La morale et la grâce

Charles Péguy
Il y a quelque chose de pire que d?avoir une mauvaise pensée. C'est d?avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une âme habituée.

    On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n'a pas vu mouiller ce qui était verni, on n'a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n'a pas vu tremper ce qui était habitué.

    Les cures et les réussîtes et les sauvetages de la grâce sont merveilleux et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu. Mais les pires détresses, mais les pires bassesses, les turpitudes et les crimes, mais le péché même sont souvent les défauts de l'armure de l'homme, les défauts de la cuirasse par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l'homme. Mais sur cette inorganique cuirasse de l'habitude tout glisse, et tout glaive est émoussé.

    Ou, si l'on veut, dans le mécanisme spirituel les pires détresses, bassesses, crimes, turpitudes, le péché même sont précisément les points d'articulation des leviers de la grâce. Par là elle travaille. Par là elle trouve le point qu'il y a dans tout homme pécheur. Par là elle appuie sur ce point douloureux. On a vu sauver les plus grands criminels. Par leur crime même. Par le mécanisme, par l'articulation de leur crime. On n'a pas vu sauver les plus grands habitués par l'articulation de l'habitude, parce que précisément l?habitude est celle qui n'a pas d'articulation.

    On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui
    est fait pour n'être pas mouillé. On peut y mettre beaucoup d?eau, autant d'eau que l'on voudra, car il ne s'agit point ici de quantité, il s'agit de contact. Il ne s'agit pas d'en mettre. Il s'agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas. Il s'agit que ça entre ou que ça n'entre pas en un certain contact. C 'est ce phénomène si mystérieux le que l'on nomme mouiller. Peu importe ici la quantité. On est sorti de la physique de l'hydrostatique. On est entré dans la physique de la mouillature, dans une physique moléculaire, globulaire, dans celle que régit le ménisque et la formation du globule, de la goutte. Quand une surface est grasse, l'eau n'y prend pas. Elle
    ne prend pas plus si on y en met beaucoup que si on n'y en met pas beaucoup. Elle ne prend pas, absolument (. . .)

    De là viennent tant de manques (car les manques eux-mêmes sont causés et viennent), de là viennent tant de manques que nous constatons dans l'efficacité de la grâce, et que remportant des victoires inespérées dans l?âme des plus grands pêcheurs, elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens. C 'est que précisément les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu'on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n'ont point de défauts eux-mêmes dans l'armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude une invisible arrière anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu?est essentiellement le péché. Parce qu'ils


    ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte rien. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n'a pas de plaies. C'est parce qu'un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C'est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l'essuya d'un mouchoir. Or, celui qui n'est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n'est pas sale ne sera pas essuyé.

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