Mathieu Andrée

Par Jacques Dufresne, le 7 mai 2018.

Notre amie, chers lecteurs, votre amie Andrée Mathieu noua quittés le 30 avril 2023,  terrassée en quelques jours, à 68 ans, par un lymphome agressif. Parmi ses derniers mots : « Il ne faut pas désirer les choses plus qu’elles ne nous désirent. »[1] On aura compris qu’elle a refusé l’acharnement thérapeutique [2] Cette femme, qui connaissait assez la nature pour comprendre l’importance de la notion de limite, a fait preuve de cohérence jusqu’au dernier moment de sa vie. Nous l’avons accompagnée, Hélène très particulièrement, dès les signes précurseurs de sa fin

Le tableau préféré de cette ancienne professeure de physique et de mathématique, demeurée attachée au fondateur de la mécanique classique, était le Newton de William Blake, choix qui reflète bien sa largeur de vue et la profondeur de sa pensée. Peintre et poète de l’époque romantique, Blake fut le critique le plus sévère de Newton et du matérialisme dont il était le symbole à ses yeux.  On lui doit ces mots : « L’art est l’arbre de la vie, la science est l’arbre de la mort. »[3] Il avait horreur du Dieu horloger des Lumières, il rejetait le déisme. Dieu était pour lui une présence immanente offerte à la connaissance immédiate. De même, Andrée associait parfois Dieu à l’immanence et n’était pas plus séduite par le Dieu horloger que par l’aspect réducteur de la science. Elle s’intéressait plus à la vérité qu’à la science et cette vérité elle la cherchait du côté des savants qui étaient plus proches du mystère et de la complexité de la vie que de la pensée linéaire, par exemple, Fritjof Capra pour la physique, Edgar Morin pour les sciences humaines. Son habitat intellectuel était à la frontière du chaos, dans une approche systémique[4] pleinement assumée. Au plus fort de la recherche en vue de la cartographie du génome, rien ne la mettait plus hors d’elle, c’est le cas de le dire, que les correspondances simplistes entre tel gène et tel trait ou tel comportement. Son dernier article, paru dans la revue Argument quelques jours avant sa mort illustre bien l’orientation de sa pensée.

Si vif qu’ait été son esprit critique, il ne faisait jamais obstacle à son admiration quand elle était justifiée, si bien qu’elle se plaçait toujours dans l’ombre d’un maître. Elle était cette abeille intelligente libre et mobile, qui vole vers le nectar de l’esprit, partout où il se trouve, dans la Californie du Center for Ecoliteracy ou dans la Nouvelle-Zélande de Peter Goldsbury et des Maoris, pourvu que le nectar ne soit pas enfoui dans l’ornière d’une discipline spécialisée.

Sur les traces de Koestler

Au cours de l’été 1993, nous recevons la visite d’une femme d’âge mûr à la fois timide et déterminée. Elle était à ce moment secrétaire du ministre de la justice, Gilles Rémillard, après avoir été rédactrice au bureau du Premier ministre Robert Bourassa. Tout au long de la décennie précédente, elle avait suivi nos activités sur la place publique. Elle s’était même inscrite à l’un de nos colloques où Fritjof Capra était conférencier. Mon livre sur le droit, Le procès du droit, de même que mes contributions à la Réforme du code civil, avaient retenu son attention. Tant et si bien qu’elle a été séduite par l’insolente liberté dont notre petite organisation faisait preuve en marge des grandes entreprises privées aussi bien que des grandes institutions publiques : nous étions le lieu où elle pourrait déployer ses ailes.

Au moment où elle nous a offert ses services, elle lisait avec passion un auteur que nous connaissions bien et que nous admirions, Arthur Koestler. Si j’avais à la comparer à l’un ou l’autre des penseurs et des savants que nous avons découverts ou mieux connus grâce elle, c’est à Koestler [5]que je reviendrais : même curiosité pour la science sous toutes ses formes et dans toutes ses disciplines, même esprit critique à son endroit, même quête du sens là où l’on ne songe pas à le chercher, même intérêt pour la créativité et pour des phénomènes hors la science, comme la synchronicité.

