Traité des conséquences

Jean Buridan
On trouvera ci-dessous des extraits de l'éditeur et traducteur, Benoît Patar, président des Presses Philosophiques, de la préface de Serge Robert, professeur de philosophie et logique à l'Université du Québec à Montréal, et de Buridan, qui s'avère très proche d'un philosophe du langage comme Wittgenstein, du moins dans la présentation modérée qu'en fait Patar (voir extrait ci-dessus).
Est parue aux éditions des Presses Philosophiques une traduction française du Traité des conséquences de Jean Buridan par Benoît Patar, précédé d’une Introduction de ce dernier et suivi de la traduction du Traité des propositions rédigé par le maître picard. Dans sa préface à la traduction de Patar, le logicien Serge Robert situe en ces termes l’importance de Buridan dans l’histoire de la pensée:

«Comme son titre le suggère, le Traité des conséquence aborde la logique non plus comme un ensemble de règles d'inférence indépendantes les unes des autres, ainsi que la tradition avait tendance à le faire, mais plutôt comme un système de règles interdépendantes, c'est-à-dire comme une véritable science des conséquences. Ainsi, chaque livre commence par des chapitres où l'on donne des définitions et des règles de base, pour ensuite passer à une liste de théorèmes, ensemble de conséquences logiques découlant nécessairement des chapitres précédents. En ce sens, comme le soutient Hubien, l'ouvrage préfigure l'organisation contemporaine de la logique sous forme de théorie axiomatique, où, à partir d'un nombre limité d'axiomes et de règles démonstration, on pourra déduire une quantité impressionnante de lois logiques.» (Préface par Serge Robert, p. 9-10).

Pour sa part, l’auteur de la traduction, le médiéviste Benoît Patar, expose en ces termes l’ensemble du travail accompli en logique par celui qui fut le plus grand commentateur aristotélicien du Moyen Âge occidental:

«En logique, Buridan a étudié tout le corpus disponible de son époque. Il a commenté aussi bien l'ancienne logique (l'Isagoge de Porphyre, les Catégories et l'Interprétation d'Aristote) que la nouvelle (les Premiers Analytiques et les Seconds Analytiques, les Topiques, les Réfutations sophistiques). Il a également abordé la vaste synthèse concoctée par Pierre d'Espagne (qui fut peut-être le pape Jean XXI) dans ses Petites sommes de logique (3), et a étudié de près les ouvrages de Gauthier Burley (De la pureté de l'art logique, De puritate artis logicae), d'Ockham (La somme de logique, Summa logicae), de Guillaume de Heytesbury (Les règles pour résoudre les sophismes, Regulae ad solvendum sophismata). Il rédigea en outre plusieurs études ponctuelles, dont le présent Traité des conséquences.» (p. 16-17).

Dans un autre passage de son Introduction, le traducteur fait cette mise au point concernant l’appartenance philosophique de la pensée buridannienne:

«Jusqu'à présent, les historiens de la pensée philosophique, et plus encore ceux qui se prennent pour des historiens, ont rangé résolument Buridan parmi les nominalistes émules d'Ockham. Récemment encore, un chercheur du CNRS, devenu depuis professeur d'université, ne disait-il pas que le philosophe picard "manifeste un nominalisme intransigeant" (voir J. Biard, art. «Buridan» in André Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, deux vol. Paris, Le Cerf, 1997).

Le premier à avoir contesté cette interprétation est un chercheur américain du nom de Richard Wallace, qui recommanda de parler plutôt de terminisme à propos de Buridan. On sait que le terminisme est une idéologie de type logique qui se manifesta au XIIIe siècle par une propension très marquée à vouloir résoudre les problématiques langagières en faisant l'étude de la propriété des termes et en procédant à des analyses grammaticales (les modalités du discours). Étant donné que le philosophe de Béthune s'est inspiré de cette démarche, du moins relativement, il n'est pas faux de lui appliquer cette étiquette.

Cependant, je préfère appeler cette pensée semi-réalisme car, selon moi, elle s'inspire d'un regard réaliste de la nature, tout en lui cherchant des explications à travers les structures du langage. Par cette propension à l'analyse logique et sémantique, Buridan est bien de son époque, mais il reste attaché à l'explication du réel. À ses yeux, le langage conceptuel n'est pas un signe, c'est-à­dire une reconstruction mentale rigoureuse du réel, mais un sens, c'est-à-dire une représentation du réel par le moyen du signe. Pour Buridan, entre le réel et le concept il n'y a pas une barrière d'incommunicabilité comme chez Ockham, où seule l'intuition peut saisir le réel dans sa singularité. Toutefois, Buridan défend l'autonomie du langage dont l'organisation sémantique est fondée sur les conventions acceptées par les locuteurs d'une même langue.» (Introduction par Benoît Patar, p. 16-17).




BURIDAN : TRAITÉ DES CONSÉQUENCES (1335)
LIVRE I : Les conséquences en général et les conséquences entre propositions assertoriques
CHAPITRE 1 : La vérité et la fausseté des propositions.

