Vers l'autre rive

Negovan Rajic
Comment l'auteur qui est né et a vécu en Yougoslavie jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, mais qui a dû quitter son pays clandestinement en 1946, est devenu un écrivain de langue française après avoir connu des années d'errance...
VERS L'AUTRE RIVE

Mon initiation à la langue française avait commencé à l'automne 1932. J'avais à peine neuf ans, quand mon père m'inscrivit à un cours du soir qui se donnait au Deuxième lycée des garçons à Belgrade. Cette initiation me mit à une rude épreuve. Après l'orthographe serbo-croate, simplifié à outrance par la correspondance biunivoque entre les sons et les lettres, celui du français me parut d'une complexité inextricable. Aux difficultés d'orthographe s'ajoutait l'exigence d'apprendre des milliers de mots nouveaux. Devant l'énormité de la tâche, un profond découragement m'envahissait, mais en même temps une mystérieuse force me faisait entrevoir un jour lointain où je maîtriserais cette langue, au moins jusqu’à un certain degré. Des décennies ont passé depuis, mais encore aujourd'hui, en écrivant dans la langue de Molière, j'oscille entre le découragement et l'obsession de me perfectionner toujours davantage. Dans la pièce de théâtre Le Puits, j'ai essayé d'exprimer le désarroi et l'espoir de celui qui entreprend ce qui le dépasse.

Par la suite, mon apprentissage de la langue française continua durant les huit années de lycée. Dans cet intervalle, un heureux voyage en France, pendant l'Exposition Internationale de Paris, à l'été de1937, contribua grandement à améliorer mon français. Ces deux mois passés dans la canicule de la capitale me permirent aussi de faire une riche moisson de découvertes, d'impressions et d'images. Les camelots des Grands Boulevards me laissèrent des souvenirs inoubliables. Pour vendre leur pacotille, ils débitaient leur baratin avec un tel brio que je restais bouche bée pendant de longues minutes en me demandant si un jour je pourrais maîtriser le français avec autant de facilité. Sans le savoir, ces vendeurs à la sauvette furent mes maîtres. Ce séjour parisien joua, sans doute, aussi un rôle déterminant dans ma décision de revenir un jour en France pour faire mes études. Hélas! dix ans plus tard je me retrouvai à Paris exilé et dépourvu de moyens d'existence.

Mes cours de français au lycée et mon séjour à Paris ne furent que l'introduction à mon véritable apprentissage de cette langue qui commença plus sérieusement un matin d'octobre 1947, au moment où je débarquai, sans passeport et sans argent, à la gare de l'Est. Alors, durant une décennie riche d'âpres luttes pour survivre et pour faire mes études, je ne cessai de m'imprégner, presque par osmose, de la langue et de la culture du pays. D'une façon désordonnée, et dans la limite de mes modestes moyens, je bouquinais, je visitais des musées, j'allais au théâtre et au cinéma ou, tout simplement, j'écoutais les gens parler.

Cet apprentissage se fit le plus souvent sur le tas, dans les usines, sur les chantiers et dans les amphithéâtres. Il ne fut ni systématique ni approfondi. Probablement à cause d'une certaine tournure de mon esprit, toujours plus enclin à s'intéresser aux idées, aux destins et aux images qu'à s'attarder aux règles de grammaire et d'orthographe. D'après l'opinion de Victor Hugo, qui croyait que tout écrivain doit nécessairement être un grammairien, j'aurais dû, depuis longtemps, renoncer à l'écriture. Heureusement, l'opinion de Gide me consolait, car il pensait qu'on pouvait être un écrivain, sans être un écrivain correct.

Dès le début, je fus fasciné par la langue, autant par sa rigueur logique que par son côté poétique. Certaines phrases m'obsédaient comme celles de Saint-Exupéry, dans Pilote de guerre: « Les pierres d'un chantier ne sont en vrac qu'en apparence, s'il est un homme, soit-il seul, qui pense cathédrale. » Ou une autre trouvée au hasard de mes lectures justement chez Gide: « Oh! Si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu'a la vie si brève de l’homme! » Cependant, ma fascination pour le français allait au-delà de l'art pour l'art. La langue était pour moi non seulement un moyen de communication, mais aussi celui d'une communion fraternelle avec les hommes, mais par-dessus tout elle était une arme contre le mensonge. Ernst Jünger avait exprimé dans Les falaises de marbre une idée dont je me sentais très proche: « Mais avant tout, nous consacrions notre effort à la langue car nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont pâlit la puissance des tyrans. La parole, la liberté et l’esprit ne sont qu'une seule et même chose. »

