Idéologie

Dans l’usage courant, le mot idéologie est un vague synonyme de philosophie, de système de pensée, souvent utilisé dans un sens péjoratif pour désigner un discours coupé du réel. Dans le sens plus précis qu’on lui donne dans le milieu universitaire, il désigne une construction collective de l’esprit dont le but apparent est de dire le sens des choses, mais dont la fonction réelle est de masquer une situation intolérable.

Créé par Destutt de Tracy à la fin du XVIIIe siècle, ce mot a d’abord désigné une science ayant pour objet l’étude des idées. Il faut prendre ici le mot science au sens strict. Les idéologues prétendaient pouvoir étudier les idées comme d’autres étudiaient la circulation du sang. Le mouvement qu'ils fondèrent (Tracy, Sophie de Grouchy, Cabanis, Volney...) eut une influence considérable sur le plan politique, comme l’a montré François Picavet dans le grand ouvrage qu’il leur a consacré: «En lisant le Génie du Christianisme, que tout bon élève des écoles primaires recevait en prix au moins une fois, j'avais toujours été frappé de voir avec quel mépris, avec quel dédain Chateaubriand parlait des Idéologues, dont cependant il combattait sans cesse les doctrines, comme le plus puissant obstacle au triomphe de son néo-catholicisme. Puis les historiens me montraient, en Napoléon, un adversaire qui, contre les Idéologues, employait non seulement les armes du despotisme, mais encore la raillerie et l'invective. Même ils me laissaient croire que leur opposition avait contribué presque autant à la chute de l'empire qu'à la fondation du consulat.»

Les idéologues s’intéressaient particulièrement à l’origine des idées. On peut voir là un lien entre le premier sens du mot et son sens savant actuel. Au lieu de se demander si les idées proviennent de la sensation ou si elles peuvent être innées, comme le faisaient les idéologues, on s’interrogera désormais sur les conditions psychologiques et sociales de leur genèse. Derrière «l’idée qui triomphe sur la place publique, on apercevra, selon les mots de Nietzsche, le grand mensonge qui a combattu pour elle.»

Depuis l’ère du soupçon, inaugurée par Marx, Nietzsche et Freud, le mot idéologie désigne le mensonge à soi-même autour duquel s’élaborent les philosophies, les religions et d’une manière générale les systèmes d’idées. De même que, selon Nietzsche, l’humilité est érigée en vertu par le ver de terre qui veut échapper ainsi à l’insoutenable spectacle du pied qui l’écrase, de même, selon Marx, les religions et les philosophies, qu’il appellera idéologies pour cette raison, sont l’opium du peuple, c’est-à-dire des constructions de l’esprit dont le but apparent est de dire le sens de la vie, mais dont la fonction réelle est de masquer une situation intolérable. C’est ainsi que le mot idéologie jette désormais le discrédit sur les deux mots dont il est fait, idée et logos, deux mots qui, depuis les Grecs, avaient toujours eu une connonation positive.

Un mot porteur d’une telle charge ne pouvait que bouleverser le monde des idées. Le choc a été tel qu’au XXe siècle, rares sont les intellectuels, philosophes, sociologues ou économistes qui ont pu éviter de prendre position sur la question des idéologies. Dans un ouvrage intitulé L’idéologie et l’utopie, le philosophe Paul Ricoeur donne une liste , bien loin d’être exhaustive, de penseurs qui ont abordé l’un et l’autre de ces sujets : Marx, Althusser, Mannheim, Weber, Habermas, Geertz, Saint-Simon, Fourier. «L'idéologie et l'utopie, précise Ricoeur, opèrent toutes deux à trois niveaux. Là où l'idéologie apparaît comme une distorsion, l'utopie se présente comme une fantasmagorie irréalisable. Là où l'idéologie est légitimation, l'utopie est une alternative au pouvoir en place. La fonction positive de l'idéologie est de préserver l'identité d'une personne ou d'un groupe ; le rôle positif de l'utopie consiste à explorer le possible, " les possibilités latérales du réel ". Idéologie et utopie illustrent ainsi les deux versants de l'imagination-conservation et invention. »

