L'activité de lobbying est-elle une menace pour la démocratie?
Les reportages des médias, au premier trimestre 2002, concernant les activités de certains lobbyistes, et plus particulièrement les liens qu’ont entretenus certains d’entre eux avec des membres du gouvernement québécois, ont soulevé beaucoup de questions sur la façon dont nous sommes gouvernés. Plus précisément, les liens dévoilés qu’ont entretenus des membres du gouvernement avec des dirigeants de la fi rme de lobbyistes Oxygène 9 ont fait augmenter le cynisme de la population à l’égard de la classe politique et ont renforcé la perception négative qu’a la population du lobbying qu’elle associe spontanément à la corruption et au trafic d'influence.
Rappelons que l’affaire Oxygène 9 a mis le gouvernement dans l’embarras lorsque les médias ont révélé les liens qui existaient entre certains membres du gouvernement et les associés de la firme de lobbyistes Oxygène 9. Les avantages que ces derniers auraient pu retirer de ces liens ont provoqué la démission du ministre de l’Industrie. Les services d’Oxygène 9 étaient utilisés par plusieurs entreprises désireuses de négocier avec le gouvernement québécois afin d’obtenir des subventions.
Ces révélations sur les liens entre lobbyistes et membres du gouvernement ont mis en lumière la fragilité des institutions démocratiques qui semblent prises d’assaut par les groupes qui défendent des intérêts particuliers. Elles ont soulevé la question de la légalité et de la légitimité de cette activité. Il me semblait donc important de comprendre la place qu’occupe le lobbying dans un régime démocratique comme le nôtre. Le lobbying est devenu un des principaux mécanismes de représentation entre les citoyens et les gouvernements. Il me semblait également intéressant d’examiner les mesures que le gouvernement québécois veut mettre en place pour mieux encadrer cette activité.
Il est convenu de définir le lobbying comme étant le démarchage fait auprès des milieux parlementaire et politique. Cette activité vise à amener l’appareil de l’État à agir dans un sens donné. Les lobbyistes cherchent par divers moyens à influencer le processus législatif, à exercer une infl uence sur les décisions du système politique et administratif. Même si l’activité de lobbying est une pratique ancienne et que les groupes de pression existent depuis aussi longtemps que la politique, cette activité, telle que nous la concevons aujourd’hui,apparaît d’abord en Angleterre avant de se répandre aux États-Unis. C’est le pragmatisme anglo-saxon qui a donné droit de cité à la diplomatie de corridor. Le mot lobby a désigné, pendant longtemps, les corridors ou couloirs de la Chambre des Communes britannique. Peu à peu, on lui donna un sens fi guré pour désigner les conversations qui s’y tenaient. Puis, aux environs de 1830, lobby désigna le groupe de pression qui cherchait à infl uencer les membres de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords selon Dominique Boivin.
La pratique du lobbying s’est développée très rapidement chez nos voisins du Sud, tant et si bien que nous en sommes venus à penser qu’ils l’avaient inventée. Les Américains ont, en réalité, copié le modèle britannique en l’adaptant à la réalité de leurs institutions politiques. Aux États-Unis, les mots lobby et lobby-agents étaient couramment utilisés dès la fin des années 1830. Il en est de même du terme lobbyiste dont l’usage était courant à cette même époque, tant à Washington que dans les capitales des États américains.
L’activité de lobbying au Québec
L’activité de lobbying établie au Québec couvre plusieurs facettes. D’une part, il existe une multitude de structures sociales, syndicales, patronales et professionnelles qui disposent d’une expertise qui leur permettent d’influencer directement ou indirectement la prise de décisions auprès des représentants du pouvoir public. D’autre part, des professionnels se sont spécialisés dans le démarchage en vue d’influencer les lieux de pouvoir.
Pour Dominique Boivin2, lobbyiste de profession, on dénombre une multitude de groupes qui font très souvent, s’ils n’en sont pas la raison d’être au premier chef, activité de démarchage parlementaire. Selon Boivin, les groupes qui font du lobbying sont très variés et se rencontrent dans tous les secteurs de la société.
