Biographie de Charles Darwin
Ce fut durant cette période que son goût pour la science et l'observation prit peu à peu le dessus sur ses autres penchants. «Pendant les deux premières années, dit-il, ma vieille passion pour la chasse existait presque aussi forte que par le passé, mais peu à peu j'abandonnai mon fusil à mon domestique, car la chasse troublait mes travaux. Je découvris insensiblement que le plaisir d'observer et de raisonner était beaucoup plus vif que celui des tours d'adresses et du sport. Je me souviens d'avoir pensé, étant dans la baie du Bon-Succès à la Terre de Feu, que je ne pouvais mieux employer ma vie qu'en ajoutant quelque chose aux sciences naturelles. Je l'ai fait aussi bien que mes facultés me l'ont permis.» À son retour en Angleterre, en 1836, en effet, il avait abandonné l'idée de se faire clergyman et était décidé à consacrer son existence à la science. Il s'établit à Londres pour classer et étudier ses collections et ses notes. Il obtint du gouvernement 25,000 fr. pour la publication des résultats scientifiques de son expédition. Il les consigna dans son Voyage d un naturaliste; la première édition en fut publiée dans une collection rédigée avec le concours d'Owen et d'autres naturalistes sous le nom de la Zoologie du voyage du Beagle (Londres, 1840-1843 5 parties), et que les spécialistes furent seuls à lire; la seconde édition, publiée séparément, eut un certain succès auprès du public. Darwin se lia beaucoup à cette époque avec le géologue Lyell qui venait de publier ses célèbres Principles of Geology, et accepta de 1838 à 1841 les fonctions de secrétaire de la Société géologique. En 1839, Darwin épousa sa cousine, Emma Wedgwood,et se fixa avec elle à Londres; mais sa santé s'accommodant mal de la vie de la grande ville et sa femme ne s'y plaisant guère, après trois ans et demi de séjour, il acheta une propriété à Down, à une heure de chemin de fer de Londres. C'est là qu'il allait passer le reste de sa vie dans le silence et la verdure. Au début, il allait à Londres une ou deux fois par mois, mais ses visites se firent de plus en plus rares à mesure qu'il avança en âge. Son fils Francis nous a laissé des souvenirs fort curieux sur son genre d'existence. Il se levait de bonne heure et, après avoir fait une courte promenade, lisait son courrier, et travaillait durant la matinée. Pendant l'après-midi il visitait ses serres, ses champs d'expériences ou se promenait dans la campagne en observant les oiseaux, les bêtes et les fleurs. Parfois son immobilité était telle que les jeunes écureuils lui grimpaient sur les jambes. Il rentrait ensuite goûter, lisait son journal et répondait à toutes les lettres sans exception qu'il avait reçues. Vers trois heures, il s'étendait sur un divan et fumait des cigarettes en écoutant la lecture des romans. «Jusqu'à l'âge de trente ans, dit-il, la poésie me procurait un vif plaisir; Shakespeare fit mes délices lorsque j'étais écolier. Maintenant, je ne puis plus lire un vers; j'ai essayé dernièrement de lire Shakespeare et il m'a paru d'un ennui intolérable.» En revanche, il aimait les romans, même les moins remarquables. «Je bénis souvent tous les romanciers, j'aime tous les romans, surtout s'ils finissent bien; il faut qu'un roman contienne quelque personnage qu'on puisse aimer et si ce personnage est une folie femme tout est pour le mieux.» Sa vie tout entière s'écoula ainsi paisible et réglée dans sa modeste retraite de Down sans autres soucis que ceux qui provenaient de sa mauvaise santé et de son absence de sommeil. Il poursuivait avec une patience infinie ses observations et ses réflexions journalières, et c'est grâce à ce labeur ininterrompu que malgré des scrupules excessifs, malgré une défiance extrême à l'égard de ses propres idées, il a laissé une des eeuvresles plus considérables qui soient dues à un naturaliste. Il était, comme il le raconte luimême avec une naïveté charmante, d'un esprit lent; il ne saisissait rien vivement; son premier mouvement était toujours d'admirer. Il confesse ingénument l'étonnement que lui inspirait son ami le zoologiste Huxley dont la verve brillante contrastait avec sa propre lenteur. Il était maladroit de ses mouvements et disséquait fort mal; quand il avait réussi à mener à bien une dissection fine, il restait «muet d'admiration». Il se servait en général des instruments les plus simples; il avait une foi implicite en ses outils et était tout étonné en découvrant un jour que ses deux micromètres différaient sensiblement. Il jugeait avec bienveillance les travaux des autres; le bruit et la réclame lui faisaient horreur.
En 1842, il publia son ouvrage sur les Récifs de corail. La théorie très ingénieuse qu'il proposait a été admise par les géologues jusque dans ces dernières années, mais elle est aujourd hui très ébranlée. Il publia ensuite une étude sur les cirripèdes vivants et fossiles. Ce travail lui prit huit ans et l'ennuya beaucoup par son aridité: il se demanda souvent si le sujet valait la peine qu'il se donnait. Durant toute cette période, il réfléchissait sans cesse aux idées qu'il devait développer dans son mémorable ouvrage sur l'Origine des espèces.