Elle s’est jointe à nous au moment du lancement du magazine l’Agora sur papier. Son premier article, « La science nous trompe-t-elle ? », était le précurseur de celui de la revue Argument, « De la post-vérité à la post-science ». Voici comment elle y présente la thèse de Kuhn sur les révolutions scientifiques : « Je comparerais plutôt le progrès scientifique à une valse à trois temps: deux pas en avant, un pas en arrière et, soudain, un ou quelques danseurs exécutent l’un de ces merveilleux pas de côté qui surprend tout le monde. Cette nouvelle figure, souvent inspirée d’une toute autre danse, ne s’intègre pas nécessairement tout de suite dans la chorégraphie déjà bien rodée; mais à force de s’imposer par sa rigueur et sa beauté, elle est finalement reconnue. Dès lors, toute une troupe de danseurs s’appliquent à peaufiner cette nouvelle arabesque pour enrichir l’ensemble de la chorégraphie. »[6]  En encadré, dans cet article, elle avait reproduit l’apologue des six savants aveugles et de l’éléphant. C’est une lance, dit l’un en touchant les défenses, c’est un serpent dit l’autre en touchant la trompe, etc.

 

«Ainsi ces hommes, sans vue ni horizon,

Démontrèrent haut et fort

Que chacun avait, en partie, raison

Mais, aussi, que tous avaient tort. »

 Nous ne lui avons rien imposé. Elle allait vers les défis qui l’intéressaient et tel un tournesol, vers les êtres qui lui paraissaient en mesure de satisfaire son besoin de lumière. Elle a vite découvert à l’Université de Sherbrooke un physicien, Marcel Banville, qui était l’un des pionniers au Québec de la recherche sur la complexité. Il en est résulté pour notre modeste magazine et par la suite pour notre encyclopédie en ligne des articles de premier ordre sur les systèmes complexes. Faut-il préciser qu’elle n’exigeait pas de nous des honoraires à la mesure des services qu’elle nous rendait. Elle allait d’ailleurs bientôt travailler bénévolement, ses placements lui assurant un minimum, suffisant à ses yeux, d’autonomie financière.

Une vie intellectuelle plutôt qu’une carrière

Elle poursuivrait son œuvre tout en collaborant à la nôtre. Son œuvre ce fut d’abord sa vie, une vie exemplaire. Elle aimait le golf, surtout pour l’occasion qu’il lui donnait de rencontrer des amis. Elle aurait pu se retirer en Floride et faire de ce sport sa raison de vivre. Plaisant jeu pour notre époque que de devenir de plus en plus efficace dans l’art de déposer une balle dans un trou, mais son rêve était plutôt de contribuer, par le souci de la vérité et de la justice, à rétablir l’harmonie entre l’humanité et l’ensemble de la biosphère.

Vie exemplaire pour un autre raison : elle aurait pu poursuivre ses études universitaires jusqu’au doctorat et elle a sans doute été tentée de le faire, mais son destin la portait vers une vie intellectuelle plutôt que vers une carrière. Les querelles entre collègues et des contraintes de la spécialisation lui auront ainsi été épargnées. Elle ne mourrait pas en disant Me carga Dante, Dante me pèse, comme tel célèbre spécialiste de Dante, mais « grâce à vous de l’Agora j’aurai eu une belle vie ».  Cela dit, elle comptait bon nombre de brillants universitaires parmi ses amis et ses sources d’inspiration, j’oserai dire toutefois qu’ils avaient en commun de ressembler plus à Koestler qu’à un creuseur d’ornières. Elle a été heureuse et honorée d’être invitée par l’Université de Sherbrooke à donner un cours de maîtrise sur le développement durable, tâche dont elle s’acquitta avec le sens de l’amitié qui la caractérisait : ses étudiants, québécois et français, la bombardaient de courriels. Nous lui reprochions parfois de s’épuiser à répondre à chacun. Quant à ses disciples préférés, elle n’hésitait pas à les inviter à ses frais à un colloque en Californie. Deux d’entre eux sont venus lui dire adieu à l’hôpital.

