L'essentiel
«Il y a une science de la mémoire: psychologues et neurologues, spécialistes des sciences cognitives s’emploient à la faire avancer rapidement. Il existe aussi une philosophie, une phénoménologie de la mémoire. Mais le plus souvent, dans un cas comme dans l’autre, les recherches se font dans une perspective à la fois mécaniste et utilitaire. (...)
Qu’un tel modèle rende compte de bien des aspects de la mémoire humaine, on ne saurait en douter. N’importe qui est en mesure de vérifier l’efficacité des procédés mnémotechniques. (...) Il existe de nombreux exemples de génies doués d’une telle mémoire: mais de fous également, ce qui nous rappelle que cette mémoire dont nous avons besoin pour rester en contact avec le réel peut aussi nous en éloigner.
C’est en tournant notre attention du côté du par coeur, compris dans une perspective organique et non dans une perspective mécanique, que nous avons le plus de chances de découvrir comment la mémoire peut contribuer à nous rapprocher du réel.
C’est dans l’amour que s’opère le rapprochement réel entre deux êtres. La mémoire est aux ordres du coeur, comme on l’a vu. On peut inverser cette pensée: le coeur, et l’amour dont il est le siège, est aux ordres de la mémoire, d’une mémoire que l’amour rend créatrice. (...)
Dans l’amour, dans l’amitié, mais aussi dans la simple conversation animée avec des inconnus pour lesquels on éprouve de la sympathie, même la personne la moins douée pour la parole créatrice peut faire l’expérience d’une mémoire vécue comme un humus, d’où peuvent jaillir vers le jour, vers la conscience, des associations (de souvenirs, d’images, etc.) et des pensées originales.
Cette mémoire n’est ni un entrepôt, ni un atelier, mais plutôt un écosystème tel l’humus, ou un marais hébergeant une très grande variété d’êtres vivants. Une mémoire ainsi conçu se confond avec la vie elle-même (...)»
Jacques Dufresne, Éloge du par coeur
«Plus la mémoire numérique augmente, plus la taille des ordinateurs diminue. Cette loi d’airain de l’informatique n’est pas près de trouver ses limites. [...] L’omniscience portative nous prépare-t-elle un avenir radieux? Pas si sûr. Certains s’inquiètent déjà de ses conséquences sur le cerveau humain.
"Les ordinateurs nous détournent d’une réflexion sur les valeurs fondamentales. Pire, ils nous détournent de la réflexion elle-même", estime Stephen Bertman, professeur de langues à l’Université de Windsor, au Canada, et auteur d’un ouvrage récemment paru sous le titre Cultural Amnesia. Selon lui, la passion de nos sociétés pour les appareils rapides et la connexion instantanée réduit nos facultés de mémorisation.
Selon de nombreuses études, nos connaissances historiques, littéraires, géographiques et même notre mémoire des événements récents seraient en régression rapide. Aux États-Unis, 60% des adultes ne savent plus quel président a ordonné le largage de la première bombe atomique, tandis qu’au Royaume-Uni, 77% des jeunes restent perplexes lorsqu’on leur parle de la Grande Charte (Magna Carta). On nous promet l’avènement de la nanobibliothèque, mais lequel de ses utilisateurs se souviendra encore d’un seul quatrain? [...]
Faut-il croire au pouvoir libérateur des machines, vouées à élever nos esprits? [...] La mémoire humaine ne se résume pas au traitement de l’information [...]. Elle met en jeu au moins cinq systèmes différents, fondés sur la conscience de soi et constituant un réseau de souvenirs d’une richesse inaccessible aux ordinateurs. Si nous stockions tout notre savoir sur des appareils que nous utiliserions ensuite pour apprendre, travailler ou nous divertir, que deviendraient ces systèmes? Quelles répercussions ce choix aurait-il sur notre imagination, notre intelligence, notre faculté de compréhension, qui dépendent toutes d’une mémoire efficace?»
Ivan Briscoe, Faut-il confier notre mémoire aux ordinateurs?, Le Courrier de l'Unesco, décembre 2000