La littérature et la désacralisation du monde présent

Philippe Muray
Passage d'une entrevue parue dans Webdo sous le titre "Philippe Muray: Soleil noir de la littérature" (propos recueillis par Pierre-André Stauffer et Michel Zendali, 8 mars 2001).

Question: La littérature sert-elle encore à quelque chose?

P.M.: Oui. À nous dégoûter d'un monde que l'on n'arrête pas de nous présenter comme formidablement désirable. La littérature que j'aime est désacralisante parce qu'elle demande toujours, sous une forme ou une autre: qu'est-ce que ça signifie? Poser cette question face à des choses, des phénomènes, des discours qui se présentent comme allant de soi, qui essaient de se faire accepter en douce, de passer comme des lettres à la poste, c'est cela, à mon sens, l'utilité de la littérature. Notre monde actuel se remplit à toute vitesse de choses qui ont la prétention d'aller de soi et qui ne vont pas du tout, à mon avis, de soi. En fait, je pense que rien ne va de soi, et surtout pas ce qu'on nous fourgue quotidiennement comme le nec plus ultra du moderne de chez moderne. Pour prendre un exemple actuel (vous me pardonnerez de prendre mes exemples en France), on a tout récemment décidé en catimini l'abolition du nom du père à travers le vote d'une loi qui va permettre aux parents de donner à leurs enfants le nom du père, de la mère ou les deux accolés, dans l'ordre de leur choix. Cette loi, scélérate comme toutes celles que vote depuis des années le PPU (le Parti pluriel unique), a été saluée dans Libération comme une "victoire nationale-féministe", rien que ça, et personne ne l'a combattue. Personne n'a noté non plus l'apparition en douce, à cette occasion, du mot "matronyme", que l'on essaie d'imposer comme équivalent de "patronyme". Eh bien c'est ça, à mon avis, la littérature: c'est considérer que l'apparition du terme "matronyme" ne va pas de soi, pas davantage que lorsqu'on dira "matronage" au lieu de "patronage", "matrouille" au lieu de "patrouille", "matron" au lieu de "patron" et "matriote" au lieu de "patriote". C'est demander ce que signifie cette apparition qui veut se faire passer pour innocente. Si la littérature a un avenir, il consiste à désacraliser sans répit à peu près tout ce qui apparaît parce que tout ce qui apparaît aujourd'hui s'enveloppe dans l'aura d'une sorte de sacralité nouvelle. Cette sacralité, pour être burlesque, n'en a pas moins une fonction d'intimidation énorme parce qu'elle se base sur ce que nous considérons comme des absolus: les droits de l'homme, la tolérance, la "lutte" contre l'"homophobie" ou la "gynophobie" assimilées au racisme, etc. Au passage, de nouvelles catégories sacrées apparaissent aussi, avec leurs droits particuliers et leurs demandes de lois répressives; tandis que des cortèges de repentants, de pénitents de toutes les couleurs défilent dans le fond du tableau. Mon hypothèse est que le monde se redivinise à mesure qu'il devient plus monstrueux. Cette monstruosité elle-même est de plus en plus interdite de représentation (c'est le but des lois insensées que l'on vote tous les jours). Décrire cette monstruosité, dédiviniser le nouveau monde, jeter la suspicion sur les prétentions à l'innocence de la nouvelle civilisation, c'est l'idée que je me fais de la littérature. "Indiquer les désastres produits par les changements des mœurs est la seule mission des livres", disait Balzac. Les livres qui ne sont pas, d'une façon ou d'une autre, le tombeau d'un ou de plusieurs des dieux de notre nouveau monde ne m'intéressent pas beaucoup.

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