L'oeuvre romanesque de Fromentin

Paul Souquet
Extrait d'un texte de Paul Souquet publié dans la Nouvelle Revue (1881).
Un Été dans le Sahara date de 1856; Une Année dans le Sahel; vint deux ans plus tard. Ce sont des récits et tableaux de voyage écrits de souvenir, sous forme de lettres ou de journal, après coup et loin des choses vues. Il faut en être averti, car, par la fraîcheur d'impression et la surprenante netteté du détail précis, ou pittoresque ou instructif, rien ne ressemble davantage à une notation instantanée, heure par heure et sur le vif.

Le désert est pour nous comme la mer : nous y attachons une idée d'immensité monotone et de vide presque absolu. Nous admirons comment un écrivain, à son début, pourra y trouver de quoi soutenir la curiosité sans digressions, la varier sans aventures et remplir un livre sans aucune redite. Nous lisons ce livre et nous restons sous l'enchantement de cette puissance de réalité, de cette intensité sobre de vie, de cette continuité d'intérêt en mouvement qui s'entretiennent sans effort par la seule description des paysages sahariens, des villes du désert, des scènes ou des types aperçus : ces derniers surtout, croqués à la dérobée, puis immobilisés par la plume dans la vérité définitive de leurs dehors physionomiques, de leur caractère à la fois énigmatique et simple, de leurs attitudes variées, de leurs particularités de race, de famille ou d'individu. Ce sont encore les longues marches en caravane, les compagnons de route indigènes, les incidents, les haltes, les campements, les stations, la rencontre, dans des régions sans routes ni habitants, de ces passants du désert qui « viennent on ne sait d'où et semblent n'aller nulle part ». Ce qui demeure après le livre fermé, c'est l'image fixe, précise et diverse d'une nature exceptionnelle même dans l'Orient, étudiée de près, saisie dans sa figure extérieure, approfondie dans son caractère intime, sentie enfin par toutes ses influences physiques ou morales : l'œil d'un peintre pour la voir, un esprit lucide et observateur pour l'analyser, une âme fine et nerveuse pour s'y abandonner tout en la jugeant; enfin, pour la traduire, les ressources les mieux disciplinées d'une plume restée unique dans ce genre et qui réalise le miracle d'une magnifique richesse d'expressions obtenue avec une palette volontairement sommaire. À l'apparition de ce volume, George Sand eut comme la révélation de quelque chose de nouveau et de rare dans le grand art descriptif, avec moins de fougue et d'éclat, moins d'effet concentré et poussé à bout que chez Théophile Gautier, mais avec une sincérité d'expression, une sûreté de main souple et posée, une constance de réussite qui durent la ravir. Son encouragement et celui de Théophile Gautier ne furent pas perdus. Fromentin resta modeste et chercha le mieux.

Une Année dans le Sahel raconte une période de séjour à Mustapha d'Alger et à Blidah, coupée d'excursions. Ici, c'est l'Afrique française habitée pour un temps avec une pensée d'acclimatation, avec le désir de limiter son horizon pour bien voir, d'observer peu, mais souvent, d'accoutumer ses yeux et de se familiariser par la résidence, par le contact, par le commerce même aussi loin qu'il se pourra pousser. Le désert, ses perspectives absorbantes, les étendues mornes et flamboyantes de son terrible azur où l'air vibre, sa nudité, son silence, sa redoutable paix qui menace, ses colères grandioses, ses rares oasis, ses cités sahariennes plus rares, toute cette magie enfin d'une nature hors de proportions et d'analogie avec rien, fait place ici à un pays divers et charmant, cultivé, grand seulement par ses fonds, — mers ou lointains espaces, — par son ciel et par sa lumière. Mais ce goût des lignes tranquilles et nettes, cette prédilection pour l'immobile et le vaste, qui faisaient de Fromentin un ami du désert, il les retrouve en lui, malgré les horizons changés. Il les contente d'une autre manière par la contemplation du génie oriental, génie fait de grandeur, de gravité taciturne, de noblesse jusque dans le trivial, et je ne sais quelle sérénité visible qui semble rêver ou attendre dans une sorte d'inconscience de la durée. Fromentin pénètre plus avant le naturel arabe et mauresque, hors du plein air et de la vie libre. Il en marque les côtés bas et les petitesses : cette dissimulation sournoise et cachottière en tout et sur tout, affaires, sentiments ou argent; cette résistance indolente à ce qui est pour nous le progrès; chez beaucoup, cette acceptation fataliste et parfois fainéante d'un régime de vie où l'orgueil tient lieu de dignité. La plume qui écrira Dominique se révèle déjà par certains traits d'une observation psychologique très insinuante et très sûre.