Toute pensée organisée peut être réduite au rang d’idéologie, y compris la science. Dans la mesure, en effet, où elle est déterminée par des faits sociaux, psychologiques ou économiques qui échappent à la conscience des savants, la science correspond à la définition classique de l’idéologie, : «Pensée théorique qui croit se développer abstraitement sur ses propres données, mais qui est en réalité l’expression de faits sociaux, particulièrement de faits économiques, dont celui qui la construit n’a pas conscience, ou du moins dont il ne se rend pas compte qu’elle détermine sa pensée.»
(Dictionnaire philosophique Lalande).On comprend que pour Henri Lefebvre, «la publicité soit une idéologie.» Dans un autre registre, les systèmes d’échange dans les cultures sont aussi des idéologies.« Dans l'extravagante idéologie de Dobu, écrit Ruth Benedict, il n'y a que l'équivalent de la passion physique qui puisse rendre digne de créance le spectacle d'un échange pacifique et avantageux de biens.»

La psychologie peut être une idéologie. Elle est alors, selon Bergson, une «reconstruction de l’esprit avec des éléments simples» alors que la réalité est complexe. «L’idéologie déforme en prenant forme», dira de son côté Edgar Morin. Un traité de plusieurs milliers de pages ne suffirait pas à regrouper toutes les définitions et commentaires sur ce sujet. Au Québec seulement, les essais, les thèses et les articles se comptent par centaines. Le sociologue Fernand Dumont a donné le ton dans un essai, Les idéologies, paru en 1974. Raymond Boudon a résumé ainsi la position de Dumont au début d'un texte sur l'objectivité des valeurs de Fernand Dumont: « L'un des traits peut-être les plus déconcertants de la pensée contemporaine est la facilité avec laquelle les produits de la pensée humaine sont traités comme des illusions. Fernand Dumont se plaignait déjà à juste titre que ce soit le cas des idéologies: ce sont des constructions, protestait-il, en aucun cas des illusions. Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les idéologies que l'on enterre au cimetière des illusions, mais la science, l'art et la morale.» (J.D.)

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Essentiel


Est-il possible d’échapper aux idéologies? La définition du sociologue Jules Monnerot indique une réponse à cette question: «L'idéologie est une pensée chargée d'affectivité où chacun de ces deux éléments corrompt l'autre» - (Sociologie du communisme). N'est-ce pas là une invitation à tenter, par une ascèse appropriée, de remettre la pensée et l'affectivité à leur place, de telle sorte qu'elles puissent s'unir sans se dégrader?

Cette question se ramène à celle que posait Platon à propos de l’opinion. Est-il possible de s’élever au-dessus de l’opinion, jusqu’à la vérité? Oui répond le disciple de Socrate : par la voie difficile de la purification, purification de l’intelligence par la dialectique, purification de l’âme entière par l’amour et la souffrance qui l’accompagne.

«L'illusion est une nécessité dans la caverne» (S.Weil). Il s'agit de la caverne de Platon, c'est-à-dire du monde où nous vivons. Dans le sens que S.Weil lui donne, le mot illusion englobe l'utopie et l'idéologie. On ne peut survivre enchaîné au fond de la caverne, sans se persuader que les ombres qui défilent sur le mur du fond sont la réalité elle-même. À moins...qu'on ne se laisse attirer par le soleil qui brille à l'extérieur.
Avons-nous cette liberté de choisir entre la lumière et l'obscurité, liberté bien supérieure à celle qui consiste à choisir entre des objets ou des projets? Seule une telle liberté permet d'échapper aux idéologies.

Dans notre obsession du mal radical, aurions-nous oublié l'innocence originelle?
(Paraphrase d'un propos entendu en anglais dans le film de Zeffirelli sur saint François d'Assise: «In our obsession with original sin, we too often overlook original innocents.» (J.D.)

Enjeux

Ce dossier a été créé au début de la guerre contre l'Irak, en mars 2003. Dans cette guerre, deux idéologies fondamentalistes, deux armées et deux propagandes s'affrontent. On peut présumer qu'en faisant la critique des idéologies et en les combattant on éloigne la guerre, mais est-ce suffisant? Si à la place auparavant occupée par les idéologies, il ne reste qu'un grand vide, ce vide ne sera-t-il pas rempli par une nouvelle idéologie encore plus totalitaire que les anciennes? (J.D.)

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