Dans ce livre, je voudrais aborder le problème des conséquences en traitant, dans la mesure du possible, de leurs causes. Beau­coup d'entre elles ont été suffisamment prouvées à postériori par certains; mais elles n'ont peut-être pas été ramenées à des causes premières en vertu desquelles elles sont dites tenir. Il faudra donc mettre de l'avant certains préalables.

Dans ce premier chapitre, je veux, en effet, mettre en lumière ceci: d'où vient qu'une proposition vraie est dite vraie, une proposition fausse est dite fausse, une proposition possible est dite possible, une proposition impossible est dite impossible, et une proposition nécessaire est dite nécessaire?

Certains affirment que toute proposition vraie est vraie parce que, de quelque façon qu'elle signifie, il en est ainsi, à savoir dans la chose signifiée ou dans les choses signifiées. Pour ma part, je crois que, pris au pied de la lettre, ce n'est pas vrai. Car, si le cheval de Colin qui s'est bien promené est mort, la proposition: le cheval de Colin s'est bien promené, est vraie, et pourtant il n'en est pas ainsi dans la chose comme la proposition le signifie, puisque la chose en question est corrompue. Ou bien supposons que la chose [c'est-à-dire le cheval] soit anéantie; dans ce cas, il n'y a rien dans la chose signifiée, c'est-à-dire rien d'une quelcon­que façon, ni ainsi ni autrement; pourtant, la proposition est effectivement vraie, puisque effectivement dans la chose il en fut ainsi que la proposition signifie qu'il en fut. De la même façon, la proposition: l'Antéchrist prêchera, est vraie, non pas parce qu'il en est ainsi dans la chose que la proposition le signifie, mais parce qu'il en sera dans la chose comme la propo­sition signifie qu'il en sera. De même, la proposition: quelque chose qui ne sera jamais peut exister, est vraie, non pas parce qu'il en est ainsi que la proposition le signifie, mais parce qu'il peut en être ainsi que la proposition signifie qu'il peut en être.

Ainsi est mis en évidence le fait qu'il faut assigner des causes de vérités aux propositions de différentes façons suivant les différents genres que prennent celles-ci. Comment ces causes doivent être assignées dans les propositions affirmatives, les chercheurs diligents peuvent dès maintenant le découvrir à partir de ce qui vient d'être dit. Et la même chose peut être faite de la même façon pour les causes de fausseté de ces propositions. Étant donné, en effet, qu'il est impossible qu'une même proposition soit simultanément vraie et fausse et qu'il est nécessaire que n'importe quelle proposition, si elle est formée, soit ou vraie ou fausse, il est nécessaire par mode de contradiction d'assigner à la même proposition une cause de vérité et une cause de fausseté. Ainsi donc, la cause de fausseté d'une affirmative assertorique portant sur le présent sera: parce que, de quelque façon que la proposition signifie, il n'en est pas ainsi; et pour une proposition portant sur le passé: parce que, de quelque façon que la proposition signifie, il n'en fut pas ainsi; et pour une proposition portant sur le possible: parce que, de quelque façon que la proposition signifie que cela puisse être ou puisse avoir été ou a pu être, il ne peut pas en être ainsi ou il n'a pas pu en être ainsi, etc.; et ainsi de suite pour les autres modalités et circonstances.

Concernant les propositions négatives, il faut savoir que toute proposition négative a ou peut avoir une affirmative qui lui est contradictoire: quelle que soit, en effet, la cause de vérité d'une proposition, celle-ci est cause de fausseté de sa contradictoire, et inversement. C'est pourquoi il est impossible qu'en raison d'une quelconque puissance elles soient vraies ou fausses simultanément. Donc toute proposition négative assertorique vraie qui porte sur le présent est vraie parce que, de quelque façon que sa contradictoire affirmative, si elle est formulée, signifie qu'il en est, il n'en est pas ainsi. Et il en va de même, toutes proportions gardées, pour une proposition qui porte sur le possible ou sur le nécessaire, sur le passé ou sur le futur. Ainsi, toute proposition négative assertorique fausse qui porte sur le présent est fausse parce que, de quelque façon que sa contradictoire affirmative, si elle est formulée, signifie qu'il en est, il en est ainsi. Et il en va ainsi, chacun à sa façon, pour les autres temps et modalités.

Ensuite, une proposition affirmative possible qui est assertorique et porte sur le présent est dite possible parce que, de quelque façon qu'elle signifie qu'il en est, il peut en être ainsi; et une proposition nécessaire est dite nécessaire parce que, de quelque façon qu'elle signifie qu'il en est, il est nécessaire qu'il en soit ainsi. Et, si cette proposition portait sur le passé, alors elle serait dite possible parce que, de quelque façon qu'elle signifie qu'il en fut, il est possible qu'il en ait été ainsi. Et il en va ainsi, chacun à sa façon, pour les autres [temps et les modalités].