Alger, telle que la conquête l'a faite, française d'un côté, arabe de l'autre, vit pour nos yeux, — l'Alger de 1859: la ville arabe surtout, c'est-à-dire un Orient tout particulier, vaincu, soumis et n'acceptant rien, au fond, du fait accompli ; une ville dans la ville, avec ses ruelles étroites, ses petites places, ses boutiques sombres, ses cafés où l'indigène goûte la torpeur d'une fumée enivrante, dans le silence transparent d'une nuit admirablement paisible qu'interrompt un moment, de son rythme changeant et passionné, la voix d'un jeune chanteur. Puis c'est Blidah, la ville des plaisirs, Blidah la rose africaine, mais rose gâtée d'un paradis sensuel, aujourd'hui flétrie et effeuillée par l'ouragan de la conquête. A Alger, à Mustapha d'Alger ou à Blidah, c'est toujours l'intimité des lieux et des mœurs rendue au vrai, c'est bien réellement la familiarité des types, des habitudes et de la vie locale, pour autant qu'elle se laisse voir et se livre à un observateur de chaque minute durant de longs mois. Il a, pour noter la particularité des races, des conditions et des figures, le regard du naturaliste ; il est peintre pour saisir dans son ensemble expressif l'attitude des personnages en action ou au repos absolu, sans confondre jamais la physionomie avec le style, le curieux avec le grand ; enfin il a du philosophe ce qu'il en faut pour aller droit à l'esprit des choses vues, pour le dégager sans se les rendre aucunement étrangères, pour démêler en tout l'âme et le sens caché sans rien perdre des jouissances du spectacle. Il se fait suivre comme un guide sûr, véridique, qui s'intéresse à ce qu'il montre et le fait voir comme il le sent. Sans chercher l'évènement, le sujet ou le morceau à peindre, il les rencontre et en tire parti, n'a l'air que d'accepter ses bonnes fortunes et en réalité les choisit, n'invente pas, mais compose, se surveille sans s'étudier, se varie sans effort et arrive naturellement à l'impression totale et juste en évitant toujours l'effet. Sa perspective, qui paraît ingénue, est savante et ménage les plans, mais en telle sorte que tout vit d'une vie qui a la continuité et qui est bien dans la durée : c'est au point qu'un même objet, personne ou chose, reparaissant plusieurs fois dans le cours du livre, semble au lecteur une connaissance qu'il retrouve sur son chemin sans qu'il songe à se demander, pas plus que dans la réalité, pourquoi celle-là plutôt qu'une autre. Tableaux de genre, d'intérieurs, scènes de la rue, figures, représentations pittoresques ou héroïques, c'est partout, chez lui, la même impression du vrai, mais d'une vérité plus qu'extérieure, d'une vérité intime et sentie, depuis l'artisan, toujours le même dans la même échoppe, avec qui on échange la cordialité banale et grave du salut mahométan, jusqu'au cadi dont on reçoit l'hospitalité attentive et demi-hautaine ; jusqu'au riche indigène, maître et seigneur chez lui derrière les murs de sa maison turque hermétiquement close qui fait penser, avec ses jardinets, ses bains de marbre et ses eaux murmurantes, à je ne sais quel Orient poétique, silencieux, perdu dans la fraîcheur et le mystère; — depuis la petite mendiante qu'une pièce blanche attire et qui ne veut pas se laisser peindre, jusqu'à cette Haouâ, type adorablement féminin et oriental, aux trois quarts enfant, qui s'endort parmi ses coussins odorants, dans la soie et l'argent de ses parures exquises, l'ambre de son narghilé aux lèvres, une minute après qu'elle a dit ne pas vouloir dormir. Ce sont des tableaux à ne plus refaire que celui de la fantasia arabe et celui de la fête nègre, en plein éclat du soleil incendiant la pourpre des draperies écarlates, le vert ardent des végétations, et modelant les formes transfigurées de quelque Vénus noire dans une apothéose de lumière absolue. Ces deux morceaux, surprenants de facture et qui se détachent chacun avec l'unité d'un tout définitif et parfait, ne doivent pas faire oublier pourtant la virtuosité plus modeste et tout aussi méritoire des touches fines, précises et nuancées dont Fromentin a su dépeindre, au jour le jour, la nature africaine, son ciel, son atmosphère, sa lumière, dans la succession régulière des saisons et des heures. C'est qu'il ne sentait pas seulement la nature en artiste, il la ressentait au plus profond de son organisme et de tout son être. Il s'abandonnait au charme de la délicieuse torpeur orientale qui est trop près du sommeil voluptueux pour ne pas ressembler à du bonheur; il y goûtait l'attrait enveloppant de cette « philosophie horizontale », moitié pensée, moitié rêverie, sieste caressante de l'esprit qui se prolonge dans la fuite des heures et qui ne sait rien de la durée. Mais, un jour, une lettre reçue, une date rappelée qui le surprend et l'avertit, lui cause un réveil de la conscience. Troublé, inquiet du moins des effets de la solitude, du silence, du ciel bleu et des sentiers déserts », il se dit à lui-même : « À partir d'aujourd'hui, je rentre dans le monde des vivants. »

