Panikkar Raimon
Le 26 août dernier est décédé chez lui, dans le village de Tavertet, juché dans les montagnes de sa Catalogne natale, Raimon Panikkar, prêtre catholique, théologien et philosophe, reconnu mondialement comme l’un des plus grands promoteurs intellectuellement et vitalement du dialogue interculturel et interreligieux auquel il a consacré toute sa vie. Né en 1918 à Barcelone d’une mère catalane et d’un père indien de religion hindoue, détenteur de trois doctorats, en chimie puis en philosophie et en théologie, il a enseigné à Rome et aux États-Unis, à l’université de Harvard et a occupé la chaire de philosophie comparée des religions à Santa Barbara, en Californie. Son œuvre comprend plus de 60 livres traduits dans plusieurs langues et plus de 300 articles parus dans les plus prestigieuses revues de philosophie et théologie.
“Je suis arrivé en Inde chrétien, je suis devenu hindou
ensuite bouddhiste, en restant toujours chrétien”
Cette déclaration de Raimon Panikkar illustre très bien ce qui a été son itinéraire existentiel et vital, marqué au sceau d’une volonté d’assumer, sans rien refuser, toutes les exigences d’un dialogue interreligieux et interculturel. Dialogue d’abord intérieur, surtout à partir des années 1950, quand il visita pour la première fois l’Inde, le pays de son père.
Ce qui chez d’autres personnes aurait pu conduire à une coupure schizophrénique entre Orient et Occident, entre laïcité et spiritualité, entre différentes traditions religieuses et culturelles, en lui est devenu un cercle de vie fécond et libérateur.
Je considère que cette démarche philosophique interculturelle a été rendue possible parce qu'elle s'est enracinée dans la conviction profonde que l’être humain est essentiellement un « homo religiosus », ou pour le dire plus simplement, avec ses propres mots, « L’homme n’est pas un singe évolué, mais un ange incarné ».
C’est à l'intérieur de cette hypothèse que Raimon Panikkar a déployé comme un kaléidoscope sa vaste et profonde réflexion philosophique interreligieuse et interculturelle, qu’il a toujours considérée non seulement comme « L’amour de la sagesse » mais aussi et surtout comme « La sagesse de l’amour ».
La philosophie de Raimon Panikkar peut être considérée, hors de tout doute, comme interculturelle en ce qu’elle se nourrit aux sources de différentes traditions culturelles et religieuses, que ce soit la tradition chrétienne, laïque, hindoue ou bouddhiste. Il aura su avec une remarquable créativité dialoguer avec elles et les faire dialoguer entre elles à partir de leurs noyaux les plus irréductibles; ce qui l’aura préservé de juxtapositions et de syncrétismes stériles.
Ce serait par conséquent une erreur de chercher dans la pensée de Raimon Panikkar un système philosophique fermé, parachevé, ayant une quelconque prétention à une totalité qui répondrait à toutes les questions fondamentales.
Raimon Panikkar ne croyait pas qu’on ait besoin de systèmes pour penser. Avec sa philosophie il n’a pas cherché à bâtir un soi-disant système philosophique interculturel, mais plutôt reprendre les questions fondamentales de l’être humain dans une perspective interculturelle certes, mais en montrant autant les limites des différentes traditions religieuses et culturelles que leurs immenses possibilités de fécondation mutuelle.
L’ensemble de son œuvre (soixante livres et quelque trois cents articles publiés de son vivant) est une des contributions majeures au dialogue interculturel et interreligieux lequel est devenu un des impératifs de notre époque. Il est impossible de résumer en quelques mots tous les apports innovateurs et fondamentaux de sa réflexion philosophique.
Néanmoins, arrêtons-nous à un fait qui illustre clairement le caractère innovateur de sa pensée : il a conçu des notions qui nous font entrevoir les thèmes fondamentaux de sa réflexion, non pas comme des compartiments fermés mais comme des polarités créatives.
Dans ce sens, dans le cadre de sa réflexion sur la dimension advaitique (non-dualité dans l’hindouisme) de la réalité et le pluralisme de la vérité qui en découle, il nous a légué la notion d’ontonomie, qui nous permet de dépasser autant l’oppression de l’hétéronomie que la fragmentation de l’autonomie.
Dans le dessein de dépasser les tendances monothéistes et monistes, en se fondant sur l’expérience trinitaire chrétienne, il nous propose de voir la réalité à partir de sa dimension cosmothéandrique, en tant qu’invariant transculturel et transreligieux, qui illustre aussi la relation d’interdépendance des composants de toute la réalité.
Pour nous libérer de la contrainte d’une expérience strictement historique et linéaire du temps, il nous invite à développer une expérience tempiternelle, qui est à la fois temporelle et éternelle.
Face au défi de la laïcité moderne et de la laïcisation contemporaine qui en découle, au lieu de nous proposer un repli vers une sacralité désincarnée, il nous invite à l’assumer pleinement en tant que sécularité sacrée.
Finalement, afin de répondre interculturellement aux défis contemporains, il a développé une herméneutique diatopique et dialogale qui, tout en assumant l’irréductibilité des différents topoi (lieux en grec) culturels et religieux et des différents mythos (mythes en grec) dans lesquels ceux-ci s’enracinent, nous propose de découvrir, non pas des valeurs et des croyances universelles, mais les équivalents homéomorphiques de leurs valeurs et croyances respectives.
Cette réflexion, cette recherche philosophique de Raimon Panikkar n’obéit pas à un simple intérêt intellectuel mais elle repose sur la ferme volonté d’œuvrer en faveur de la justice, de la vérité et de la plénitude humaines. Une plénitude qui, selon ses propres mots, se trouve dans le fait d’assumer que :
« Nous ne sommes pas dans les mains du destin,
mais nous n’avons pas non plus le destin dans nos mains.
Nous sommes plutôt les mains du destin ».
Un destin qui l’a conduit finalement dans les bras du Mystère Divin qui l’a guidé toute sa vie. Qu’il repose dans la Paix du Seigneur.
Agustí Nicolau Coll
*Originaire de la Catalogne, il a été le secrétaire de Raimon Panikkar (1993-1994) et l’organisateur et coordonnateur du symposium international « La philosophie interculturelle de Raimon Panikkar » qui a eu lieu du 20 au 23 février 2010 à Barcelone. De 2003 à 2009 il a été Directeur adjoint de l’Institut Interculturel de Montréal. Présentement il est responsable des activités publiques et des communications du Centre Justice et Foi de Montréal
Pour en savoir plus
On peut aussi consulter la conférence que Scott Eastham a prononcé à l’ouverture du symposium international sur son oeuvre qui a eu lieu à Barcelone en février 2002 : The Three Worlds of Raimon Panikkar. A Guide Tour.