Plusieurs fois par année, souvent entre deux voyages de recherche, elle passait quelques jours avec nous, ce qui était, on l’imagine, l’occasion de discussions sans fin sur les sujets les plus variés, nous invitions parfois d’autres amis à se joindre à nous : Marc Chevrier, Louis Bertrand, Peter Goldsbury, Michel Durand, Dominique Collin, Ariane Collin, Robert Mailhot, Marie Laberge,[7] Jeanne d’Arc Vaillant, Nicole Morgan, Michel Lamontagne, Daniel Laguitton… Notre table ronde devenait alors une véritable agora. Son mari, Réal Bellavance, mort en 2002 , avait été le président d’une filiale canadienne de la compagnie américaine Interface, spécialiste des couvre-planchers, mais surtout l’une des premières grandes entreprises au monde à s’engager résolument dans la voie du développement durable. Andrée connaissait personnellement le président Ray Anderson et l’un des vice-présidents, Claude Ouimet, un Québécois. Grâce à ces membres influents de son vaste réseau, elle a pu, un exemple parmi beaucoup d’autres, rencontrer Janine Benyus, cette biologiste américaine qui fut une pionnière de la biomimicry . J’entends encore Andrée nous faisant part de ce qu’elle avait appris d’elle et nous proposant un dossier sur le sujet, le premier sans doute dans le monde francophone. Par quoi traduirions-nous biomimicry en français ? Nous nous sommes vite mis d’accord sur biomimétisme. Quelqu’un d’autre a-t-il eu la même idée que nous au même moment? Qu’importe, le mot biomimétisme s’est imposé. Ce sera le titre du livre,[8] paru en 2015, qui leur valut à elle et à la co auteure, Moana Lebel, le prix Hubert Reeves de la vulgarisation scientifique. Le lancement eut lieu dans les locaux du Zoo de Granby, institution avec laquelle Andrée poursuivait des recherches. Voilà comment notre abeille faisait son miel.

C’est cette physicienne devenue biologiste qui nous a présenté celui qui allait devenir notre premier et principal collaborateur dans les sciences humaines, le politologue Marc Chevrier. Marc nous présenta à son tour l’historien Stéphane Stapinsky, lequel allait devenir l’un des principaux artisans de notre encyclopédie, au même titre que Bernard Lebleu, qui fut à la fois notre premier infographe et notre historien de l’art. Andrée nous a aussi mis en contact avec Yvon Bernier, ami et biographe de Marguerite Yourcenar. Notre œuvre est aussi son œuvre.

Le moment viendra où nous pourrons présenter son œuvre dans toute sa variété et dans toute sa cohérence. Elle nous a dispensé de la première étape de cette tâche par son dernier article, paru au moment de sa mort dans la revue Argument.

On y retrouve les quatre charismes d’Andrée. Ils correspondent aux grandes étapes de sa vie intellectuelle: la pédagogie, la démocratie, la défense et l’illustration de la vie, un regard vers le sacré.

À table, elle nous sa si bien expliqué la différence entre la pensée linéaire et la complexité, elle nous a si bien familiarisés avec les concepts de rétroaction, positive et négative que la persistance dans la seule pensée linéaire nous est apparue comme un enlisement comparable à celui des adversaires de Copernic et de Galilée. Ceux qui l’ont lue attentivement sur notre site en sont sûrement venus à la même conclusion. Ceux qui liront son article feront de même.

