Jaspers Karl
La Première Guerre mondiale a pour Jaspers le sens d'une rupture irréparable dans la tradition occidentale. A ses yeux, la République de Weimar est menacée sur le plan politique par le communisme et le fascisme, sur le plan social, par la massification rendue possible par la technique et l'appareil, et sur le plan spirituel, par les conceptions réductrices de l'homme propagées par le marxisme, la psychanalyse et la théorie raciste. A l'époque de la dictature hitlérienne, sa vie et son oeuvre sont mises en danger. En 1937, il est mis à la retraite d'office. En 1938, il est frappé d'une interdiction de publier. L'entrée des troupes américaines à Heidelberg, le 1er avril 1945, empêche qu'il ne soit déporté, avec son épouse juive, dans un camp de concentration.
Suivant d'un œil critique la reconstruction et la vie politique en République fédérale d'Allemagne, il est partagé entre l'espoir et l'inquiétude. Lorsqu'en 1948, il part pour la Suisse et s'établit à Bâle, il a le sentiment de retrouver sa patrie, la tradition libérale européenne.
Pour comprendre la philosophie de Jaspers, il est essentiel de se souvenir que c'est par la voie de la science qu'il est devenu philosophe. Après avoir obtenu, en 1908, le doctorat en médecine, Jaspers travaille jusqu'en 1915 comme «assistant volontaire» à la Clinique psychiatrique d'Heidelberg. La fréquentation des malades, l'examen critique de la littérature médicale et l'étude de cette réalité complexe que constituent les malades mentaux font mûrir en lui l'idée féconde que les réalités aperçues et les théories qui les interprètent ne se situent pas toutes sur le même plan, car elles dépendent du questionnement, des présupposés et des méthodes, qui ne dévoilent jamais qu'un aspect particulierde la réalité. La Psychopathologie générale, avec laquelle Jaspers obtient en 1913 l'habilitation au professorat de psychologie, décrit les différents moyens par lesquels s'éclairent divers aspects de la réalité, finalement toujours insondable, du malade mental. L'observation de faits isolés, l'étude de leurs rapports et l'appréhension des ensembles se conditionnent et s'étayent mutuellement. Expliquer et comprendre sont des méthodes indispensables dont seule la pluralité est à la mesure de la pluridimensionnalité de l'être humain. Seule la multiplicité des théories peut rendre compte de l'homme dans sa totalité.
C'est ainsi que se révèlent, dans la recherche concrète et la réflexion critique qui l'accompagne, les possibilités et les limites de la science, que Jaspers vit et conçoit comme une activité à laquelle il n'y a ni terme ni substitut. Il lui restera toujours attaché, même lorsque - il a alors déjà quarante ans - il consacrera l'essentiel de ses forces à la philosophie, qui se saisit de questions auxquelles la science ne saurait apporter de réponses pertinentes.
C'est dans la 3e version de L'idée de l'université, celle de 1961 (voir Jaspers, 1923), que Jaspers a défini de façon particulièrement nette les rapports réciproques entre science et philosophie. Pour bien montrer ce qui fait la spécificité de la science, il met en évidence ses trois caractères essentiels:
* La connaissance scientifique est une méthodique, c'est-à-dire une connaissance qui sait par quelles voies elle est acquise, et en quel sens et dans quelles limites elle doit être comprise. Elle s'oppose en cela à l'opinion on méthodique et à la croyance irréfléchie.
* La connaissance scientifique est d'une certitude contraignante, c'est-à-dire qu'elle s'impose à toute intelligence. Elle est indépendante de la conviction qui soutient l'homme dans son existence et pour laquelle il est prêt à risquer sa vie.
* La connaissance scientifique a valeur universelle, c'est-à-dire qu'elle est admise sans réserve par tous ceux qui la comprennent dans sa relativité. A l'opposé, on trouve la connaissance à laquelle l'individu adhère inconditionnellement.
Jaspers situe alors les limites de la science, en constatant que «connaissance scientifique de l'objet n'est pas connaissance de l'être»(1923 [1961], p. 45). Elle s'applique aux éléments, pas à l'ensemble. «La connaissance scientifique
n'est pas en mesure de fixer des buts à la vie» (p. 45). Elle ne proclame pas de valeurs. «Elle n'apporte pas non plus de réponse à la question de savoir quel est son propre sens» (p. 45). Ses motifs ne sont pas scientifiquement démontrables.
