Hölderlin Friedrich

1770-1843
«C’est le propre des disciples de ne prendre qu’un côté de la pensée du maître, en l’exagérant. Hoelderlin reprit l’hellénisme de Goethe et de Schiller, en le poussant à l’extrême. Goethe, pendant son voyage en Italie, Schiller, au temps de ses études grecques, avaient conçu un idéal de beauté morale, une sorte d’harmonie de toutes les facultés, dernier degré du perfectionnement dans les âmes d’élite. Mais, dans la trinité du bien, du beau et du vrai, ils se seraient gardés de supprimer péremptoirement deux termes au profit du troisième. Hoelderlin franchit ce dernier pas. La beauté est, pour lui, la chose suprême; elle est éternellement une dans la variété infinie de ses apparitions; elle est tout à la fois divine et humaine. « Le premier enfant de la beauté, dit Hypérion, dans lequel Hoelderlin s’est personnifié, le premier enfant de la beauté humaine, de la beauté divine, c’est l’art. En lui l’homme divin se rajeunit et se renouvelle. L’homme veut avoir conscience de lui-même; alors il donne à sa propre beauté une existence en dehors de lui. C’est ainsi que l’homme a créé ses dieux. Car, dans l’origine, l’homme et ses dieux ne faisaient qu’un; l’éternelle beauté, inconnue à elle-même, existait seule. – Ce que je dis est un mystère, mais ce mystère est une réalité. – Le second enfant de la beauté est la religion. La religion est l’amour de la beauté. Le sage aime la beauté elle-même, la beauté infinie, et qui embrasse tout; le peuple aime les enfants de la beauté, les dieux, qui lui apparaissent sous des forme multiples. – Il en était ainsi chez les Athéniens. Sans cet amour de la beauté, sans cette religion, un État n’est qu’un squelette désséché, sans vie et sans âme, et toute pensée et toute action n’est qu’un arbre dont on a coupé la cime, une colonne dont on a abattu le faîte. » (...)

Né à Lauffen, dans le Wurtemberg, en 1770, Frédéric Hoelderlin perdit de bonne heure son père; il grandit « comme une vigne sans appui ». Sa mère, personne pieuse et douce, cultiva surtout le côté tendre et rêveur de sa nature. Un besoin d’être compris, aimé, choyé, s’empara de lui, et l’accompagna toute sa vie. Son enfance se passa au village de Nürtingen, où sa mère s’était remariée, et dont la situation gracieuse au bord du Neckar resta toujours présente à son imagination. Quelques amitiés généreuses, auxquelles il se livra avec enthousiasme, remplirent sa jeunesse. À Tubingue, où il devait étudier la théologie, il s’occupa surtout de philosophie et de musique. Il passait déjà pour un bon helléniste, et il cherchait à reproduire, dans des essais poétiques, la beauté de la versification grecque. Parmi les poètes allemands, son premier modèle fut Klopstock. Comme la plupart de ses contemporains, il ne put échapper à la fascination d’Ossian. Mais bientôt il s’attacha entièrement à son compatriote souabe, Schiller. Il lui écrivait plus tard, après qu’il fut entré en relations personnelles avec lui: « Votre Don Carlos fut longtemps le nuage magique dans lequel le dieu de ma jeunesse m’enveloppa pour m’empêcher de voir trop tôt la petitesse et la barbarie du monde. » Hoelderlin était encore sous l’influence du Don Carlos lorsqu’il conçut son roman d’Hypérion; le caractère du héros principal est un composé de l’enthousiasme juvénile de l’infant d’Espagne et de l’esprit chimérique du marquis de Posa.

Ses études terminées, en 1793, Hoelderlin avait été chargé, sur la recommandation de Schiller, de diriger l’éducation du fils de Mme de Kalb. Mais il paraît que son élève ne lui donna pas beaucoup de satisfaction. Il quitta des fonctions dont le seul attrait pour lui était le voisinage d’Iéna, et il entra comme précepteur chez un banquier de Francfort, dont la femme, Suzanne Gontard, née Borkenstein, était d’une beauté remarquable. « Mon sens artistique, écrit-il, ne risque plus désormais d’être dérouté; il s’oriente éternellement sur cette tête de madone. – C’est une Grecque », dit-il ailleurs (1). Il la chanta sous le nom de Diotima. Mais bientôt il jugea prudent de s’éloigner. Le premier volume d’Hypérion, qui avait paru en 1797, et quelques poésies publiées dans Les Heures et dans les Almanachs des Muses de Schiller, l’avaient fait connaître. Ses amis s’occupèrent de lui. Il vécut successivement à Hambourg, à Stuttgart, puis à Nürtingen, chez sa mère. Sa santé s’altéra par les privations, ses accès de mélancolie devinrent plus fréquents. Il sentit plus douloureusement le contraste entre le monde qu’il rêvait et celui où il était réduit à vivre, et il s’en plaint dans ses lettres. « Ce climat, dit-il un jour, n’est pas fait pour des poètes, et voilà pourquoi, de dix plantes de cette espèce, c’est à peine si une seule peut pousser. » Il s’engagea encore une fois comme précepteur, au mois de décembre 1801, chez le consul de Hambourg, à Bordeaux. Mais, dès le printemps suivant, les siens n’eurent plus de renseignements sur lui. Enfin, il rentra à la maison paternelle (juin 1802), dans un état d’égarement complet; il avait fait la route à pied (2). Sa mère le soigna; il eut encore des moments lucides, et il publia, en 1804, une traduction de l’Œdipe Roi et de l’Antigone de Sophocle. Sa folie étant devenue incurable, on le logea chez un menuisier de Tubingue, qui le prit en amitié, et qui le garda durant sa longue agonie, jusqu’en 1843.
Ce qui frappe le plus dans l’œuvre de Hoelderlin, ce qui étonne même si l’on considère l’état habituellement inquiet de son esprit, c’est la tranquille plasticité de la forme. Le sens de la beauté était inné en lui. Il est le premier qui se soit trouvé à l’aise dans les mètres antiques. Klopstock les avait introduits de gré ou de force, et les avait imposés à une langue rebelle. Hoelderlin les acclimata définitivement; mais il montra en même temps, par son exemple, quel art souple et délicat il fallait pour s’en servir. La strophe rythmée, où il évite toute consonance dure, toute lourdeur d’expression, est le vêtement naturel de sa poésie; sa phrase se déroule en plis simples et harmonieux, comme sa pensée.

