours grec qu'il devait adresser à Ptolémée, se mit à le lire. Lorsqu'ils furent près du rivage, Cornélie, en proie aux plus vives inquiétudes, regardait avec ses amis de dessus la galère ce qui allait arriver; elle commençait à se rassurer, en voyant plusieurs officiers du roi venir au débarquement de Pompée, comme pour lui faire honneur. Mais dans le moment où il prenait la main de Philippe son affranchi, pour se lever plus facilement, Septimius lui passa le premier, par derrière, son épée au travers du corps; et aussitôt Salvius et Achillas tirèrent leurs épées. Pompée, prenant sa robe avec ses deux mains, s'en couvrit le visage, et, sans rien dire ni rien faire d'indigne de lui, jetant un simple soupir, il reçut avec courage tous les coups dont on le frappa. Il était âgé de cinquante-neuf ans et fut tué le lendemain du jour de sa naissance. A la vue de cet assassinat, ceux qui étaient dans la galère de Cornélie et dans les deux autres navires poussèrent des cris affreux qui retentirent jusqu'au rivage; et, levant les ancres, ils prirent précipitamment la fuite, poussés par un vent fort qui les prit en poupe ; les Égyptiens, qui se disposaient à les poursuivre, renoncèrent à leur dessein. Les assassins coupèrent la tête à Pompée et jetèrent hors de la barque le corps tout nu, qu'ils laissèrent exposé aux regards de ceux qui voulurent se repaître de ce spectacle.
LXXXVI. Après qu'ils s'en furent rassasiés, Philippe, qui ne l'avait point quitté, lava le corps dans l'eau de la mer, l'enveloppa, faute d'autre vêtement, de sa propre tunique, et ramassa sur le rivage quelques débris d'un bateau de pêcheur, presque pourris de vétusté, mais qui suffirent pour composer un bûcher à un corps nu qui n'était pas même entier. Pendant qu'il rassemblait ces restes pour les porter sur le bûcher, un Romain déjà vieux, qui dans sa jeunesse avait fait ses premières campagnes sous Pompée, s'approcha de lui : «Qui es-tu, mon ami, lui dit-il, toi qui te disposes à faire les obsèques du grand Pompée? » Philippe lui ayant répondu qu'il était son affranchi : « Tu n'auras pas seul cet honneur, reprit le vieillard ; conduit ici par un hasard favorable, je m'associerai à cette pieuse cérémonie. Je n'aurai pas à me plaindre en tout de mon séjour dans une terre étrangère, puisque, après tant de malheurs, j'éprouve la consolation de toucher et d'enterrer le corps du plus grand capitaine que les Romains aient eu. » Voilà les funérailles qu'on fit à Pompée. Le lendemain, Lucius Lentulus, qui ignorait ce qui s'était passé et qui, venant de Cypre, rangeait la côte d'Égypte, vit le feu du bûcher, et tout auprès Philippe, qu'il ne reconnut pas. « Quel est celui, dit-il en lui-même, qui est venu terminer ici sa destinée et s'y reposer de ses travaux? » Un moment après jetant un profond soupir: « Hélas ! dit-il, c'est peut-être toi, grand Pompée! » Lentulus, ayant débarqué bientôt après, fut pris et tué. Ainsi finit le grand Pompée.
LXXXVII. César ne fut pas longtemps sans se rendre en Égypte, et trouva ce royaume agité des plus grands troubles; quand il vit la tête de Pompée, il ne put soutenir la vue du scélérat qui la lui présentait et se détourna avec horreur. On lui remit son cachet, qu'il reçut en pleurant : il avait pour empreinte un lion qui tient une épée. Il fit mettre à mort Achillas et Pothin; le roi Ptolémée, défait dans un combat près du Nil, disparut et ne fut pas retrouvé depuis. Théodote le sophiste se déroba à la vengeance de César : ayant trouvé moyen de s'enfuir d'Égypte, il fut longtemps errant, réduit à la dernière misère et détesté de tout le monde. Mais, dans la suite, Marcus Brutus, après avoir tué César et s'être rendu le maître en Asie, y découvrit Théodote et le fit expirer au milieu des tourments les plus cruels. Les cendres de Pompée furent portées à Cornélie, qui les déposa dans un tombeau à sa maison d'Albe.