Yves Boisvert3, professeur et directeur du Laboratoire d’éthique publique à l’ENAP, distingue trois catégories de lobbying au Québec :
1. le lobbying direct qui est exercé par des groupes d’intérêt comme le Conseil du patronat ou le FRAPRU;
2. un lobbying plus conjoncturel, qui lui, ne bénéficie pas de structures organisées et qui est mené par une multitude de petits groupes qui défendent des dossiers très pointus, et finalement;
3. il y a les lobbyistes professionnels qui offrent leurs services à différents groupes de la société contre rémunération. Ceux-ci sont sollicités pour ce qu’ils offrent de compétences, de moyens et de relations.
Les lobbyistes professionnels se recrutent généralement dans les milieux politiques et gouvernementaux : anciens députés, ex-ministres, sous-ministres et attachés politiques. Le lobbyiste professionnel doit non seulement connaître les individus, mais il doit aussi connaître le fonctionnement des institutions politiques et le langage particulier de l’appareil législatif.
Dans la catégorie des lobbyistes professionnels, il existe des entreprises ayant d’autres activités qui exercent aussi ces fonctions. Ainsi, traditionnellement, les avocats se sont vu confier la charge des activités de lobbying entre les groupes et les gouvernements. Au fil du temps, les firmes de communication et de relations publiques, qui ont pris beaucoup d’ampleur au cours des dernières décennies et qui disposent de moyens techniques et de ressources pour la fabrication d’images, ont développé des relations privilégiées avec les milieux politiques. Ces milieux étant ainsi pour elles des clients privilégiés, les firmes de communication ont commencé à offrir des services de lobbying, qu’elles qualifient souvent de relations gouvernementales.
Au Québec, il semble que le développement de l’appareil d’État et sa complexification au cours des dernières décennies, ainsi que la multiplicité des intérêts et des groupes ont imposé la nécessité de recourir de plus en plus à ces spécialistes des relations avec les gouvernements que sont les lobbyistes. Les interventions gouvernementales affectant de plus en plus, par leur réglementation, toutes les sphères de l’activité sociale, les différentes structures de la société recourent de plus en plus à ces professionnels du lobbying.
Michel Vastel affirme, dans un article portant sur le lobbying paru dans L’Actualité du mois d'avril 19994, que les lobbies sont omniprésents dans les coulisses de l’Assemblée nationale. Selon Vastel, les lobbyistes courtisent les hauts fonctionnaires plus que les élus. Leur tour de piste est, semble-t-il, toujours le même : d’abord les fonctionnaires, ensuite les députés intéressés par la question, viennent les ministres et enfin le bunker. Il ajoute que selon Ghislain Dufour, ancien président du Conseil du patronat du Québec, il est inutile de commencer la démarche à rebours car le directeur de cabinet ou le ministre vous renverra à un fonctionnaire du ministère.
L’activité de lobbying menace t-elle nos institutions démocratiques?
Pour Yves Boisvert5, le lobbying fait partie intégrante de la démarche démocratique, il est une forme organisée d’accès aux dirigeants politiques. Il vaut mieux le reconnaître et essayer de l'organiser afin d’assurer la transparence et éviter les conflits d’intérêt qui peuvent découler des activités de lobbying. Selon lui, une situation ou il y a apparence de conflit d’intérêt, comme celle que nous avons vécue dans le cas d’Oxygène 9, exige d’aller au-delà de la légalité, il s’agit alors d’une affaire d’éthique et pour porter un jugement éthique sur un comportement, il faut vérifier l’intention qui l’a motivé. Et pour Boisvert, il ne peut y avoir de véritable travail de vérification éthique qui fasse l’économie du principe de transparence.
Les événements qui ont ainsi mis en cause l’intégrité du gouvernement québécois, liés aux activités de la fi rme de lobbyistes Oxygène 9, nous rappelaient donc que l’intégrité et l’éthique sont des données fondamentales en politique et que la légalité d’une action ou d’une activité n’est pas un élément suffisant pour asseoir sa légitimité s’il y a apparence de conflit d’intérêt.