Cet engagement s'explique, sans doute par mon héritage culturel et spirituel, mais aussi par la vie double qui était la mienne durant mes premières années parisiennes. Le jour je côtoyais les Français qui las de la guerre, regardaient plus vers l'avenir que vers le passé. Le soir venu, je me plongeais dans l’univers des exilés yougoslaves tourmentés par l'histoire récente de leur pays. Dans les hôtels sans étoiles, dans quelques cafés de Montparnasse, fleurissaient à cette époque, parmi les réfugiés et les apatrides, un extraordinaire foisonnement de destins, dont chacun pouvait être le sujet d'un livre. Entre ces deux univers il n'y avait pratiquement pas d'échanges. Le passage de l'un à l'autre m'obligeait à me déguiser et à me dédoubler. Cette double allégeance ne faisait qu'accentuer ma solitude et mon sentiment d'être un homme de nulle part.

L'incommunicabilité de ces univers était surtout frappante dans le domaine de l'histoire. Nous, les exilés, nous gardions encore un souvenir très vivant de la guerre dans notre pays, mais, autour de nous, les médias et l'opinion publique en France reflétaient le plus souvent une histoire post fabriquée par les vainqueurs. Elle ne coïncidait pas avec la nôtre et ce désaccord me révoltait, tout en me rendant conscient de mon impuissance. L'idée de disparaître avant d'avoir dit ce que j'avais vu me désolait, car le hasard des années troubles m'avait fait le témoin involontaire de certains épisodes de la guerre civile. La parole écrite s'imposa alors peu à peu à moi comme le seul moyen d'éclairer la face cachée de la réalité, de m'intégrer à un univers plus vaste, de rompre mon isolement et de retrouver mon unité. Certes, j'aurais pu me contenter d'un simple compte-rendu des événements ou des pamphlets politiques dénonçant le mensonge, mais, à mon avis, seule la littérature pouvait donner une idée approximative de la réalité et toucher aussi bien l'intellect que le cœur des hommes.

Sans doute, se lancer la tête basse dans la littérature, écrire dans une langue apprise sur le tard, apparaissait comme une entreprise aussi irréaliste que prétentieuse, mais je ne pouvais pas me dérober, comme si, en proie à une force qui me dépassait, je n'avais pas le choix. Ainsi, inéluctablement vint le jour où, en janvier 1957, je m'achetai à Paris, à la librairie Joseph Gilbert, un petit calepin jaune avec l'intention d'y consigner, en français, les notes éventuelles pour une nouvelle fantastique Le mal étrange de Cyprien Gaudemart. L'histoire est encore à l'état de projet, mais les petits calepins étaient devenus une sorte de fourre-tout. Ainsi a commencé une nouvelle phase de mon amer et doux apprentissage de la langue française qui ne se terminera jamais.

Entre 1957 et 1969, j'avais rempli une trentaine de ces calepins et autant de cahiers. On y trouve les commentaires de l'actualité et les impressions du moment. Cette accumulation de matériaux bruts se présentait autant comme un exercice de style que comme l'ébauche des nouvelles et des récits à venir. L'année 1969 coïncidait aussi avec mon arrivée au Québec et mon installation à Trois-Rivières. Elle marqua, sans doute, un point tournant dans mon aventure littéraire. Ayant obtenu un poste permanent de professeur de mathématiques au Collège de Trois-Rivières et fondé une petite famille, j'avais enfin des conditions propices pour entreprendre l'écriture d'un texte plus ambitieux.

Ces premières années trifluviennes étaient aussi marquées par mes premiers contacts avec le milieu littéraire de Québec et du Canada. Je les dois au Cercle de philosophie animé par le professeur Alexis Klimov, et à Clément Marchand, poète, écrivain et éditeur du journal Le Bien Public. Ce dernier publia au cours de l'année 1977, mon premier texte imprimé: La Gaspésie blessée. Il fut au fond une tentative d'enracinement, car j'y décris brièvement l'existence d'un minuscule musée au bord du Saint Laurent dont l'unique objet d'exposition était le fragment d'une torpille allemande qui, au cours de la Seconde guerre mondiale, avait coulé un navire marchand avant de s'échouer sur la grève. L'expression la terre de la Gaspésie blessée, accompagnant le morceau de métal tordu avait particulièrement retenu mon attention, car elle assimilait la terre à un être vivant, conception proche de la terre nourricière si fréquente dans la littérature russe et slave.