Il approfondit son sujet durant plus de vingt ans avant de rien publier; rien de plus curieux que de suivre dans ses lettres, ses notes, son journal intime le lent travail d'élaboration au moyen duquel il amena ses vues à leur forme définitive. «Dans l'Amérique du Sud, dit-il, trois classes de phénomènes firent sur moi une vive impression: d'abord, la manière dont les espèces très voisines se succèdent et se remplacent à mesure qu'on va du Nord au Sud; en second lieu, la proche parenté des espèces qui habitent les îles du littoral et de celles qui sont propres au continent; enfin, les rapports étroits qui lient les mammifères édentés et les rongeurs contemporains aux espèces éteintes des mêmes familles. Je n'oublierai jamais la surprise que j'éprouvai en déterrant un débris de tatou gigantesque semblable à un tatou vivant. En réfléchissant sur ces faits, il me parut vraisemblable que les espèces voisines pouvaient dériver d'une même souche, mais durant plusieurs années je ne pus comprendre comment chaque forme se trouvait si bien adaptée à des conditions particulières d'existence. J'entrepris alors d'étudier systématiquement les animaux et les plantes domestiques et je vis nettement que l'influence modificatrice la plus importante réside dans la sélection des races par l'homme qui utilise pourla reproduction des individus choisis. Mes études sur les mœurs des animaux m'avaient préparé à me faire une idée juste de la lutte pour l'existence et mes travaux géologiques m'avaient donné une idée de l'énorme longueur des temps écoulés. Un heureux hasard me fit alors lire l'ouvrage de Malthus sur la population et l'idée de la sélection naturelle me vint à l'esprit. De tous les points de ce vaste sujet, l'importance et la cause du principe de divergence me furent les derniers connus.» Dans les notes qu'il a rédigées de juil. 1837 à févr. 1838, on suit tous les progrès de la pensée de Darwin. En 1842, puis en 1844, il condensa ses vues en deux mémoires, l'un de 35 pages, l'autre de 234. Dans un testament rédigé à cette époque, il recommandait à sa femme, au cas où il viendrait à mourir, de faire publier cet essai par les soins d'une personne compétente telle que Lyell, Hooker, Forbes ou Henslow. Jusqu'en 1856, il se livre à de nombreuses expériences sur le sujet qui lui tient àceeur. Sa correspondance avec Hooker contient des considérations variées sur la répartition géographique des animaux et des végétaux, sur les causes que peuvent expliquer la présence d'espèces différentes en des régions séparées par la mer, sur la lutte des plantes entre elles. En 1856, Lyell lui persuada de développer dans un grand ouvrage ses idées de 1844, en les appuyant de tous les faits qu'il avait accumulés. Le travail avançait lentement, ce qui désolait Darwin: «Je suis, écrivait-il, le chien le plus misérable, le plus embourbé, le plus stupide de toute la Grande-Bretagne et je suis prêt à pleurer d'ennui sur mon aveuglement et ma présomption.» Mais en 1858 un événement inattendu obligea Darwin à se hâter. Un de ses compatriotes, Alfred-Russell Wallace, qui avait étudié durant des années l'archipel de la Sonde, lui envoya un mémoire sur la Tendance des variétés à s'écarter indéfiniment du type originel, qui contenait une théorie presque identique à celle de Darwin. Celui-ci se trouva fort embarrassé: «Je serais heureux, écrivait-il à Lyell, de publier maintenant une esquisse de mes vues générales, mais je me demande si je puis le faire honorablement. Je n'avais pas l'intention de publier une esquisse; est-il honnête de m'y décider, parce que je sais d'une manière privée que Wallace est dans la même voie que moi?» Sur les conseils de Lyell et de Hooker, il prit parti de rédiger un résumé de ses idées et de le communiquer en même temps que le travail de Wallace à la séance de la Société linnéenne du 1er juillet 1858. En même temps il changea son plan de travail et au lieu de rédiger comme il le projetait, une œuvre en quatre volumes, il en fit un résumé. Ce résumé est son livre sur l'Origine des espèces; il parut en novembre 1859. Le succès en fut immédiat. La première édition, tirée à douze cent cinquante exemplaires, fut enlevée le premier jour et l'éditeur, Murray, en tira aussitôt une seconde à trois mille. Plusieurs savants anglais et étrangers, et non des moins éminents, Lyell, Hooker, Gray, Huxley, se rallièrent à la nouvelle théorie. D'autres savants, tels que le naturaliste américain Agassiz et le physiologiste français Flourens se prononcèrent contre la doctrine. Mais, il faut le dire, les partisans les plus enthousiastes comme les détracteurs les plus acharnés de l'œuvre de Darwin se recrutèrent parmi les gens les moins en état de juger de la valeur de son œuvre. Le hasard voulut que ce fussent les passions religieuses et sociales qui fondassent la gloire du plus modeste et du moins bruyant des penseurs contemporains. Bien que Darwin, sans doute par crainte d'augmenter une opposition