Son talent voulut, lui aussi, pénétrer dans le monde de la vie intérieure : il écrivit alors Dominique. L'artiste curieux et complexe qu'il portait en lui a dû certainement être intéressé et séduit par le contraste d'une étude de psychologie succédant à une double étude pittoresque de la nature prise dans ses plus éclatants dehors. Mais il est clair que l'origine de ce* beau roman n'est pas là tout entière. Si l'artiste trouva son compte à cette nouvelle œuvre, c'est bien l'homme qui la conseilla, c'est l'homme qui avait quelque chose à dire.

L'histoire de Dominique est celle d'une vie qui a eu son roman douloureux et qui s'eri console tard, dans la sérénité apaisante des joies de la famille, dans la gravité d'une existence devenue utile après qu'elle s'est imposé d'oublier. Roman, disais-je, mais sans aventures : rien qu'un amour, amour d'enfant et d'écolier, - profond, inavoué, dévorant ses pleurs parce que Madeleine se marie et qu'un autre la prend ; puis, à Paris, près de Madeleine revue, mais non pas retrouvée, les tristesses d'un cœur que tout froisse, qui est seul, qui lutte, respecte, adore et se tait. Mais Dominique, un jour, sent le désir naître et que la chère image en est profanée, que le culte est devenu passion. Madeleine prend pitié des tortures de Dominique qu'elle ne devine que trop et, cachant les siennes, elle entreprend de réparer un mal qu'elle n'a pas fait. C'est en vain : ni le travail et les rêves de gloire de l'un, ni l'absence, ni le cruel effort de tous deux, — cœurs trop bien atteints qui se blessent l'un l'autre en voulant se guérir, — rien ne peut faire ou qu'ils cessent de s'aimer ou qu'ils le puissent sans crime. Le sentiment vivace a triomphé de tout, il a grandi dans les larmes, et quand il éclate enfin, à bout de forces, dans un transport poignant, dans une crise d'angoisse mêlée de remords et d'adoration sans espoir, c'est l'arrêt d'une séparation éternelle et d'une fuite à jamais, fuite tremblante, sans adieux.