Andrée Mathieu, pédagogue

Pour ma part j’ai commencé à comprendre la complexité quand Andrée nous a expliqué la différence entre le problème de la couche d’ozone et celui du réchauffement climatique. On retrouve cette explication dans l’article d’Argument :

« Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi il a été tellement plus facile aux politiciens de s'entendre sur la protection de la couche d'ozone que sur la lutte aux changements climatiques ? Les scientifiques savent comment l'atome de chlore dans le CFC s'y prend pour détruire la molécule d'ozone, il est donc facile d'établir une relation de cause à effet. Par contre, le climat est un système truffé de rétroactions et tellement complexe qu'il est impossible d'en connaître tous les paramètres à un moment donné. Or, si dans, un système linéaire, les mêmes causes produisent les mêmes effets et les causes voisines produisent des effets ! voisins (proportionnalité), il n'en est pas ainsi dans une dynamique non linéaire. […]

Les systèmes complexes sont le siège de toutes sortes de phénomènes, dont les processus d'amplification, qui les déstabilisent et les font soudainement basculer dans un nouvel état. Le problème avec les processus amplificateurs, c'est qu'en général ils démarrent lentement et se développent pendant un certain temps « sous le radar », c'est-à-dire sans attirer l'attention. Mais comme ils s'autoalimentent, ils sont déjà en pleine accélération lorsqu'on remarque leur présence. Ils peuvent alors précipiter le système au-delà d'un point de bascule, dans un nouveau régime, un nouveau « bassin d'attraction », pour utiliser-le jargon de la théorie de la complexité. »[9]

Fascinés par le prestige de la science, dont ils ne connaissent que la dimension linéaire, les leaders politiques exigent d’elle des prédictions sûres pour prendre des décisions. Ainsi la vraie science, celle qui reconnaît ses limites, qui a retenu la leçon de modestie de Poincaré,[10] devient son propre ennemi. Elle détourne de ses résultats des ignorants qui attendent d’elle des remèdes comme ceux qui furent appliqués à la couche d’ozone. Ces leaders n’auraient donc pas, même en régime démocratique, la légitimité requise, pour oser prendre des décisions politiques au meilleur sens du terme ?

Andrée démocrate

Andrée éprouvait devant la corruption une indignation qui a fait d’elle une passionaria de la justice et de la transparence. C’est, par exemple, suite à une conversation avec elle que j’avais écrit dans le premier numéro de l’Agora un article sur ce que nous appelions les situations corruptrices[11], créées par des lois floues ou complaisantes qui incitent à abuser des fonds publics en toute légalité. À l’époque nous avions sous les yeux l’exemple d’une convention collective pour avocats prévoyant la rémunération d’un acte devenu désuet. L’occasion faisant le larron, on pouvait présumer que l’acte en question était souvent posé sans nécessité. Autre exemple qui avait été porté à notre attention : celui d’une entreprise qui, pour éviter de payer son dû à la CSST, déclare faillite et renaît sous un autre nom quelques mois plus tard. Le redressement de la moralité publique nous paraissant une tâche bien difficile pour un gouvernement, le redressement des lois nous semblait être la première étape à franchir.

Andrée était à mes yeux la personne au monde pour qui le mot peuple avait le sens le plus fort et le plus noble. Elle ne regardait pas le peuple avec condescendance, elle en était par ses racines, par sa culture, par son réseau d’amis, dont faisaient partie son coiffeur et telle jeune serveuse du café où elle allait souvent travailler.

Elle connaissait par cœur je ne sais combien de centaines de chansons populaires, elle écoutait plus souvent le 98,5 que Radio-Canada et dans la pléthore des sources d’information en ligne, elle avait le don de trouver celles qui rendaient le mieux justice au peuple. C’est ainsi par exemple qu’elle hésitait à reporter sur le peuple américain le mépris que pouvait lui inspirer Donal Trump. Quant au populisme, la mauvaise presse dont il est l’objet n’ébranlait pas son attachement à la nation québécoise.