Par la suite Clément Marchand publia plusieurs de mes nouvelles dans le Bien Public et me fit connaître un peu. Cela sans doute m'encouragea à entreprendre en 1976 la rédaction de la première version des Hommes Taupes, récit né de la fascination pour la littérature fantastique et de ma réflexion sur le monde totalitaire, car tout en m'intégrant chaque jour davantage dans le milieu culturel du Québec, je ne cessais d'observer la situation en Yougoslavie. Dans un certain sens, ce livre m'avait permis de sortir de la clandestinité littéraire et d'établir une communication entre l'univers mental de mes origines et celui dans lequel je vivais désormais.

L'histoire de cette première tentation de percer dans le monde littéraire est presque un roman à part. Alexis Klimov fut mon premier lecteur, en dehors du cercle de ma famille. S'il approuva le texte sur le fond, il fut beaucoup plus réservé sur la qualité de la langue et me suggéra d'en refaire la copie. Je le fis avec l'humilité, mais fermement décidé à surmonter l'obstacle. Cette première version fut refusée par plusieurs éditeurs, en France et au Québec, mais elle trouva grâce auprès de deux membres du comité de lecture des éditions Gallimard: Roger Caillois et Raymond Queneau. Ils défendirent ce manuscrit, hélas! sans succès! Heureusement, la deuxième version fut acceptée en février 1978 par Pierre Tisseyre et publiée en octobre de la même année. Le livre mérita le prix du Cercle du Livre de France et me donna un espoir excessif surtout après une critique assez élogieuse de Robert Melançon dans Le Devoir. J'ai dû rapidement déchanter, conformément à l'avertissement d'un journaliste qui m'avait bien prévenu que les prix littéraires sont comme ces étoiles éphémères dont l'éclat ne dure qu'un instant. Ce prix fut donc un succès, mais aussi un échec. Seulement, au cours de ma vie d'exil, j'avais pris l'habitude de considérer les échecs comme des stimulants. Les éditeurs qui avaient refusé mes manuscrits, les critiques malveillants qui avaient dénigré mes livres ignoreront toujours combien ils m'ont aidé, en décuplant ma résolution d'écrire.

Le récit Les Homme Taupes reflète, en essayant de lui donner une portée universelle, la situation désespérée d'un individu seul face à un pouvoir totalitaire auquel il refuse de prêter le serment d'allégeance. Dans ce récit, la défense de la mémoire de Jérôme Bosch rappelle singulièrement la tentative des autorités yougoslaves de faire disparaître toute trace des écrivains Gligorije Bozovitche, Dragisa Vasitch, Slobodan Jovanovitch et tant d'autres.

Condamné à écrire toujours un nouveau livre, pour le recueil Propos d’un vieux radoteur, je me suis encore tourné vers les réalités vécues, mais toujours soucieux de donner à mes récits une portée universelle. Cela explique pourquoi les références aux lieux géographiques et au temps sont systématiquement biffées dans mes livres, à l'exception du roman autobiographique Vers l’autre rive.

Dans le recueil de quatre nouvelles, dont la première Propos d'un vieux radoteur donne le titre du volume, la parodie de la justice yougoslave, après la Seconde guerre mondiale, est le sujet central. Il s'agit d'une justice fallacieuse, soucieuse des formes, mais dépourvue de substance. Curieusement, certains passages sur l'interchangeabilité du procureur et du juge sont d'une actualité brûlante.

La nouvelle Les trois rêves relate les trois périodes dans la vie d'un jeune homme pris dans la tourmente de l'histoire. Elle évoque l'étrange destin de cette fameuse lettre écrite par le Grand Serrurier et envoyée confidentiellement aux trois millions de membres de l'Union socialiste. Quand on sait que les médias yougoslaves l'avaient abondement commentée sans divulguer son contenu, on reste perplexe. Comment les hommes avaient-ils pu à ce point rompre avec la réalité pour ériger un tel monument d'absurdité? Kafka avait raison de supprimer la frontière entre le réel et le fantastique!