PARALLÈLE D’AGÉSILAS ET DE POMPÉE
I. Après avoir écrit les vies d'Agésilas et de Pompée, faisons le parallèle de ces deux grands hommes et parcourons rapidement les différences qu'ils ont entre eux. La première, c'est que Pompée parvint à la puissance et, à la gloire par les voies les plus légitimes ; il s éleva de lui-même et par ses exploits ; il fut d'un grand secours à Sylla pour délivrer l'Italie des tyrans qui l'opprimaient : Agésilas au contraire employa, pour parvenir au trône, des moyens également réprouvés des dieux et des hommes ; il fit déclarer bâtard Léothychidas, qu'Agis, frère d'Agésilas, avait reconnu pour son fils légitime; et il tourna en plaisanterie l'oracle de la Pythie sur le règne boiteux de Sparte. La seconde différence, c'est que Pompée ne cessa point d'honorer Sylla pendant sa vie; après sa mort, il lui fit rendre, malgré l'opposition de Lépidus, les honneurs de la sépulture et maria sa propre fille à Faustus, fils de Sylla; au contraire, Agésilas, sur le plus frivole prétexte, rompit avec Lysandre et le traita indignement. Cependant Pompée n'avait pas moins fait pour Sylla que Sylla n’avait fait pour Pompée; au lieu que Lysandre avait mis Agésilas sur le trône de Sparte et lui avait procuré le commandement de toute la Grèce. La troisième différence, c'est que Pompée ne commit d'injustice dans le gouvernement que par une suite des alliances qu'il avait contractées; il ne le fit le plus souvent que pour les intérêts de ses beaux-pères Scipion et César. Agésilas, en sauvant Sphodrias qui méritait la mort pour son entreprise contre Athènes, n'eut d'autre motif que de favoriser la passion de son fils. Quand il mit tant de zèle à défendre Phébidas qui avait violé la paix faite avec les Thébains, il le fit évidemment en faveur du crime même. En un mot, tous les maux que Pompée fut accusé d'avoir faits aux Romains, par mauvaise honte ou par ignorance, Agésilas les fit aux Lacédémoniens par une suite de sa colère et de son opiniâtreté, qui seules le portèrent à allumer la guerre contre les Thébains.
II. S'il faut attribuer à la fortune les fautes de l'un et de l'autre, on peut dire que les Romains ne devaient pas s'attendre à celles de Pompée; et qu'Agésilas ne permit pas aux Lacédémoniens d'éviter celles dont les menaçait ce règne boiteux, contre lequel ils avaient été prévenus. En effet, Léothychidas eût-il été mille fois plus étranger et bâtard, la famille des Eurytionides aurait pu facilement donner à Sparte un roi légitime et ferme sur ses deux pieds, si Lysandre, pour favoriser Agésilas, n'eût jeté à dessein de l'obscurité sur le sens de l'oracle. Le remède qu'Agésilas suggéra, après la bataille de Leuctres, en conseillant aux Spartiates, qui ne savaient comment punir les fuyards, de laisser dormir les lois ce jour-là, est, il faut l'avouer, une invention politique toute nouvelle, et la vie de Pompée n'a point d'action qu'on puisse lui comparer. Au contraire, ce dernier, pour montrer à ses amis toute l'étendue de son pouvoir, viole les lois qu'il avait lui-même établies. Mais Agésilas, réduit à la nécessité de les violer pour sauver ses concitoyens, sait trouver un moyen de conserver les lois sans sévir contre les coupables. Je mets encore au nombre des vertus politiques d'Agésilas cette preuve incomparable de soumission qu'il donne aux éphores, lorsque, sur une scytale de ces magistrats, il abandonne à l'instant même ses conquêtes en Asie, loin d'imiter Pompée, qui fait, des services qu'il a rendus à son pays, les instruments de sa propre grandeur. Agésilas, pour l'intérêt de sa patrie, sacrifie une puissance et une gloire que personne, avant et après lui , n'égala jamais, si l'on excepte Alexandre-le-Grand.