Pour cette fois, Fromentin s'est souvenu de sa maxime : qu'il n'est sujet si rebattu où l'on ne puisse être intéressant et se montrer nouveau par une manière personnelle de sentir. La donnée du roman était une hardiesse, pour qui voulait ne pas être banal. De plus, en indiquant dès les premières pages la conclusion, l'auteur se privait volontairement de l'attrait un peu gros, mais certain, de la curiosité dramatique ; il déclarait ouvertement son intention de ne chercher l'intérêt de son œuvre que dans l'analyse et le développement des sentiments aux prises avec une situation toujours la même. Qu'il ait réussi pleinement et triomphé autant que plusieurs le disent, je ne le pense pas tout à fait; que Dominique soit destiné à marquer parmi les chefs-d'œuvre délicats, achevés et uniques du roman français, à côté de Manon Lescaut, de la Princesse de Clèves, d'Adolphe même, il ne me le semble pas, et je me trompe peut-être. Mais je sais bien que je refuserais un peu de mon estime à tout honnête homme qui ne ferait pas à Dominique une place dans sa bibliothèque au-dessous des modèles consacrés, pas très loin et à part. Il y a telles pages dans ce volume qui sont parmi les plus vraies et les plus pénétrantes qu'une plume française ait écrites sur les mystères du cœur, dans un genre où excelle notre génie, délié, sensible et mesuré.

Mais ce qui fait que Dominique vivra, ce ne sont pas uniquement des bonheurs d'analyse et des rencontres d'expression d'une qualité rare, c'est avant tout la figure très particulière, très attachante du personnage principal : nature fine et droite, hors du commun et bien dans l'humanité, philosophe avec elle-même, quoique très attentive à ses sensations, ouverte à toutes choses en même temps que recueillie dans une préoccupation du sens de la vie qui la rend finalement capable du bien et de l'action réglée, en dépit de l'analyse unie au sentiment. La figure distinguée et expressive de Dominique, une fois vue, ne s'efface pas; après des années on la retrouve, elle a conservé son air et ses traits : cette mélancolie discrète et, virile des souvenirs dans une âme troublée, puis raffermie; ce fond de tendresse timide, délicate et forte ; ce goût de voir nettement en soi-même sans trop subtiliser et sans déflorer rien ; cette curiosité à l'égard de son propre cœur, mêlée de défiance en éveil, d'attendrissement sans faiblesse et de sérieux sans aucune emphase.

Il serait téméraire de vouloir démêler dans cette œuvre, sous la vérité de l'accent et la sincérité d'une étude psychologique, la part des confidences personnelles et la trace du moi de l'auteur. Il y a trop de la fière pudeur de Dominique dans la nature de Fromentin pour qu'une telle enquête ne risque pas de ressembler à une indiscrétion, presque à un manque d'égards. Mais il y a chez Dominique assez du caractère de Fromentin, tel qu'il se révèle entre les lignes de son œuvre entière, pour qu'il soit naturel de penser que, dans ce roman, l'écrivain a exprimé quelque chose de l'homme. Comme le personnage de son récit, il a voulu, à son heure, s'ouvrir et se confier ; il s'est livré une fois, avec réserve, par besoin et pour n'y plus revenir. La vérité me paraît être que Fromentin a mis de lui deux choses dans Dominique . il y a mis certaines dispositions et d'esprit et de cœur, un tour de sentiment affectueux et grave, vif et contenu, une façon bien à lui de comprendre les choses de l'âme et de regarder la vie; il y a mis encore certains souvenirs pris de l'expérience de ses propres tendresses, depuis les adorations silencieuses d'une enfance pure, mais qui déjà observe ses émotions, jusqu'aux troubles et aux agitations passionnées que connaît au moins une fois tout ceeur capable d'aimer sans espoir, loyal et humainement faible.

Est-ce par un mélange exquis d'aveux personnels et d'imagination heureuse, que Fromentin a su gagner à Dominique tant d'admirateurs reconnaissants? Est-ce par un mélange de vérité générale et de physionomie très individuelle dans la figure de son personnage? L'impression que ce roman a laissée après lui chez ceux qui l'ont lu est en tout cas profonde, très intime et d'une espère particulière. Beaucoup d'esprits qui l'ont ressentie ne consentent pas, bien que capables de critique, à se la gâter en examinant l'œuvre de tout près. Ne leur parlons pas de quelques inexpériences et n'insistons pas sur de .très légers écarts de goût : c'est presque les peiner que de discuter Dominique. Est-il rien qui loue mieux ce livre?

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