Dans tous mes écrits, le souci de préserver la mémoire et le souvenir des événements et des destins des êtres, souvent tragiques, me tenait à cœur. Comme la majorité de ces souvenirs sont liés à ma jeunesse et à mon pays d'origine, je risquais de m'enfermer dans le cercle étroit de l'histoire de mon pays. Pour échapper à ce piège, il me fallait constamment mettre en avant le caractère universel des destins. Il suffirait de lire mes livres pour juger dans quelle mesure cela a pu être accompli.

Il me reste maintenant à examiner brièvement l'influence de ma langue maternelle et de la littérature de mon pays d'origine sur mes écrits. Pour celui qui abandonne sa langue maternelle pour écrire dans une autre, la première sera d'abord un obstacle, car l'inertie de l'esprit va constamment le ramener vers les tournures et les constructions propres à sa première langue. L'idéal serait de pouvoir faire table rase de sa langue maternelle. Cela bien entendu n'est ni possible ni souhaitable, car la possession approfondie de la première langue apprise est déjà le gage pour l'acquisition d'une nouvelle.

Il me fallait d'âpres luttes pour éliminer l'emploi abusif du que dans mes premiers textes français, car le da du serbo-croate s'impose si spontanément dans ma langue maternelle. Dans une phase ultérieure, la première langue apprise peut, au contraire, apporter une note d'originalité en francisant certaines allocutions. Je mentionne comme exemple l'expression empêtré comme le poussin dans la filasse, ce qui est évidemment la traduction littérale de zapetlajn kao pile u kucine. La traduction littérale de certains lieux peut également apporter en français une note poétique. Ainsi Zlatibor devient La montagne des pins aux aiguilles d'or. Dans mon dernier livre Vers l’autre rive s'est posé le problème du mot tchardak, d'origine, sans doute, turque. On pouvait être tenté de le traduire par gloriette, mais il s'agit d'un bâtiment très particulier qui n'a pas d'équivalent dans l'architecture française. Finalement, la meilleure solution me semblait être de garder tchardak qui, à mon avis, exprime toute une conception orientale de la vie. Mais comme il s'agit d'examiner l'influence de mon héritage culturel sur mes écrits actuels, il faut signaler que ce tchardak provient évidemment du conte populaire bien connu Thardak ni na nebu ni na zemlji, Tchardak, ni dans le ciel ni sur la terre. Celui qui dans mon roman Vers l’autre rive emporte tout le peuple serbe dans un vol intemporel, m'a paru hautement symbolique pour cette nation qui a toujours hésité entre un royaume céleste et un royaume terrestre.

Les influences que nous subissons sont le plus souvent difficiles à déceler ou alors on les découvre longtemps après. Rappelez-vous de ce vampire qui durant quatre-vingt-dix-neuf ans a sucé le sang des pauvres meuniers dans un moulin perdu au fond d'une gorge? Il est, évidemment, le fruit de l’imagination de notre cher Milovan Glisic, dans la nouvelle Le Vampire Dans ma pièce de théâtre Le Puits, un mystérieux visiteur du soir pose à un homme enfermé au fond d'un puits en acier inoxydable la question: Depuis combien de temps vivez-vous dans ce puits? Il répond, comme le vampire de Glisic: depuis quatre-vingt-dix-neuf ans. Cela se passe de commentaire. Je voudrais terminer cet exposé, ni très systématique ni très académique en évoquant un lointain souvenir. Le vingt-huit juin 1946, à dix heures du soir je me trouvais au buffet de la gare de Belgrade, attendant le train de Zagreb qui devait m'amener encore plus loin en Slovénie et à la frontière austro-yougoslave, marquée par les tombes des pèlerins de la Liberté. Dans mon esprit, il s'agissait d'un voyage sans retour et d'un adieu déchirant à ma ville bien-aimée. Alors une vision soudaine et fulgurante m'annonça qu'un jour j'écrirais des livres en français. Comment cela a-t-il pu se produire? Mystère! Mais les mystères ne font-ils pas aussi partie du monde réel en lui donnant une saveur d'éternité, comme le croyait Unamuno?

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