III. Mais pour considérer ce parallèle sous un autre rapport, celui de leurs expéditions et de leurs exploits, je ne crois pas que Xénophon lui-même voulût mettre en comparaison les faits militaires d'Agésilas avec la grandeur des armées que Pompée a conduites, avec le grand nombre de batailles qu'il a gagnées et des trophées qu'il a dressés, quoique d'ailleurs on ait permis à cet historien comme une récompense singulière de toutes ses belles qualités, de dire et d'écrire tout ce qu'il a voulu sur le compte de ce prince. Je crois encore que, sous le rapport de la générosité envers les ennemis, ces deux personnages ont entre eux une grande différence : l'un, pour asservir Thèbes, la métropole de la Béotie, et détruire Messène, une des principales villes de son pays, manqua de ruiner Sparte; du moins il lui fit perdre sa prééminence sur la Grèce. Pompée , après avoir défait les pirates, donna des villes à habiter à ceux qui voulurent changer de profession; et lorsqu'il eut en sa puissance le roi Tigrane, qu'il pouvait attacher à son char de triomphe, il aima mieux en faire un allié du peuple romain, et dit à cette occasion qu'il préférait à la gloire d'un jour la gloire de tous les siècles.
IV. S'il faut adjuger le prix de la vertu guerrière au général qui a fait les plus grands et les plus importants exploits, et qui a donné les conseils les plus utiles, le Spartiate, à cet égard, l'emporte de beaucoup sur le Romain. Il n'abandonna pas Lacédémone, il ne la livra point à l'ennemi, quoiqu'elle fût attaquée par soixante-dix mille hommes, et qu'il n'eût avec lui qu'un petit nombre de troupes, qui même venaient d'être battues à la journée de Leuctres. Pompée n'a pas plus tôt vu César, avec cinq mille trois cents hommes seulement, maître d'une ville d'Italie, que la frayeur le fait sortir de Rome, soit qu'il ait fui honteusement devant une poignée de soldats, ou qu'il s'en soit exagéré le nombre; il emmène sa femme et ses enfants et laisse ceux des autres citoyens privés de toute défense; tandis qu'il devait ou vaincre en combattant pour sa patrie, ou recevoir la loi d'un vainqueur, son concitoyen et son allié. Ainsi ce même homme, à qui il n'avait pu se résoudre de prolonger le commandement dans les Gaules, et d'accorder un second consulat, il lui donne lieu, en le laissant maître de Rome, de dire à Métellus qu'il le regardait comme son prisonnier de guerre, lui et tous les autres Romains.
V. Un des premiers talents d'un général d'armée, c'est de savoir forcer les ennemis à combattre quand il est le plus fort, et de ne jamais s'y laisser forcer quand il est le plus faible. Agésilas, qui sut pratiquer également l'un et l'autre, fut toujours invincible. César ne risqua jamais non plus contre Pompée un genre de combat où il était inférieur en forces ; il sut le contraindre à combattre sur terre, où il était lui-même supérieur, et à mettre toute sa fortune au hasard d'une bataille qui en un instant rendit César maître de tout l'argent de son ennemi , de ses provisions et de la mer, dont Pompée eût conservé l'empire, s'il eût évité le combat. La justification qu’on croit la meilleure en faveur d'un si grand général est précisément la plus grave accusation qu'on puisse faire contre lui. Qu'un jeune chef d'armée, sans expérience, troublé par les plaintes et les clameurs de ses troupes , par les reproches de mollesse et de lâcheté qu'on lui fait, se laisse entraîner hors des résolutions les plus sages et les plus sûres qu'il a formées; cette faiblesse est possible et même pardonnable. Mais le grand Pompée, dont les Romains appelaient le camp leur patrie, et la tente leur sénat, regardant comme des déserteurs et des traîtres les préteurs et les consuls qui étaient restés à Rome à la tête du gouvernement ; ce Pompée qu'on n'avait jamais soumis au commandement d'un autre, qui n'avait jamais eu dans ses campagnes d'autre chef que lui-même et qui les avait toutes faites avec succès, peut-on lui pardonner d'avoir cédé aux railleries d'un Favonius et d'un Domitius? d'avoir été vaincu par la honte d'être appelé un nouvel Agamemnon ? de s'être laissé presque forcer, par des motifs si frivoles, à hasarder une bataille qui devait décider de l’empire et de la liberté de Rome?
