Le soin de l'âme

Hélène Laberge
Trois choses me prévenaient contre ce livre: un préjugé tenace à l'égard des best-sellers, éphémères comme neige au soleil. Un préjugé non moins tenace à l'égard de tout ce qui en psychologie est présenté comme une nouveauté, alors qu'il s'agit le plus souvent d'un bouillon mal clarifié du passé. Et, préjugé ultime, à l'égard du titre même du livre.

Le soin de l'âme! On soigne une grippe, une migraine, une indigestion. L'âme serait donc une maladie dont on est forcé de s'occuper si on veut s'en débarrasser? Ou pis encore, elle ferait son entrée dans la panoplie du parfait psy, au même titre que le trop fameux ego? Elle serait désormais un moyen parmi d'autres de redonner le bonheur de vivre aux candidats au mal-être que nous sommes tous?

De la définition que donnerait Thomas Moore de l'âme dépendrait donc la crédibilité de son livre. Or, heureuse surprise, l'auteur reprend à son compte le point de vue des philosophes de la Renaissance, lesquels inspirent toute sa démarche: «C'est l'âme, soutenaient ces derniers, qui fait de nous des êtres humains.» «C'est, complète Moore, quand nous sommes le plus humains que nous avons le mieux accès à l'âme». Voilà qui justifie la nécessité de soigner son âme! «Le soin de l'âme exige un vocabulaire différent de celui de la thérapie et de la psychologie scolaire. Comme l'alchimie, le soin de l'âme est un art; on ne peut l'exprimer qu'avec des images poétiques. La mythologie, l'art, les religions du monde et les rêves nous fournissent l'imagerie dont procèdent et où sont contenus à la fois les mystères de l'âme. Nous pouvons aussi nous tourner vers l'enseignement des divers experts, spécialement vers celui des chercheurs de l'âme poètes comme les mythographes et les tragédiens de l'Antiquité, les docteurs de la Renaissance, les poètes romantiques et les psychologues des profondeurs modernes, qui respectent les mystères de la vie humaine et résistent à la sécularisation de l'expérience.»

Nous avons là le coeur même du livre, j'allais dire son âme: un retour vers ce qui, dans le passé, peut nourrir le présent. C'est en effet en s'inspirant à la fois des grands mythes grecs et latins, comme son maître James Hillman, et de son propre enracinement dans le christianisme - il a fait des études de théologie et se destinait à la prêtrise - que Thomas Moore nous propose «des manières concrètes de favoriser la spiritualité dans notre existence quotidienne». Car «les plaintes d'ordre émotionnel de notre temps, les plaintes que nous, thérapeutes, entendons chaque jour de pratique, parlent de sentiment de vide, ( manque de sens, dépression vague, désenchantement conjugal, familial et relationnel, perte de valeur, de quête d'enrichissement personnel, de soif de spiritualité.»

Thomas Moore rejoint dans ce diagnostic plusieurs penseurs de notre époque. Dont les oeuvres, soit dit entre parenthèses, n'ont jamais été des best-sellers parce qu'elles ont été publiées dans un pays qui est encore imprégné - pour combien de temps? - de quelques évidences culturelles et métaphysiques. Gabriel Marcel parlait déjà dans les années mil neuf cent cinquante d'un monde cassé, où l'avoir est antagoniste de l'être. On trouve dans les oeuvres d'Alain, de Thibon, de Simone Weil, de Jacques Ellul et de tant d'autres, des analyses insurpassées de la perte de l'âme, de la froide et dure infiltration de la technique dans les rapports humains. Vue sous cet angle, la mort de Dieu que proclame Sartre est le corollaire de la perte de l'âme que déplore Moore. Si Dieu est mort c'est que l'âme agonise...

Toute l'approche thérapeutique de Moore est centrée sur l'âme, qu'il distingue du moi, de l'ego. «L'âme n'est pas l'ego. C'est la profondeur infinie d'une personne et d'une société; elle contient tous les aspects mystérieux qui vont de pair avec notre identité et la façonnent» Une approche qui tient compte de toute la condition humaine, de ses inévitables souffrances, de la mort - ce qui la distingue du courant hédoniste de tant de thérapies. À propos de la mort, il faut lire ce qu'il dit sur celle que nous infligeons aux choses et en particulier à nos ordures! «Nous ne traitons mal que les choses dont nous méprisons l'âme.» À quoi on pourrait ajouter: y compris soi-même lorsque nous nous voyons comme une chose!

Un chef-d'oeuvre, ce livre? Hélas non. D'une part, l'auteur a illustré ses propos par des extraits d'entrevues dont la banalité ne rend pas compte de la richesse de son approche thérapeutique. D'autre part, certaines intuitions gagneraient à être développées. Moore est en quelque sorte victime de l'effervescence de son imagination, ce qui l'empêche de composer son livre selon la hiérarchie verticale chère à Simone Weil. Il reste qu'il a le très grand mérite de situer la guérison, ou l'acceptation, du mal de vivre dans la redécouverte de l'âme: la nôtre, et celle du monde.

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