Plotin

205-270
Plotin et l'école d'Alexandrie
«Dans la troisième période de la philosophie grecque, ce n'est plus Athènes et la Grèce, mais Alexandrie qui devient le centre et le foyer principal du mouvement philosophique. La tendance de l'école d'Alexandrie est idéaliste, religieuse et mys-tique; c'est par l'extase qu'elle prétend s'élever jusqu'à l'unité suprême. Placée entre l'Asie et l'Europe, l'école d'Alexandrie a cherché à unir l'esprit de l'Orient et l'esprit de la Grèce.

Enfants de la Grèce, les Lagides s'étaient appliqués à faire fleurir les lettres et les arts de leur ancienne patrie dans la ville d'Alexandre. Ils avaient réuni une immense bibliothèque et fondé le Musée où étaient magnifiquement entretenus, aux frais de l'État, un certain nombre de savants. Sous la domination romaine, le mouvement scientifique et littéraire s'était continué à Alexandrie. Au commencement de notre ère paraissent déjà quelques philosophes qui cherchent à allier les doctrines de la Grèce avec les doctrines de l'Orient et poussent le platonisme au mysticisme; mais l'école d'Alexandrie ne commence véritablement qu'avec Ammonius Saccas, le maître de Plotin, vers la fin du second siècle avant Jésus-Christ.

On peut distinguer différentes phases dans les destinées de cette grande école. Dans la première, elle se fonde et se développe; Plotin coordonne ses doctrines en un vaste système et vient les enseigner à Rome avec un éclat extraordinaire. Dans la seconde, avec Porphyre et Jamblique, elle entreprend de lutter contre le christianisme qui semblait alors, dans la ferveur de son zèle, menacer les lettres et la philosophie, en même temps que les divinités de la Grèce. L'école d'Alexandrie prit à la fois en main la défense des unes et des autres. Elle s'efforça d'épurer, de symboliser le polythéisme et de l'interpréter de telle façon qu'il ne fût pas en désaccord avec ses principes métaphysiques et qu'il pût lutter, avec moins de désavantage, contre le spiritualisme chrétien. Mais en identifiant sa destinée avec celle de l'ancienne religion, elle assure et précipite sa propre ruine. La conversion de Constantin lui porte un coup terrible. Un moment, il est vrai, elle paraît se relever sous les auspices de Julien, un de ses adeptes, devenu empereur; mais à sa mort elle est obligée d'abdiquer son rôle politique et religieux pour redevenir une école purement philosophique.

Le génie de Proclus jette encore sur elle un certain éclat et prolonge son existence jusqu'au décret de Justinien qui, en 529, ferme à Athènes les dernières écoles de philosophie platonicienne.

Caractérisons les traits fondamentaux de cette école. Par leur tendance générale les philosophes d'Alexandrie se rattachent à Platon. Mais ils prétendent allier en un même système, sous les auspices de Platon, la mythologie avec la philosophie, les doctrines de l'Orient et celles de la Grèce. II y a, selon ces philosophes, une doctrine universelle du genre humain qui est la même au fond de toutes les sectes, de tous les systèmes, de toutes les religions, de tous les mystères.De là un éclectisme un peu confus, qui souvent s'abuse, égaré par le désir de retrouver partout cette prétendue identité de doctrines. L'éclectisme, avec le mysticisme, est un caractère commun des philosophes d'Alexandrie. Sans rejeter l'autorité de la raison, ils admettent une faculté supérieure qui seule, par l'enthousiasme et par l'extase, peut nous élever jusqu'à l'Unité suprême.

Les spéculations de la première période de la philosophie grecque avaient eu un caractère plus particulièrement physique, celles de la seconde un caractère plus particulièrement humain et moral, celles de cette troisième période sont plutôt marquées d'un caractère religieux. Nous nous contenterons de donner un aperçu de la doctrine du plus grand des philosophes alexandrins, de Plotin.

