La compassion, sentiment moral par excellence

Auguste Dietrich

 

Trésor des préfaces!  En voici un.

«Un soir, Schopenhauer se promenait sur la route avec son ami le Dr Wilhelm Gwinner, son futur biographe. Les étoiles brillaient au ciel, et Vénus resplendissait d'un éclat tout particulier. Gwinner, contemplant la planète, devint tout à coup lyrique, et se mit à évoquer le souvenir des âmes que Dante y a placées comme dans un port de salut béni ; puis, son imagination travaillant, il demanda au vieux philosophe s'il n'était pas d'avis qu'il y avait là aussi des êtres vivants, mais doués d'une existence plus parfaite que la nôtre. Schopenhauer répondit qu'il ne le croyait pas ; une organisation supérieure à celle des humains ne pouvait, selon lui, avoir la « volonté de vivre ». Il pensait que la série ascendante vers la vie se terminait à l'homme, dernier terme de ce progrès qui lui apparaissait comme un fait si effroyable ; puis, s'exaltant insensiblement : « Croyez-vous, dit-il, qu'un être supérieur à nous voulût continuer un seul jour cette triste comédie de la vie ? Cela est bon pour des hommes ; des génies ou des dieux s'y refuseraient ».

Cette assertion constitue à la fois le point de départ et le point d'aboutissement de la doctrine de Schopenhauer. En présence de ce monde mauvais, où la douleur corrompt toute joie, où la mort a le mot définitif, où notre destinée apparaît comme une tragi-comédie mise en œuvre par un génie malfaisant qui trouve son bonheur à nous torturer, quel sentiment peut éprouver l'homme raisonnable et sage ? Un sentiment d'une double nature : un profond mépris pour la vie humaine, pour la décevante Maïa qui cherche à le traîner d'illusions en illusions toujours plus dérisoires, en même temps qu'une immense compassion pour ses frères, pour tous les damnés de la vie, à n'importe quel degré de l'échelle. En un mot, l'homme doit en arriver à donner accès dans son cœur à la sympathie, « cet étonnant, on pourrait dire ce mystérieux passage de nous-même dans un autre être, qui supprime les barrières de l'égoïsme et transforme en quelque sorte le non moi en moi. C'est donc le sentiment moral par excellence, un lien par lequel et dans lequel nous sentons que nous sommes tous frères. Éprouver de la compassion, c'est devenir un être moral. Sympathiser avec la nature entière, c'est le véritable état du sage sur cette terre... Une compassion sans bornes à l'égard de tous les être vivants, voilà le plus solide, le plus sûr garant de la moralité ; avec cela, il n'est pas besoin de casuistique. Celui qui en est pénétré ne blessera sûrement ni ne lésera personne, ne fera de mal à personne, mais il aura bien plutôt des égards pour chacun, pardonnera à chacun, aidera chacun de tout son pouvoir, et toutes ses actions porteront l'empreinte de la justice et de l'amour du prochain. En revanche, qu'on essaie de dire : « Cet homme est vertueux, mais il ne connaît pas la pitié » ; ou bien : « C'est un homme injuste et méchant, cependant il est très compatissant », et la contradiction est évidente. Chacun son goût : mais, pour moi, je ne sais pas de plus belle prière que celle qui termine les anciennes pièces de théâtre indoues : « Puissent tous les êtres vivants rester exempts de douteurs ! »

Voilà le nœud de la doctrine éthique de Schopenhauer, telle qu'il la déduit dans le Fondement de la morale. La base de la morale est donc la sympathie vive, ardente, se traduisant en pitié, en charité affective




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