L'aventure philosophique
« Jean Brun figure parmi ceux qui ont su définir les bases d'un caractère avec lequel on vivra toute sa vie. »
« On a comparé l'oeuvre du philosophe dijonnais Jean Brun, récemment décédé, à celle d'un "chevalier de la résistance" devant l'intelligence sécularisée et aliénée de notre époque. Jean Brun figure parmi ceux qui ont su définir les bases d'un caractère avec lequel on vivra toute sa vie.
Aujourd'hui, je veux rendre un hommage particulier au philosophe Jean Brun, que je considère volontiers comme l'un de mes maîtres, et qui est décédé récemment à Dijon, là où l'essentiel de son oeuvre prit forme. Comme beaucoup d'autres, c'est à travers Le Retour de Dionysos (1) que j'ai appris à connaître Jean Brun... et à l'aimer. Il n'avait rien de ces philosophes qui, dans leur souci d'être à la mode afin de retenir l'attention des mass media, développent des systèmes idéologiques dont la principale caractéristique consiste à travestir l'impuissance en pouvoir et, ce faisant, à procurer de si grandes jouissances intellectuelles puisqu'ils permettent de s'arracher à l'ici, au maintenant et à l'incarné. Pour Jean Brun, il ne faut jamais oublier que "la construction de telles pyramides systématiques va de pair avec une littérature de graffiti qui se nourrit avidement des autres, laquelle sert d'alibi à ce que Nietzsche appelait le désir de faire quelque chose qui chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens [ou de jeunes Québécois, pourrions-nous ajouter] dont nul ne peut supporter l'ennui ni lui-même (2)."
C'est dire que le philosophe dijonnais n'appartient pas à cette "aile marchante" de la société qui abandonne tout esprit critique pour mieux suivre l'évolution des moeurs et rejoindre ainsi la cohorte des "idiots utiles" dont parlait Lénine, un grand connaisseur en cette matière. Au contraire, l'aventure philosophique chez Jean Brun implique avant tout un véritable "travail de démythologisation, non pas sur les mythes auxquels elle s'attaque d'ordinaire mais sur les tentatives mêmes qui prétendent nous en délivrer (3)", qu'il s'agisse de la science, de la technique ou de la politique. Tous ses livres vont dans le même sens. Ils décrivent la condition humaine avec une profondeur qui donne le vertige. Métaphysicien au sens noble du terme, Jean Brun cherche à montrer comment les "vieux Grecs", par exemple, sont d'une actualité toujours aussi criante et qu'ils n'ont rien à envier à la plupart de nos éminents psychologues.
Malheureusement, il semble que nos contemporains préfèrent croire que les Anciens sont dépassés et, par conséquent, inutiles plutôt que d'aller voir par eux-mêmes ce qu'il en est. Pour s'en rendre compte, il suffît d'écouter certains professeurs d'université, particulièrement ceux qui oeuvrent dans le domaine des sciences dites de l'éducation. Très souvent, ces derniers deviennent le plus fidèle reflet de leur époque lorsqu'ils prennent pour acquis que la définition de la culture avant le XXe siècle est soit inexistante, soit insignifiante. Vraiment, dira Jean Brun, il faut être très évolué pour être aussi bête!
Réfléchir sur l'éternelle nudité humaine
Regarder les choses en face demande un effort constant et, si remarquables que soient les analyses de Jean Brun, il ne faudrait pas s'y arrêter comme si elles livraient l'essentiel de son oeuvre. Bien sûr, Jean Brun est philosophe et il dénonce avec vigueur toutes les entreprises humaines qui prétendent donner un sens à l'histoire elle-même. Il y a un mal radical et si la philosophie peut en parler, elle reste incapable de nous en guérir. De même en est-il des ressources liées à la psychologie, à la pédagogie ou à l'économie politique. C'est pourquoi certains commentateurs voient notre philosophe comme un ecclésiaste du XXIe siècle. Mais comme l'Ecclésiaste, Jean Brun ne défend aucun scepticisme suicidaire, aucun naturalisme de l'innocence ou de l'oubli.
L'aventure philosophique chez Jean Brun implique avant tout un véritable "travail de démythologisation, non pas sur les mythes auxquels elle s'attaque d'ordinaire mais sur les tentatives mêmes qui prétendent nous en délivrer".
Avec force et netteté, il rappelle l'urgence de notre temps, celle qui consiste à réfléchir sur les signatures et les chiffres que l'éternelle nudité humaine trace devant ceux qui ont des yeux pour voir. Car si l'homme reste prisonnier de la cage de son moi, il continue de se battre pour s'en défaire. Et c'est la nostalgie d'un "là-bas", toujours plus loin, qui fait du "voyage" un symbole privilégié de la culture, et du Juif errant ou du Canadien errant une figure universelle. Au fond, Nietzsche a traduit admirablement notre condition en écrivant que nous avons tous "le mal du pays sans avoir de pays". "Car l'homme, observe Jean Brun, est toujours en voyage vers le Tout-Autre; qu'il soit "l'argonaute du savoir" cher à Nietzsche, le "bateau ivre" de Rimbaud avouant: "Je suis un piéton, rien de plus", qu'il soit "l'homme des foules" d'Edgar Poe, qu'il vole de concepts en concepts pour découvrir l'Axiome Universel de Laplace ou l'Équation de l'Univers d'Einstein, qu'il coure de coeur en coeur comme le fait Don Juan, soit "l'homme aux semelle de vent" dont parlait Verlaine - de toute manière, l'homme demeure l'être du Voyage (4)." De sorte toutes les grandes traditions spirituelles ont peut-être raison d'affirmer que les origines de l'homme ne sont pas de ce monde.