Plotin naquit à Lycopolis, dans la Haute Égypte,vers le commencement du troisième siècle après Jésus-Christ. A vingt-huit ans, il vint à Alexandrie. Quelqu'un lui ayant indiqué l'école d'Ammonius encore peu connu, il s'écria après l'avoir entendu: voilà ce que je cherchais. Pour étudier la philosophie des Perses et des Indiens, à l'âge de trente-neuf ans, il s'engagea dans l'armée que l'empereur Gordien conduisait contre la Perse.

Échappé non sans peine au désastre de cette expédition, il vint s'établir à Rome où il enseigna plusieurs années sa philosophie avec le plus grand éclat, et où il mourut dans un âge avancé. En même temps que ses doctrines il communiquait à ses disciples enthousiastes la force et l'élévation morale dont son âme était douée. Nous avons les ouvrages de Plotin, Porphyre, un disciple, les a recueillis et divisés en six parties, comprenant chacune neuf livres. De là le nom d'Ennéades qu'il leur adonné.

La théorie des hypostases
L'Un absolu et ses diverses manifestations, voilà l'objet de toutes les pensées et aussi de toutes les aspirations de Plotin. Le Dieu qu'il conçoit est à la fois un et triple, il est unité, esprit, et âme. Ces trois termes ne sont pas trois Dieux; ils ne sont pas non plus de simples attributs, mais trois hypostases d'un même Dieu. Il est difficile de déterminer le sens précis que donnaient les Alexandrins à ce mot d'hypostase qui signifie plus qu'un attribut et moins qu'une substance. Les hypostases de la trinité d'Alexandrie, à la différence de la trinité chrétienne, ne sont pas égales les unes aux autres; le terme supérieur est l'unité; le terme inférieur, que rencontre le premier la raison, dans la recherche du principe des choses, est l'âme. La raison, en effet, conçoit d'abord une âme universelle, infinie, qui meut toutes choses et qui les organise d'après certains types. Mais, au-dessus de ce Dieu qui agit et qui se meut, elle conçoit une autre hypostase, l'esprit ou l'intelligence suprême, qui n'agit pas, qui est immobile, qui contient en elle et contemple les idées de ces types éternels que l'âme réalise dans le monde. L'âme n'est que l'image, l'émanation, le rayonnement de l'intelligence suprême. Cependant l'intelligence suprême, quoique immobile par son être, n'est pas encore absolument une et simple. Étant une intelligence, elle va d'une idée à une autre, elle contient plusieurs idées, elle est sujette à distinction et à détermination, elle est mobile ; il faut donc remonter encore plus haut pour arriver à l'unité et à la simplicité absolue. Or ce n'est pas la raison, mais l'extase seule qui, franchissant ce dernier degré, nous élève jusqu'à cette unité absolue, ineffable et incompréhensible, au sein de laquelle il n'y a plus trace d'aucune distinction, d'aucun mouvement, d'aucune multiplicité. Telle est donc la génération des trois hypostases de la trinité alexandrine: l'unité absolue engendre l'intelligence, l'intelligence à son tour engendre l'âme ; toutes trois constituent un Dieu unique.

De la même manière que l'intelligence émane de l'unité et l'âme de l'intelligence, le monde tout entier, toute la série des êtres sort, par voie d'émanations sucessives, de l'âme universelle. Dieu produit le monde nécessairement ; il n'en produit pas seulement le mouvement, la forme, l'harmonie, mais aussi la matière qui, de toute éternité, émane de sa substance, qui est le dernier terme, le produit le plus inférieur de l'âme universelle. Les âmes sont emprisonnées dans le corps, comme dans un tombeau; elles doivent faire effort pour le briser, pour se rapprocher de l'unité suprême par la vertu et par l'extase. Plotin démontre la providence par la nature de Dieu et par la nature de son ouvrage. Le monde, tel qu'il est, n'a en lui que l'imperfection nécessaire d'un être créé ; il est aussi parfait que possible.»

FRANCISQUE BOUILLIER, Notions d'histoire de la philosophie, Paris, éd. Delagrave, 1878.

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