Le roman d’Hypérion, où il s’est révélé tout entier, fut remanié deux fois, avant de trouver sa forme actuelle. Un premier fragment, dont il ne reste à peu près rien dans l’édition définitive de 1797-1799 (3), parut déjà dans la Nouvelle Thalie de 1794. Le second volume date de l’époque où Hoelderlin, après son départ de Francfort, souffrait de son abandon et commençait à douter de lui-même. Le plan général est resté vague, ce qui tient en partie à ce que la rédaction fut plusieurs fois interrompue, en partie aussi à la forme épistolaire, que l’auteur avait choisie parce qu’elle se prêtait à ses effusions lyriques. Hypérion, le héros principal, porte le nom du dieu de la lumière; c’est un Grec moderne, mais il a l’âme antique; il était digne de vivre à Athènes, au temps où les pompes solennelles montaient au Parthénon. Il rougit de voir son pays asservi à des barbares, de voir ses compatriotes devenus des barbares eux-mêmes. Mais peut-on ranimer une cendre morte? Hypérion rencontre Diotima, qui le tire de sa contemplation oisive. Le lecteur apprend seulement alors que l’action se passe en 1770, que la Russie a déclaré la guerre à la Turquie, et qu’elle a appelé les Grecs à concourir à l’œuvre de leur délivrance. Hypérion réunit une troupe de volontaires; ils pénètrent ensemble dans le Péloponnèse; ils prennent d’assaut ce qui reste de l’ancienne Sparte. Mais ils déshonorent leur triomphe par le massacre et le pillage. Hypérion reconnaît avec désespoir que les hommes avec lesquels il voulait fonder sa république ne sont qu’une horde de brigands. Il perd Diotima, « car l’idéal ne peut vivre sur la terre ». Il s’éloigne, parcourt l’Occident, n’y trouve pas plus de consolation que dans son pays, retourne en Grèce, et termine sa vie dans la solitude.

Ce n’est pas sans dessein que Hoelderlin a conduit son héros en Allemagne. Si les Grecs modernes sont déchus, est-ce chez les Allemands que le culte de la beauté pourra renaître? « Hélas! leur vue offense une âme bien née; ils manquent d’harmonie, comme les tessons d’un vase brisé. » Hypérion a laissé en Allemagne un ami, Bellarmin, à qui il adresse la plupart de ses lettres. « Les Allemands!, lui écrit-il un jour, je ne connais pas de race plus abâtardie. On voit chez eux des artisans, des penseurs, des prêtres, des maîtres et des valets, des jeunes gens et des gens d’âge mûr, mais non des hommes… Je te le dis, il n’est rien de sacré que ce peuple ne profane, ne rabaisse à ses vues intéressées. Ce qui, chez les sauvages mêmes, reste divinement pur, ces barbares, qui calculent tout, en font métier et marchandise… Quel spectacle déchirant de voir vos poètes, vos artistes, ceux qui estiment encore le génie, qui ont gardé le culte du beau! Ils vivent comme des étrangers dans leur propre demeure, semblables à Ulysse mendiant au seuil de son palais, traité de vagabond par une horde bruyante de parasites. Le cœur plein de joie et d’espérance, ces nourrissons des Muses prennent leur élan. Voyez-les sept ans plus tard : ils errent, silencieux et froids, comme les ombres du Tartare… Malheur à l’étranger qui arrive chez ce peuple avec une âme ardente! Trois fois malheureux celui qui, comme moi, poussé par une grande douleur, vient lui demander un asile! »

Ici, ce n’est plus Hypérion, c’est Hoelderlin qui parle, et qui dévoile le secret de son infortune.»


Notes

(1) Voir ses lettres à son ami Neuffer, dans l’édition complète de ses œuvres, publiée par Christophe-Théodore Schwab (le fils du poète Gustave Schwab); 2 vol., Stuttgart et Tubingue, 1846. – Les poésies ont été éditées à part (…); Stuttgart et Tubingue, 1826; 2e édit., 1843; nouv. éd. Par Koestlin, Tubingue, 1884. (…)
(2) La cause de sa folie ne fut pas, comme on l’a dit, la mort de Diotima; Suzanne Gontard ne mourut que le 22 juin 1802.
(3) Hyperion oder der Eremit in Griechenland, 2 vol., Tubingue, 1797-1799.

ADOLPHE BOSSERT, Histoire de la littérature allemande, Paris, Hachette, 1904, pp. 497-502.

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