Pour Jean Brun, l'homme est toujours plus que ce qu'il sait de lui-même. Et dans cette perspective, l'échec de toutes nos tentatives pour vaincre l'ordre des déterminismes constitue un chiffre, "le langage de la Transcendance, disait Karl Jaspers, non la Transcendance elle-même". Aussi Jean Brun opte-t-il pour la seule voie qui lui convienne, celle qui rend négativement témoignage de l'Affirmation par excellence et que révèle le Christ. Notons cependant que la Transcendance dont il parle n'est pas un principe, un concept ou une idée régulatrice, une "Présence", un "déjà là" qui ouvre sur autre chose que le temps et qui marque l'irruption d'un nouveau rythme de vie. À ce niveau de l'expérience, la philosophie de l'adhésion au mystère débouche sur la philosophie de la foi. Elle est un "saut prodigieux", un saut dans l'Absurde, au coeur même du Paradoxe, écrivait Léon Chestov, ce penseur tragique qui, selon Jean Brun, a eu le courage "de dire au monde ce que celui-ci ne voulait pas entendre, lui qui exige d'être adulé pour les certitudes qu'il dispense, pour les lendemains radieux promis par le progrès et pour son pouvoir de faire de nous des dieux (5)." Or voilà que dans le domaine de l'existence, notre auteur rappelle qu'il n'y a pas de tranquillisants qui vaillent. L'expérience de la foi ne consiste nullement à éterniser l'avenir ou le futur et du même coup, à justifier tous les crimes de l'histoire. L'Évangile ne parle pas d'un futur absolutisé, mais de l'éternel. Il semble même pessimiste quant à l'histoire. Mais les catégories du pessimisme et de l'optimiste conviennent-elles ici? Une chose est certaine selon Jean Brun: la vision chrétienne reste suspendue à la liberté humaine. La délivrance n'est pas une destruction mécanique du mal, mais une guérison, une intégration qui implique la libre participation de chacun d'entre nous. Et c'est ce caractère d'intégrité qui fait que toute connaissance, dans le sens biblique, n'est jamais l'exercice autonome d'une seule faculté, mais participe de leur ensemble. Aussi, la connaissance est-elle souvent comparée à l'acte d'épouser. Paul Evdokimov disait qu'elle est de nature nuptiale et que ce sont les rapports du mariage qui expriment le mieux ce dont il s'agit. Connaître signifie connaître par la communion. C'est pourquoi Jean Brun réaffirme que l'amour demeure le premier et le dernier degré initiatique. Il est ce par quoi s'actualisent les "temps favorables", les irruptions de l'au-delà dont parle la Bible.
Un "chevalier de la résistance"
L'oeuvre de Jean Brun m'apparaît donc comme celle d'un "chevalier de la résistance" devant l'intelligence sécularisée et aliénée de notre époque. Son oeuvre nous entraîne bien au-delà des mots. Il s'agit d'un approfondissement de l'expérience existentielle qui brise les barrières épistémologiques et, par là, montre que l'homme n'est pas à lui-même sa propre solution. Qu'y a-t-il de plus troublant? C'est pourquoi Jean Brun figure parmi ceux qui ont su définir les bases d'un caractère avec lequel on vivra toute sa vie. Car il signale, à l'instar d'un Kierkegaard, d'un Pascal, d'un Dostoïevski ou d'un Nietzsche, que "tous les prestiges du Je pense et toutes les ressources du Je sais ne dispensent nullement d'avoir toujours à l'esprit le tragique mystère du Qui suis-je? (6)." Aussi ce philosophe de notre temps a-t-il réalisé une véritable "composition verticale", là où l'essentiel se confond "avec le silence auquel retournent toutes les philosophies dans leurs quêtes du Verbe dont elles ne sont que de lointains échos (7)." »
Notes
1. Jean Brun, Le Retour de Dionysos, Paris, Desclée, 1969.
2. Jean Brun, La Nudité humaine, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, pp. 17-18.
3. Le Retour de Dionysos, p. 229.
4. Jean Brun, Les Vagabonds de l'Occident. L'expérience du Voyage et la prison du Moi, Paris, Desclée, 1976, pp. 7-8.
5. Jean Brun, L'Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, Paris, Stock, 1988, p. 364.
6. Jean Brun, La philosophie de Pascal, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? », 1992, p. 6.
7. L'Europe philosophe, p. 368.