Majorité silencieuse, suivi de la Toison dort

Daniel Laguitton

2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l’abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

Illustration d'Elchicotriste. Reproduite avec l'aimable autorisation de l'auteur.

« Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. » Cette citation de Martin Niemöller (1892-1984), pasteur luthérien allemand qui a connu les camps de concentration, souligne les conséquences parfois dramatiques de la passivité citoyenne. Notons en passant que « protester » vient du latin pro qui signifie « pour, en faveur de » et testis qui signifie « témoin ». Protester signifie, à la lettre, « témoigner en faveur de », comme dans « protester de son innocence ». On le confond souvent avec « contester » qui veut dire « témoigner contre ».

La tenue d’élections libres par lesquelles le peuple choisit ses représentants est généralement considérée comme un critère minimal pour qualifier un régime de « démocratie » (de demos et kratos, pouvoir du peuple), mais cet instrument est sujet à tellement de manipulations par l’argent, l’intimidation, la désinformation et parfois même par le bourrage des urnes, qu’il est souvent réduit à une parodie dont le résultat est une fausse représentation du pouvoir du peuple. À cela il faut ajouter que même un vote totalement libre peut n’être qu’une façade par laquelle l’électeur se déresponsabilise en choisissant le bouc émissaire contre lequel il se retournera si ses attentes (souvent irréalistes) ne sont pas satisfaites.

Il n’en reste pas moins que le péché capital du citoyen apte à voter est le refus d’exercer ce droit fondamental. L’abstention ne doit pas être confondue avec le vote blanc (bulletin vierge ou enveloppe vide), ou le vote nul (bulletin non conforme), qui sont, l’un comme l’autre, une participation au vote pour exprimer un refus de choisir une des options proposées. L’abstentionnisme délibéré est un renoncement au privilège d’avoir voix au chapitre démocratique, et ses conséquences peuvent être dramatiques comme le montre l’exemple qui suit.

En 2024, plus de 2 milliards d’électeurs ont eu l’occasion de voter à travers le monde : États-Unis, Inde, Mexique, Afrique du Sud, Parlement européen, etc. Cette année record est malheureusement aussi l’année où l’abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

Le taux de participation à une élection est souvent calculé en divisant le nombre total de votes exprimés (incluant les votes blancs ou nuls) par le nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales, mais le vrai taux de participation est le pourcentage des personnes aptes à voter, notamment en vertu de leur âge et de leur état civil, qui ont effectivement voté. Le calcul de ce véritable taux de participation fait appel à des données de recensement et à des statistiques concernant la privation du droit de vote de personnes inhabiles à voter, soit parce qu’elles ont été coupables d’un acte criminel ou pour cause d’inaptitude mentale. Superposé à l’abstentionnisme circonstanciel, l’abstentionnisme chronique qui consiste à ne pas s’inscrire sur les listes électorales par choix ou par négligence fait en sorte que le taux de participation atteint rarement 70 % et est en réalité souvent plus proche de 60 %, voire de 50 % dans les « démocraties » bien établies. Par exemple, le taux de participation aux élections européennes de 2024 a été en moyenne de 50,93 %, mais étant donné que peu de statistiques sont disponibles concernant le pourcentage d’Européens aptes à voter inscrits sur les listes électorales, le taux de participation réel a été inférieur à 50 %. En France, environ 95 % des citoyens aptes à voter en 2024 étaient inscrits sur les listes électorales, chiffre considéré comme « élevé ».

Les résultats de l’élection présidentielle de 2024 aux États-Unis font école en matière d’impact de l’abstentionnisme. Selon les résultats officiels[1], le nombre de citoyens aptes à voter (VEP Voting Eligible Population) était de 244 666 890. De ce nombre, 156 732 271 ont voté, dont 77 303 568 pour Donald Trump. Ces chiffres signifient que 64,06 % des citoyens aptes à voter ont participé au vote (donc 35,94 % se sont abstenus) et 31,60 % ont voté pour Donald Trump. Les 68,40 % qui n’ont pas voté pour lui incluent les 35,94 % d’abstentionnistes et les 32,46 % qui ont voté pour d’autres que lui. Autrement dit, les segments de la population apte à voter qui ont pesé le plus lourdement sur les résultats de cette élection sont les 35,94 % d’abstentionnistes, qui constituent donc une majorité à proprement parler « silencieuse », et les 32,46 % qui ont voté pour d’autres que Donald Trump. Le « pouvoir du peuple » a, en pratique, été déterminé, lors de cette élection, par seulement 3,16 citoyens sur 10. La responsabilité de ce résultat revient principalement aux 87 933 280 citoyens aptes à voter qui ont renoncé à participer au « pouvoir du peuple ». Il est permis de penser que la seule urne que la majorité d’entre eux auront fréquentée est celle qui recueillera, non pas leur vote, mais leurs cendres.