Andrée du côté de la vie

L’amour d’Andrée pour les gens de son pays était indissociable, au fond de son être, de sa compassion (c’est le mot qui convient dans son cas) pour la biosphère, ce sein maternel de l’humanité. Le point de bascule n’était pas pour elle qu’une simple théorie. « Andrée, Andrée, lui disions-nous parfois, Hélène et moi, déguste ce bon saumon fumé en attendant le point de bascule. ». L’indifférence de trop de gens autour d’elles eu égard à ces grandes questions, aura été la première cause de ses souffrances morales depuis que nous la connaissons. D’où l’importance de ce paragraphe dans son dernier article.

« La polarisation qu'on observe actuellement dans plusieurs sociétés, pourrait bien être en partie le résultat d'une confrontation entre deux façons radicalement différentes de comprendre le monde. La vision du monde héritée de Descartes, Laplace et Newton était l'expression d'une connaissance idéale, objective et complète garantissant la prévisibilité du futur. Mais cette vision, ne parvient plus à expliquer nos relations avec le vivant. Notre préoccupation croissante pour l'environnement, incluant ses aspects physiques, sociaux, économiques et culturels, a marqué un tournant majeur dans notre façon de comprendre le monde. Selon Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977, « nous assistons à l'émergence d'une science qui n'est plus limitée à des situations simplifiées, idéalisées, mais nous met en face de la complexité du monde réel, une science qui permet à la créativité humaine de se vivre comme l'expression singulière d'un trait fondamental commun à tous les niveaux de la nature. »[12]

 Andrée et le sacré

C’est sur cette conception de la science que sa vie intellectuelle a été centrée. Et c’est par ce moyen qu’un sens du sacré qui ne s’était jamais éteint en elle s’est amplifié, d’abord par la contemplation du ciel étoilé à l’occasion, pendant ses études, d’un stage au Mont Mégantic et, plus tard, par sa conception de l’écologie. Voici ce qu’elle écrivait dans le second numéro de L’Agora, à propos de L’écologie spirituelle, un livre de James Nollman : « L’écologie de Jim Nollman est spirituelle au sens où elle révèle le lien subtil qui unit toutes les créatures vivantes. Ce lien n’appartient pas à la nature sensible, au monde physique, mais il est le reflet d’un principe supérieur, divin. Pour redécouvrir «la structure qui relie », selon l’expression de Gregory Bateson, il faut suivre le chemin de l’amour, c'est-à-dire entrer en relation directe avec la nature. C’est cette expérience que Jim Nollman souhaite partager avec nous. […] Comment ne pas s’émerveiller devant les pavots qui s’encouragent à fleurir? Et comment ne pas s’émouvoir devant le lama bouddhiste qui prie pour un requin échoué sur la côte californienne, afin de l’accompagner dans son dernier voyage? Empruntant à la culture amérindienne ses plus beaux éléments, Jim Nollman nous fait apprécier la sagesse de quelques anciens chefs indiens. Ainsi, Luther Standing Bear s’allongeait sur le sol, car éloigné de la nature, le cœur de l’homme se durcit. »[13]

Andrée était déjà prête à lire sans préjugés l’Encyclique Laudato Si, parue juste avant la Conférence de Paris en 2015. Dans la modernisation accélérée du Québec à l’occasion de la révolution tranquille (1960…) la passion était à l’œuvre à côté de la raison. À ma connaissance, Andrée n’a pas été atteinte en profondeur par la passion. Les excès de la morale conjugale de l’Église en 1950 n’enlevaient rien à ses yeux au génie de Marie de l’Incarnation, l’inquisition ne commandait pas le rejet systématique de l’institution qui a transmis le message évangélique pendant plus de 2000 ans. L’Encyclique Laudato Si la satisfaisant pleinement sur le plan rationnel, rien n’allait l’empêcher de le dire haut et fort. Comme elle était allée au fond de la question du développement durable, elle avait elle-même acquis la conviction qu’un changement de cap impliquant un redressement spirituel et philosophique était le seul remède.