Dans un autre article écrit conjointement avec Hugo Roy, Yves Boisvert insiste sur le fait que l'éthique n’aurait pas sa raison d’être si elle ne faisait que redire ce qu’affirment déjà le droit et les règlements. Selon ces auteurs, l’éthique gouvernementale doit faire appel à la capacité de juger la valeur morale d’une action publique. Elle doit être capable de faire la promotion des valeurs et des comportements qui dépassent largement les attentes fi xées par un règlement ou par le droit.6
La Commission de l’Assemblée nationale chargée de l’examen de l’activité du lobbying au Québec, dans son rapport déposé en 1997, allait dans le même sens. La commission soutenait alors que les activités de lobbying sont légitimes dans la mesure, seulement, ou ces activités ne font pas en sorte que les décisions de l’appareil d’État soient prises au détriment de l’intérêt du
public et que le processus de décision soit transparent7. Force est d’admettre que dans l’affaire Oxygène 9, tel n’était pas le cas et qu’il y avait apparence de conflit d’intérêt.
L’activité de lobbying doit-elle être mieux encadrée?
Dans nos sociétés démocratiques, c’est la mise en place de mécanismes de contrôle qui protège chaque citoyen de l’abus de pouvoir d’un individu ou d’un groupe. Qu’en est-il du contrôle des activités de lobbying? Au Québec, il n’existait pas jusqu’à tout récemment. Par contre, à Ottawa, une loi fut adoptée en 1988, la Loi C-82. Aux États-Unis, une loi pour encadrer les activités de lobbying a été adoptée dès 1946.
La loi canadienne exige l’enregistrement officiel des communications tenues par les lobbyistes avec les décideurs de divers niveaux en mentionnant l’objet de l’intervention, le projet de loi, la politique ou le programme visé par les démarches et les moyens envisagés pour passer les messages. Malgré les amendements qui furent apportés à la Loi C-82, plusieurs observateurs estiment que cette loi et les mesures mises en place comportent certaines déficiences. Notamment, le statut du conseiller à l’éthique fait l’objet de nombreuses critiques.
La législation américaine, quant à elle, oblige les lobbyistes à temps plein à s’enregistrer s’ils entrent en communication avec des membres du Congrès. Par contre, la loi américaine n’inclut pas les relations avec les fonctionnaires, le personnel politique ou présidentiel et, particulièrement, celles avec l’exécutif, c’est-à-dire le président et son cabinet, ce que la loi canadienne stipule. La loi canadienne a un rayon d’action beaucoup plus grand. Il faut aussi dire que le système politique américain est plus vulnérable au lobbying que le système parlementaire canadien. Il est plus ouvert aux infl u ences car les représentants et sénateurs ne suivent pas de ligne de partie et les Américains sont perpétuellement en campagne électorale.
Au Québec, la loi qui encadre les activités de lobbying a été adoptée au mois de juin dernier même si, dès 1997, les membres de la Commission des finances publiques étaient chargés d’examiner l’activité du Lobbying et de faire des recommandations au législateur. Les membres de la Commission estimaient alors que les lobbyistes étaient omniprésents en politique et qu’ils exerçaient des pressions sur les élus, mais aussi, et de plus en plus, sur les fonctionnaires. Ils considéraient que certains groupes, ayant les moyens de recourir aux services de lobbyistes professionnels, pouvaient être favorisés au détriment d’autres groupes.
Cet examen par la Commission devait aussi permettre de mieux évaluer, le cas échéant, la nécessité d’un encadrement de cette activité professionnelle.Au terme de son mandat, la Commission déposait un rapport à l’Assemblée nationale présentant des recommandations relatives à l’exercice de l’activité de lobbying de manière à assurer la transparence du processus décisionnel et à accroître la confiance des citoyens à l’égard des pouvoirs publics.