Ce [que je viens de dire], je ne le discute pas et je ne le mets pas davantage en lumière ni ne le précise; tout simplement, je le présuppose. Et, puisque les noms tirent leur signification d'une convention, je déclare que, par souci de brièveté, j'utiliserai en tout temps, comme certains ont pris l'habitude de le faire, cette façon de parler, à savoir: de quelque façon que [la proposition] signifie, il en est ainsi, et cela pour exprimer toute cause de vérité de chaque genre de propositions. Dès lors, que mes auditeurs reçoivent ce sens non pas selon la propriété des mots mais selon l'exigence de ce qui vient d'être dit.

CHAPITRE 7 : LA MATIÈRE ET LA FORME DES PROPOSITIONS

Étant donné que nous avons parlé de la forme de la proposition et de la répartition des conséquences en conséquences formelles et en conséquences matérielles, il faut ensuite, dans ce chapitre 7, préciser ce qu'il convient de dire concernant la forme d'une conséquence ou d'une proposition et concernant sa matière.

Je dis que, dans notre propos, pour autant que nous parlions ici de matière et de forme, nous entendons par matière d'une proposition ou d'une conséquence les termes purement catégorématiques, à savoir les sujets et les prédicats, étant admis que sont laissés de côté les syncatégorèmes qui leur sont apposés par lesquels les catégorèmes sont ou conjoints ou niés ou distribués ou entraînés vers un certain mode de supposition. À la forme, dirons-nous, appartient tout le reste. Ainsi, nous disons qu'appartiennent à la forme les copules, tant des propositions catégoriques que des propositions hypothétiques, ainsi que les négations, les signes, le nombre, aussi bien des propositions que des termes, le rapport de toutes les choses susdites entre elles, les relations des termes relatifs, les modes de signification correspondant à la quantité des propositions, telles la discrétion et la communauté, et beaucoup de choses que des gens attentifs peuvent discerner quand elles se présentent.

Par exemple, au sujet de ce que nous venons de dire, les propositions prennent différentes formes entre elles en raison des copules de modalité qui sont différentes entre elles et différentes de celles qui sont présentes dans les assertoriques. D'autre part, en raison des négations et des signes, les propositions affirmatives prennent des formes différentes de celles que prennent les négatives, et les universelles des formes différentes de celles que prennent les particulières. En raison de la communauté et de la discrétion des termes, la proposition singulière prend une forme différente de celle que prend l'indéfinie; en raison du nombre des termes, les propositions: l'homme est homme et l'homme est un âne, et autres choses du même genre.

CHAPITRE 8 : LES THÉORÈMES (extrait: premier théorème)

À ces présuppositions j'ajoute les principes suivants: dans toute contradiction, une des contradictoires est vraie et l'autre fausse, et il est impossible qu'elles soient toutes les deux simultanément vraies ou simultanément fausses; et encore: toute proposition est ou vraie ou fausse, et il est impossible que la même proposition soit simultanément vraie et fausse.
Ces choses étant présupposées, on conclut un certain nombre de théorèmes.

Premier théorème: de toute proposition impossible il s'ensuit toute autre proposition, et de toute autre proposition il s'ensuit toute proposition nécessaire.

Ce théorème est évident en vertu de la définition nominale de l'antécédent et du conséquent. En effet, il est impossible qu'une quelconque proposition impossible soit vraie, c'est-à­dire que, de quelque façon qu'une proposition signifie, il en soit ainsi. Donc il est impossible que, de quelque façon que cette proposition signifie, il en soit ainsi, le fait n'existant pas de signifier de quelque façon pour n'importe quelle autre proposition.

Semblablement, pour toute proposition nécessaire il est impossible de ne pas en être ainsi, de quelque façon que cette proposition signifie. Donc il lui est impossible de ne pas en être ainsi de quelque façon qu'elle signifie, le fait existant de signifier de quelque façon pour n'importe quelle autre proposition.

D'autre part, il faut faire remarquer qu'il y a lieu de poser, proportionnellement, un théorème à propos d'une conséquence momentanée, à savoir que de toute proposition fausse il s'ensuit toute autre conséquence momentanée, et aussi que de toute autre proposition il s'ensuit toute conséquence momentanée vraie. Car il est impossible pour des choses qui existent momentanément qu'une proposition qui est vraie ne soit pas vraie. C'est pourquoi il n'est pas possible qu'elle ne soit pas vraie, n'importe quelle autre proposition vraie existant.

D'autre part, si notre discours porte sur le passé ou sur le futur; alors il convient d'appeler cette conséquence conséquence temporelle [ut tunc] ou de quelque façon que vous voudrez la nommer. Par exemple, on obtient une conséquence momentanée, ou une conséquence temporelle, ou une conséquence momentanée pour une conséquence temporelle, dans le cas suivant: si l'Antéchrist ne sera pas engendré, Aristote n'a jamais existé. En effet, même s'il est simplement vrai que, pour l'Antéchrist, il est possible de ne pas exister dans le futur, cependant il est impossible que, dans le cas des choses qui se seront situées comme elles se situeront, l'Antéchrist n'existe pas un jour, car un jour il existera; or il est impossible qu'un jour il existe et n'existe pas.

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