 Et qui avait attiré son attention sur cette l’Encyclique Laudato Si ? Nul autre que Fritjoj Capra, lequel avait été émerveillé par la façon dont les rédacteurs avaient pris en compte l’approche systémique. J’entends encore Andrée au téléphone. « Tu sais quoi? Fritjof Capra me donne l’autorisation de traduire son article sur Laudato Si » En voici un extrait :

« Nous appelons cette nouvelle conception de la vie « vision systémique » parce qu’elle implique une nouvelle façon de penser — en termes de connections, de relations, de patterns et de contextes. En science, cette façon de penser est connue sous le nom de pensée systémique parce qu’elle est essentielle à la compréhension de toutes les sortes de systèmes vivants — organismes vivants, systèmes sociaux ou écosystèmes.

C’est cette vision systémique de la vie qui sera dans cet essai le fondement conceptuel de mon analyse de l’encyclique du Pape. Je montrerai que l’éthique radicale dont le Pape François se fait le champion, exprimée parfois, mais pas toujours, en langage théologique, est essentiellement l’éthique de l’écologie profonde, une école philosophique fondée par Arne Naess dans les années mil neuf cent soixante-dix. Je vais aussi montrer par de nombreux exemples que le Pape François se révèle, dans Laudato Si’, un véritable penseur systémique.»

Fritjof Capra comme Janine Benyus et bien d’autres savants de la Côte Ouest des États-Unis avaient des affinés avec les spiritualités orientales. Cela n’est pas étranger à l’intérêt qu’Andrée avait pour eux. Elle évoquait ces choses au passage sans en faire un sujet d’étude. Quand elle parlait de Dieu, c’était, comme je l’ai déjà dit, souvent pour l’associer à l’immanence, mais le Dieu transcendant de sa tradition ne lui était pas étranger pour autant.

Quand nous lui donnions rendez-vous à North Hatley le dimanche pour un repas au restaurant, elle nous rejoignait parfois à la messe de 10 heures. Un lien de sympathie s’est vite établi entre elle et notre curé, Lucien Vachon, un chêne beauceron de 90 ans; la Beauce était aussi le pays d’origine de la famille d’Andrée. Entre beaucerons… Quelques jours avant sa mort, Andrée a formulé le souhait de recevoir les deniers sacrements. Elle avait déjà reçu le sacramental de Bach et du chant grégorien, car à la fin de sa vie elle se rendait souvent à St-Benoît du Lac.

Nécessité et liberté

Il était parfois question de Simone Weil à notre table. Si Andrée l’a lue, si elle été touchée par elle, elle ne nous l’a jamais dit.  Pour ma part j’ai vu, dans un paragraphe de son dernier article un lien au moins analogique avec le passage de Simone Weil que j’ai le plus souvent cité et commenté Voici l’essentiel de ce passage :

« Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leur relations mutuelles. C’est une absurdité criante. Il n’est pas concevable que tout dans l’univers soit soumis à l’empire de la force et que l’homme y soit soustrait, alors qu’il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. Il n’y a qu’un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi. »[14]

Et voici la position d’Andrée :

« Les anciens Grecs nous ont légué deux idéaux : celui de l'intelligibilité de la nature et celui de la démocratie basée sur le libre arbitre. Toutefois, ces deux idéaux mèneraient à un paradoxe si les sciences faisaient triompher une conception déterministe de la nature alors que la démocratie incarne l'idéal d'une société libre. Pourtant, nombreux sont ceux qui croient à la fois à la nécessité dans la nature et à la liberté dans la société, comme si cette dernière ne faisait pas partie de la nature. […] Prigogine observe que le nouveau paradigme permet justement de réintégrer l'humain dans la nature : « L’activité humaine, créative et innovante, n'est pas étrangère à la nature. On peut la considérer comme une amplification et une intensification de traits déjà présents dans le monde physique, et que la découverte des processus loin de l'équilibre nous a appris à déchiffrer.