déjà très violente, n'ait pas formulé en détail explicitement la conséquence capitale de sa théorie, la descendance animale de l'homme, celle-ci apparaissait si clairement que tout l'eflort de son adversaire s'y porta aussitôt. On mit, fort maladroitement d'ailleurs, la question sur le terrain religieux; on prétendit que la Bible, en nous laissant le récit de l'arche de Noé, avait par là môme tranché la question. Le clergé tout entier fulmina contre Darwin. L'évêque d'Oxford, Wilberforce, profita de la réunion de l'Association britannique pour diriger contre Darwin une attaque violente. Il se laissa aller à demander à Huxley si c'était par son grand-père ou par sa grand-mère qu'il se rattachait au singe. À quoi celui-ci répliqua aussitôt qu'il préférait avoir pour aïeul un singe qu'un ignorant qui se mêlait de traiter des questions auxquelles il n'entendait rien. Par un contrecoup inévitable, tous les adversaires de la religion se rallièrent avec enthousiasme à la théorie darwinienne et en firent la prodigieuse popularité. Il faut d'ailleurs reconnattre que cette théorie, en expliquant par le mécanisme ingénieux de la sélection naturelle les phénomènes en apparence si merveilleux de l'adaptation, portait un coup mortel à l'argument favori de toutes les religions, celui des causes finales démontrant l'existence d'un Dieu intelligent. En même temps, les adeptes du socialisme, si ardents dans la seconde moitié du XIXe siècle, prirent comme un mot d'ordre nouveau les formules du naturaliste anglais. Cette brève et saisissante formule: «la lutte pour l'existence», où Darwin avait vu simplement la clef de la transformation des formes animales, devint pour beaucoup une loi autonome susceptible d'applications directes à la sociologie. On prétendit faire de l'œuvre de Darwin l'Evangile des générations nouvelles. Les partisans intempérants de la doctrine, tels que le naturaliste allemand Hœckel, dans la ferveur de leur enthousiasme, allèrent jusqu'à déclarer qu'elle était mieux établie que celle de la gravitation universelle et qu'il ne restait plus qu'à l'enseigner dans les écoles primaires en guise de catéchisme, après la lecture et l'écriture. Ce sont là des illusions qu'il n'est plus permis de partager aujourd'hui. Il n'est plus guère de naturaliste qui s'imagine y trouver une solution définitive du problème de l'origine des espèces. Quel que soit le sort que l'avenir réserve aux idées de Darwin, il est certain que son œuvre eut un retentissement immense, non seulement dans le domaine de la biologie, mais encore dans toutes les branches de la science, et qu'elle fut le signal d'un mouvement dont on trouverait peu d'exemples dans l'histoire de la pensée humaine.
Après avoir publié son Origine des espèces, Darwin se remit au grand travail qu'il était en train de rédiger quand il avait reçu le mémoire de Wallace. En 1860, il commença son livre sur les Variations des animaux et des plantes à l'état domestique dans lequel il montre le parti que l'homme a tiré de la sélection artificielle pour la création de variétés nouvelles. L'ouvrage ne fut publié qu'en 1868. En 1871 parut la Descendance animale de l'homme et la sélection sexuelle. Cet ouvrage fut accueilli avec une bien moindre violence que l'Origine des espèces. Durant cette même période, parurent successivement: la Fécondation des Orchidées par les insectes (1862); l'Expression des émotions chez l'homme et les animaux (1872); les Mouvements et les habitudes des plantes grimpantes (1875); les Plantes carnivores (1875); les Effets de la fécondation directe et de la fécondation croisée dans le règne végétal (1877); la Faculté du mouvement chez les plantes (1880); le Rôle des vers de terre dans la formation de la terre végétale (1881), etc. Ces divers ouvrages, fruits d'observations aussi patientes qu'ingénieuses, peuvent la plupart être cités comme des modèles, et, bien qu'ils n'aient pas excité les passions contemporaines comme la célèbre théorie à laquelle est resté attaché le nom de Darwin, ce ne sont pas ceux qui lui font le moins d'honneur au point de vue purement scientifique. Tous ces livres ont été traduits en français ainsi que dans les principales langues de l'Europe. Les honneurs vinrent peu à peu trouver Darwin dans sa paisible retraite. En 1868, la Société royale lui décernait la plus haute récompense dont elle disposât, la médaille Copley, en spécifiant toutefois qu'elle récompensait en lui, non pas l'auteur de l'Origine des espèces, mais celui des Récifs de corail, du Voyage d'un Naturaliste, des Recherches sur les Cirripèdes. En 1878, l'Académie des sciences de Paris le nomma dans la section de botanique; la même année, l'académie de Berlin l'élisait et l'année suivante celle de Turin lui décernait un prix de 42,000 francs. Darwin mourut d'une maladie de cœur. Sur la proposition de divers membres du parlement, ses restes furent placés à Westminster, non loin de ceux de Newton et des rois d'Angleterre.