Voter est un acte de civisme qui requiert responsabilité et vigilance, car si le mot « démagogie » (du grec demos, le peuple, et ago, conduire) désignait, à la lettre, l’art de conduire les peuples, il est rapidement devenu synonyme de flagornerie et d’électoralisme racoleur. C’est pour souligner l’importance de cette vigilance et non pour dénigrer le processus démocratique que j’ai composé la fable qui suit.

 

[1] Voter Turnout in Presidential Elections, The American Presidency Project, UC Santa Barbara https://www.presidency.ucsb.edu/statistics/data/voter-turnout-in-presidential-elections et 2024 General Election Turnout, University of Florida, https://election.lab.ufl.edu/2024-general-election-turnout/, consultés le 4 mai 2025.

La toison dort

 

Les moutons étaient endormis…

Un vieux loup qui passait par là

Poussé par un fort appétit

Sans ambages les réveilla.

« Amis moutons, élisez-moi

Je serai votre chien de garde

Le protecteur de votre toit

Quand le sort contre vous s’attarde.

Vous dormirez alors en paix

Sans craindre pour votre toison ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait

Le loup remporta l’élection.

L’effet ne se fit pas attendre

De la laine il n’avait que faire

Mais des agnelets la chair tendre

Était une tout autre affaire.

« Honni sois-tu vil rejeton

Qui profites ainsi de nos votes

En brandissant le grand bâton

Que tu cachais sous des carottes ! »

 

Le nouveau cycle d’élections

Vit un renard faire sensation.

« Pauvres moutons, gémissait-il

S’adressant aux plus affligés,

En prenant pour chef un goupil

Vous serez enfin ménagés

Vous dormirez à votre guise

Sans craindre pour vos tout petits

Du loup rejetez donc l’emprise

Et le gargantuesque appétit. »

Sa victoire fut magnifique

Mais le renard sitôt élu

Sortit de son antre une trique

Et rossa les moutons tant et plus.

« Pauvres de nous, dirent les bêtes,

Après le loup, c’est un goupil

Qui se paie de notre tête :

Élisons un berger moins vil ! ».

 

Pendant que les moutons devisent

Par les deux compères accablés,

Le loup et le renard se disent

« Unissons-nous, faisons la paix ! »

Et ils s’en vont chez le coyote

Pour lui proposer un marché :

« L’habit de chef, cher patriote

Nous le savons, te conviendrait !

Fais-toi élire, nous t’aiderons

Ils t’appelleront bientôt “Sire”

Tu seras le roi des moutons ».

Quand vint le temps d’un nouveau vote

Le coyote se présenta

Sous les habits d’un Don Quichotte

Suivi de deux Sancho Panza.

Les moutons lui firent un triomphe

Enfin la paix, enfin la joie

La quiétude, la vie sans ombre

Le rêve de tout ovidé, quoi !

Évidemment, nos trois compères

Voyaient l’avenir autrement

Loup prend l’agneau, renard la mère,

Et le coyote à pleines dents

Inflige à la gent moutonnière

Un carnage sans précédent…

 

Une morale, la fable exige :

Se choisir un représentant

Chez la gent moutonnière oblige

À garder un œil vigilant

Pour démystifier les promesses

Les carottes et les bonbons

Les masques et les fausses fesses

Des maîtres de la séduction.

Mouton, ô toi qui désespères

Et bêles devant l’affliction

Choisis sagement ta bergère

Quand vient le jour des élections.

Présidents, députés ou maires

Choisis en dormant ont un prix

Et c’est trop souvent en galère

Que finissent les bergeries.


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