 

Sur les ailes de William Blake :

 

He who binds to himself a joy

Does the winged life destroy;

But he who kisses the joy as it flies,

Lives in eternity's sunrise.

 

Joie, o vie ailée,

Brisée d’être captive;

Éternité promise

Au baiser qui s’accorde à ton vol.

 

Au cours de l’hiver 2018, Andrée a suivi le cours de poésie du poète Yves Allaire.

Un adieu de Hélène Laberge

Lors d’une intervention chirurgicale qu’a subie Jacques en juillet 2017 (prothèse du genou), Andrée m’a offert d’être mon chauffeur (elle adorait conduire), l’opération ayant lieu à Drummondville. Et lorsque Jacques est revenu, elle partagé avec moi le transport vers le service de physiothérapie de l’hôpital de Coaticook. Quelle présence bienfaisante! Sur son lit de mort, son mari Réal Bellavance lui avait dit : « Réfugie-toi chez nos amis Dufresne.» Une hospitalité qui nous a liés tous les trois d’une amitié indéfectible.

 

 


 

[1] Je crois me souvenir que le mot est de Marc-Aurèle. Les mots de fin de vie n’exigent pas de notes de bas de page.

[2][2] qu’on  lui avait proposé sans insistance, avant tout par souci du protocole.

[3] Blake aurait écrit cette phrase au sujet du célèbre Lacoon, une des sculptures classiques les plus célèbres.

[4] Voir plus loin dans le texte la citation de Capra.

[5] Voici l’éloge qu’elle faisait de Koestler dans le second numéro du magazine L’Agora, octobre 1993 «Ma conception du progrès scientifique s’inspire de Kuhn, mais aussi d’autres auteurs tels Karl Raimund Popper, Paul Feyerabend, Fritjof Capra et, surtout, de l’un des plus grands penseurs du XXème siècle, Arthur Koestler.

[6] Octobre 1993.

[7] De Chéribourg.

[8] L’art d’imiter la nature, le biomimétisme, Éditions MultiMondes, Québec 2015.

[9] Revue Argument, Vol 20 No 2, Printemps 2018, p.85.

[10] « Nous savons que la vérité est quelquefois décevante, que c'est un fantôme qui ne se montre à nous un instant que pour fuir sans cesse, qu'il faut la poursuivre plus loin et toujours plus loin, sans pouvoir l'atteindre. » C'est sans doute ce caractère évanescent de la vérité qui fait en sorte que la superstition et la dénégation persistent aux côtés de la science.

[11] Ces situations semblent avoir été délibérément créées par les gouvernements pour rendre les honnêtes gens malhonnêtes. Dans le programme d’aide juridique, il existe un acte rémunéré qui s’appelle l’enquête préliminaire. Dans la plupart des cas, cet acte n’est pas vraiment nécessaire; il s’agit d’une formalité, qui consiste, par exemple, à faire répéter à un policier devant un juge ce qu’il a déjà écrit dans son rapport. De nombreux avocats du secteur privé font néanmoins des petites fortunes chaque année en multipliant les formalités de ce genre.

Le médecin payé à l’acte est, lui aussi, dans une situation qui incite à l’abus. Il en est de même pour le professeur d’université qui, dans certaines facultés, peut doubler  ses revenus par des contrats à l’extérieur. De même pour l’ingénieur qui, à l’intérieur d’un programme gouvernemental, a toute liberté pour gonfler ses honoraires. De même enfin — et il faudrait être bien hypocrite pour s’en scandaliser — pour le chômeur ou l’assisté social qui font du travail au noir! » L’Agora, Vol 1 No 1., octobre 1993.

[12] Revue Argument, Vol 20 No 2, Printemps 2018, p.83

[13] Octobre 1993.

[14] ’Enracinement, Éditions Gallimard, 1949, p. 302..

 

Articles





Articles récents