Juvénal

«[...] Juvénal, a tout ce qui manque à Lucrèce, la passion, l'émotion, la fièvre, la flamme tragique, l'emportement vers l'honnêteté, le rire vengeur, la personnalité, l'humanité. Il habite un point donné de la création, et il s'en contente, y trouvant de quoi nourrir et gonfler son coeur de justice et de colère. Lucrèce est l'univers, Juvénal est le lieu. Et quel lieu! Rome. À eux deux ils sont la double voix qui parle à la terre et à la ville. Urbi et orbi. Juvénal a au-dessus de l'empire romain l'énorme battement d'ailes du gypaète au-dessus du nid de reptiles. Il fond sur ce fourmillement et les prend tous l'un après l'autre dans son bec terrible, depuis la couleuvre qui est empereur et s'appelle Néron, jusqu'au ver de terre qui est mauvais poète et s'appelle Codrus. Isaïe et Juvénal ont chacun leur prostituée; mais il y a quelque chose de plus sinistre que l'ombre de Babel, c'est le craquement du lit des césars, et Babylone est moins formidable que Messaline. Juvénal, c'est la vieille âme libre des républiques mortes; il a en lui une Rome dans l'airain de laquelle sont fondues Athènes et Sparte. De là, dans son vers, quelque chose d'Aristophane et quelque chose de Lycurgue. Prenez garde à lui; c'est le sévère. Pas une corde ne manque à cette lyre, ni à ce fouet. Il est haut, rigide, austère, éclatant, violent, grave, juste, inépuisable en images, âprement gracieux, lui aussi, quand bon lui semble. Son cynisme est l'indignation de la pudeur. Sa grâce, tout indépendante, et figure vraie de la liberté, a des griffes; elle apparaît tout à coup, égayant par on ne sait quelles souples et fières ondulations la majesté rectiligne de son hexamètre; on croit voir le chat de Corinthe rôder sur le fronton du Parthénon. Il y a de l'épopée dans cette satire; ce que Juvénal a dans la main, c'est le sceptre d'or dont Ulysse frappait Thersite. Enflure, déclamation, , exagération, hyperbole! crient les difformités meurtries, et ces cris, stupidement répétés par les rhétoriques, sont un bruit de gloire. — Le crime est égal de commettre ces choses ou de les raconter, disent Tillemont, Marc Muret, Garasse, . etc., des niais, qui, comme Muret, sont parfois des drôles. L'invective de Juvénal flamboie depuis deux mille ans, effrayant incendie de poésie qui brûle Rome en présence des siècles. Ce foyer splendide éclate et, loin de diminuer avec le temps, s'accroît sous un tourbillonnement de fumée lugubre; il en sort des rayons pour la liberté, pour la probité, pour l'héroïsme, et l'on dirait qu'il jette jusque dans notre civilisation des esprits pleins de sa lumière. Qu'est-ce que Régnier? qu'est-ce que d'Aubigné? qu'est-ce que Corneille? Des étincelles de Juvénal.»

VICTOR HUGO, "William Shakespeare", in Œuvres complètes: Philosophie, Paris, éd. J. Hetzel & A. Quantin, 1882

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