C’est l’affaire Oxygène 9, mise au jour par les médias au cours de l’hiver 2002, qui a forcé le gouvernement du Québec à légiférer et à réglementer l’activité des lobbyistes. L’encadrement du travail des lobbyistes et l’imposition d’un code d’éthique sont devenus des priorités afin d'éviter que les abus et les fraudes n’entachent la réputation et l’intégrité du gouvernement et n'entament davantage la confiance des électeurs à son égard.
Les mesures prises par le gouvernement québécois pour encadrer l’activité de lobbying
Le projet d’encadrement du lobbying et de l’éthique dévoilé par Québec, à l’hiver 2002, s’inspire très largement de la loi fédérale et de ce qui se fait déjà au Canada à cet égard. Le projet de loi du gouvernement du Québec prévoit d’interdire aux membres des cabinets ministériels de travailler comme lobbyistes pendant une période donnée après la fi n de leur mandat, et d’interdire toute forme de rémunération con ditionnelle à l’obtention d’un résultat. Le projet prévoit également l'enregistrement des personnes, groupes ou firmes qui s’adonnent au lobbying et l'enregistrement des personnes et entités auprès desquelles le lobbying est fait. Il y aura aussi la nomination d’un conseiller en éthique qui relèvera de l’Assemblée nationale de même que l'élaboration et l’application d’un code d’éthique pour les lobbyistes. Le personnel des cabinets ministériels et les fonctionnaires seront aussi soumis à des règles d’éthique. Cette loi ne visera pas à interdire le lobbying, mais plutôt à rendre cette activité plus transparente.
Les mesures annoncées par Québec en matière d’éthique sont plus sévères que celles prises par le gouvernement canadien. Notamment, le conseiller à l’éthique du Québec sera, contrairement à son homologue fédéral, nommé par l’Assemblée nationale. Il relèvera de la législature et son mandat s’étendra à tous les parlementaires, tant aux ministres qu’aux députés d’arrière banc. Cette distinction est importante. Cela confèrera à ce poste une indépendance par rapport au gouvernement québécois que n’a pas le conseiller à l’éthique du gouvernement fédéral qui se trouve à l’emploi du premier ministre.
Conclusion
Il m’apparaît évident que les activités de lobbying ne disparaîtront pas du paysage politique. Bien au contraire! Elles ont été en croissance au cours des dernières décennies et tout laisse croire que le phénomène s’accentuera. Nous ne vivons plus en démocratie directe depuis longtemps et les opinions et intérêts des individus et de la population s’expriment, entre autres, à travers des groupes de pression, formels ou non, qui font des représentations auprès des diverses instances gouvernementales. Cela étant dit, il m’apparaît indispensable que cette activité soit encadrée par diverses mesures et mécanismes de contrôle, qui sont connus d'ailleurs, et qui peuvent garantir une plus grande équité et une plus grande transparence en ce qui a trait aux décisions prises par nos gouvernements.
Les mesures contenues dans la loi récemment adoptée par le gouvernement du Québec visant à encadrer les activités de lobbying ont été bien reçues par la majorité des groupes et des individus intéressés par cette question lorsqu’elles ont été présentées à l’hiver 2002. Elles sont, à prime abord, plus sévères et plus complètes que celles contenues dans la loi fédérale. Toutefois, la vraie question est de savoir si ces mesures, une fois mises en oeuvre, seront suffisantes pour assurer que nos gouvernements prendront leurs décisions de façon transparente, dans l’intérêt général et pour le bien public, et non aux bénéfices de certains groupes particuliers bien nantis et mieux organisés que d’autres. Les mécanismes de surveillance et de contrôle étant en place pour assurer la transparence des processus décisionnels, il faudra tout de même que la société civile demeure vigilante.
Notes
1. Dominique Boivin (1984)
2. Dominique Boivin (1984)
3. Yves Boisvert (2002-b)
4. Michel Vastel, (1999)
5. Yves Boisvert (2002-b)
6. Yves Booivert et Hugo Roy (2001)
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