L'appartenance familiale

Jean Sgard

On ne se départit pas de son enfance: même oublié par sa famille, Prévost la restitue sous un «mode imaginaire dans tous ses romans».

Il y a certainement une grande part de son passé, de son destin familial, que Prévost a refusée avec énergie; toute sa famille semble lui dire;: tu seras prêtre, tu seras évêque, ou prieur d’une abbaye; tu respecteras Dieu, l’Église, les Mystères, les sacrements; tu seras pieux et soumis. Et c’est assurément ce qu’il ne fut pas. Et sans doute a-t-il fait violemment scandale dans sa famille, qui semble bientôt l’oublier ; il ne figure, on l’a dit, dans aucun des dossiers Prévost des archives du Pas-de-Calais. (P. 29)

On peut en même temps constater que la famille, et dans une large mesure la sienne, vit sur le mode imaginaire dans tous ses romans. Dans les Mémoires d'un homme de qualité, dans Cleveland, dans Le doyen et dans l'Histoire d'une Grecque moderne encore, on trouvera des pères tendres et sévères qui veillent à l'éducation de leur fils, des frères et sœurs très unis, des épouses aimantes et un peu effacées, des grands-parents exigeants. Dès le début des Mémoires d'un homme de qualité, toute la constellation familiale est réunie : un père sensible et rigoureux veille aux études de ses enfants, avant de confier son fils aux pères jésuites; un frère et une sœur sont tendrement unis :

«Pour moi, j'avais la compagnie de ma sœur, que j'aimais à l'adoration. Elle était née un an après moi. Nous étions à peu près de la même grandeur et de la même portée de raison. Il n'y eut peut-être jamais d'amitié si tendre et si parfaite que la nôtre.»

Cette sœur connaîtra quelques semaines plus tard un sort tragique; elle meurt assassinée, et sa mère ne lui survivra pas. Bien sûr, ces éléments de récit qui appartiennent au passé de l'auteur sont mêlés de trop d'ornements romanesques pour qu'on puisse parler d'autobiographie même romancée; mais on garde l'impression que Prévost traite les séquences les plus frappantes de son passé comme des fragments de textes, qu'il les mêle à des lectures, à des schémas connus, puis les développe à sa façon : les parents sont d'origine illustre, ils sont frappés par la fatalité, la sœur devient une amante enlevée par un rival masqué, le retour du cadavre s'accomplit dans une sorte de chemin de croix spectaculaire, le père désespéré se jette dans un couvent et le héros reste seul, livré à son destin.

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