Le héros de l'absurde
Il y eut le héros de la charité, le saint, puis le héros de l'absurde, celui qui lutte contre la peste sans autre raison que la poésie de cette lutte. Ce dernier semble fatigué. Qui le remplacera?
Heureusement nous savons tous qu'il n'est pas nécessaire de croire pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Il nous reste la poésie de l'absurde. Nous pouvons combattre la peste de la même manière que le Dr Rieux dans le célèbre roman d'Albert Camus.
Pour se transformer en action féconde et durable, cette poésie exige une force morale doublée d'une force de caractère qu'on ne peut espérer trouver que dans une toute petite minorité. Ce qui explique pourquoi ou bien les héros de l'absurde sont fatigués, ou bien ils n'existent plus en nombre suffisant. Faut-il attendre le retour des héros de la charité, c'est-à-dire des saints?
La grande nouveauté dans nos rapports avec le monde, c'est que la vie est devenue objet de compassion, cette vie dont il y a quelques décennies à peine les manifestations sauvages étaient perçues comme une menace pour l'humanité. Par extension, le monde et Dieu lui-même sont devenus objets de compassion. Parmi les témoins de ce renversement des perspectives, il y a Simone Weil et Gustave Thibon deux auteurs attachés à la Provence de Giono. Ils parlent de Dieu comme d'un être pauvre et faible. Ils ont avec Lui le même rapport qu'Elzéar Bouffier avec la vie absente de sa vallée.
Le héros de l'absurde devient ainsi un héros de la compassion. C'est l'amour de la vie qui transforme le héros de l'absurde en héros de la compassion. Dans ce contexte, les plus faibles et les plus pauvres parmi les hommes, les grands malades mentaux et les grands handicapés deviennent les messagers de Dieu. Ils deviennent pour nous l'équivalent de ce qu'étaient les étrangers pour les Grecs. Dans la grande littérature grecque, ces étrangers auxquels on doit tous les égards sont toujours des êtres normaux ou mieux encore des êtres qui, comme Ulysse ressemblent à des dieux, et c'est en partie par la crainte qu'inspirent les dieux plutôt que par compassion qu'on les accueille avec respect.