Enfin, Jaspers s'interroge sur les rapports de la science et de la philosophie, lesquelles ne se confondent pas mais «diffèrent foncièrement par l'origine, la méthode, le sens de la vérité» (p. 59), et sont pourtant liées l'une à l'autre. A l'égard de la philosophie, la science se gardera de toute confusion avec elle, mais lui laissera «libre cours dans le domaine qui lui appartient» (p. 60), tout en critiquant les affirmations non fondées et les fausses preuves. «Les grandes sciences substantielles sont comme de la philosophie concrète» (p. 60), lorsque les Idées leur ouvrent les yeux sur ce qui, à leurs limites, se dérobe à la connaissance rationnelle. Face à la science, la philosophie doit en reconnaître le caractère incontournable et la suivre si elle veut connaître toute l'étendue du savoir réellement possible et qui s'impose. «Elle voit dans la sauvegarde de la pensée scientifique une condition indispensable de la dignité humaine» (p. 61).
Si l'on embrasse du regard l'ensemble de l'oeuvre philosophique de Jaspers, on voit les différentes étapes et formes de sa pensée s'organiser en une unité complexe et structurée de tensions. Ce qui donna à sa démarche philosophique une impulsion durable, ce fut la prise de conscience que la psychopathologie générale, comme science du malade mental, n'a connaissance que de phénomènes de l'ordre du réel. Cette impulsion est sensible, et elle s'accentue, dans la Psychologie der Weltanschauungen [Psychologie des conceptions du monde] de 1919, lorsque, s'agissant d'analyser les positions idéologiques, conceptions du monde et types d'esprits, l'approche exclusivement psychologique se heurte, dans les situations-limites (souffrance, combat, culpabilité, mort, hasard), à la structure antinomique du monde, qui n'est pas close.
Non seulement l'homme est là, mais il veut être soi, c'est ce que Jaspers développe en 1932 dans les trois volumes de sa Philosophie, qui se subdivise en Orientation dans le monde, ou investigation de la réalité objective, en Eclairement de l'existence, ou appel à l'être-soi, et en Métaphysique ou évocation de la transcendance. Une place privilégiée est désormais faite à l'homme en tant qu'existence possible dont la connaissance échappe à l'investigation qui procède par concepts, et ne peut être éclairée que par la réflexion philosophique qui use de signes (Signa). Ce n'est qu'indirectement qu'on peut diriger l'attention sur l'être-soi de l'homme, qui n'est jamais objet pour lui-même, mais n'est véritablement et ne se révèle que dans la «communication» avec autrui, prend forme «historique», affirme sa «liberté» dans la décision inconditionnelle, accède à la conscience en «situation-limite», acquiert la certitude de lui-même dans des actions inconditionnelles, s'accomplit comme «conscience absolue». L'existence, cependant, ne se suffit pas à elle-même, mais demeure en rapport avec la «transcendance», qui s'exprime en «chiffres».
L'accent se déplace lorsqu'en 1935, dans les leçons sur Raison et existence, le questionnement sur l'être se mue en questionnement sur la totalité, que Jaspers décrit comme ce qui n'est lui-même jamais visible comme horizon mais d'où apparaissent tous les horizons nouveaux. Cette totalité se répartit, pour la réflexion, entre l'être lui-même, qui est tout ce en quoi et par quoi nous sommes, et que Jaspers définit comme monde et transcendance, et l'être que nous sommes nous-mêmes et dans lequel se manifeste tout mode d'être particulier. Cette totalité, Jaspers la décrit en termes d'être-là, de conscience de façon générale, d'esprit et d'existence virtuelle.
Pour notre propos, l'important est que, désormais, l'existence est indéfectiblement liée à la raison, qui est «le lien de tous les modes de la totalité». «L'existence ne devient claire à elle-même que grâce à la raison, et la raison n'a de substance que grâce à l'existence» (1935, p. 48). Ce riche tissu de relations, Jaspers le décrira plus tard dans De la vérité (1947), son ouvrage le plus vaste.
Une perspective étonnante s'ouvre à la pensée philosophique de Jaspers lorsque dans ses oeuvres tardives, à partir de 1957, le philosophe de l'existence et de la raison se tourne vers le monde, lorsqu'il conçoit une histoire mondiale de la philosophie où l'Inde, la Chine et le Proche-Orient révèlent, à l'égal de l'Occident, des voies originales de réflexion philosophique. Le monde, comme espace pour l'existence et la raison, prend alors pour Jaspers la plus grande importance. La démocratie, la paix, un ordre mondial juste deviennent des problèmes centraux de sa philosophie.
Qui veut comprendre la spécificité de cette philosophie doit garder en vue le lien essentiel qui unit science, existence, raison et monde. Vouloir isoler et privilégier l'une des approches serait méconnaître la globalité de cette pensée qui dépasse le monde mais le prend en compte. C'est justement par les relations qu'elle établit que cette pensée est féconde.»
Hermann Horn, "Karl Jaspers (1883-1969)", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p. 745-764.
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