VI. S'il ne considérait que la honte du moment, il devait dès le commencement de la guerre faire tête à César, et combattre pour la défense de Rome; ou, après avoir prétendu imiter dans sa fuite le stratagème de Thémistocle, il ne fallait pas ensuite se croire déshonoré en différant de livrer bataille dans la Thessalie. La plaine de Pharsale n'était pas un théâtre ou une arène que les dieux eussent fixée à ces deux rivaux; il n'y avait pas été appelé par un héraut pour descendre dans la lice, sous peine, s'il refusait, d'abandonner la couronne à un autre. Il avait assez d'autres plaines; il avait des milliers de villes, ou plutôt la terre entière; et l'empire de la mer, que lui assurait sa flotte, lui laissait la liberté du choix, s'il avait voulu imiter Fabius Maximus, Marius ou Lucullus, ou Agésilas lui-même, qui n'eut pas de moindres assauts à soutenir à Sparte, lorsqu'on voulait le forcer d'aller combattre contre les Thébains pour la défense de son pays; ni moins de reproches et de calomnies à essuyer en Égypte par la folie du roi, lorsqu'il conseillait à ce prince de ne rien entreprendre. En suivant ainsi les résolutions sages qu’il avait prises dès son arrivée en Égypte, non seulement il sauva les Égyptiens malgré eux-mêmes, et conserva seul la ville de Sparte, dans une secousse si violente; mais encore il éleva dans sa patrie un trophée de sa victoire sur les Thébains; et, en ne se laissant pas contraindre de courir à une perte certaine, il fit gagner aux Spartiates une seconde bataille. Aussi Agésilas fut-il enfin loué par ceux mêmes qu'il n'avait sauvés qu'en leur résistant avec force; et Pompée, qui fit une si grande faute en cédant à la volonté d'autrui, eut pour accusateurs ceux dont il avait suivi les conseils. On dit, il est vrai, qu'il fut trompé par Scipion son beau-père, qui, pour s'approprier les sommes immenses qu'il avait apportées d'Égypte, les cacha, et pressa Pompée de donner la bataille, en lui disant qu'il manquait d'argent. Mais quand cela serait vrai, un général devait-il se laisser ainsi induire en erreur ? ou, après avoir été trompé si facilement, exposer au plus grand danger la fortune publique? Ces divers traits font assez connaître le caractère de l'un et de l'autre.
VII. Maintenant, pour parler de leur voyage d'Égypte, Pompée fut forcé de le faire pour se dérober à ses ennemis par la fuite. Agésilas le fit sans nécessité, par le motif peu honnête d'y amasser de l'argent, et d'avoir de quoi faire la guerre aux Grecs avec celui qu'il gagnerait en servant les Barbares. D'ailleurs, le reproche que nous faisons aux Égyptiens par rapport à Pompée, les Égyptiens le font de leur côté à Agésilas; car Pompée fut cruellement trompé pour s'être fié aux Égyptiens, et Agésilas, à qui les Égyptiens avait donné toute leur confiance , les abandonna et passa dans le parti opposé à ceux qu'il était venu secourir.
Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840.