Érasme

27 / 10 / 1469-12 / 07 / 1536
À Érasme (sonnet)

    Ô mon vieux maître, Érasme, incomparable ami,
    Je me plais aux leçons que ton âme distille,
    (...)

    Tu souffrait de quitter les livres et tes Muses;
    Mais, pour cingler le vice et démasquer les ruses,
    Ta riposte pourtant vibrait comme l'éclair.

    Si j'ai bien pénétré dans ton âme profonde,
    Enseigne-moi le franc-parler, et le mot clair,
    Et le mépris des fous qui gouvernent le monde.

    (Pierre de Nolhac, Paysages de France et d'Italie, Lemerre, Paris, 1894)



Survol d'une vie et d'une oeuvre

"Destinée exceptionnelle, sinon étrange en effet que celle de cet enfant sans nom, né dans des conditions obscures, sinon infamantes, d'un père prêtre qui avait séduit la fille d'un médecin de Zevenbergen, du nom de Geert. Né à Rotterdam en 1467 (ou 1469, 1466, 1468 selon les sources), il devait, quelques décennies plus tard, illustrer sa ville qui n'était en cette dernière partie du XVème siècle qu'une petite bourgade de pêcheurs, en accolant son nom au sien: l'obscur fils de Geert (en hollandais "le désiré") se fera glorieusement connaître sous le nom de Desiderius Erasmus Roterodamus, et par la suite sous celui de "prince des humanistes" (2).

Cette notoriété pose à l'historien des idées davantage de questions qu'elle n'apporte de réponses : Érasme (appelons-le désormais sous le nom qu'il s'est donné, usant d'un verbe grec qui signifie "aimer", et où l'on peut déceler un besoin d'aimer et d'être aimé) ne fut ni un meneur d'hommes ni un grand philosophe ; il n'a pas été, comme Luther, Zwingli ou Calvin, un fondateur de religion ; il a échappé à toutes les persécutions à une époque de guerres civiles et extérieures, de révolutions religieuses, où ses meilleurs amis périrent sur le champ de bataille ou sous la hache du bourreau, victimes de leur engagement, comme son meilleur ami Thomas More, l'auteur de l'Utopie (3), qui fut chancelier d'Angleterre avant d'être décapité à Londres en juillet 1535. Érasme a écrit toutes ses oeuvres en latin, langue de l'élite européenne de l'époque; c'est dire qu'il écrivait seulement pour quelques milliers de personnes. Qui,aujourd'hui, hormis quelques universitaires et étudiants, pourrait prétendre lire Érasme dans le texte? Il est vrai que cet homme, qui ne parlait le hollandais ou l'allemand qu'à des aubergistes ou à sa servante, souhaitait que les textes les plus importants (comme le Nouveau Testament, dont il donnera une version latine originale (4) fussent traduits dans les langues modernes, afin, dit-il, "que le laboureur à sa charrue ou le tisserand à ses navettes puissent prier Dieu dans une langue qui leur fût intelligible"(5).

Aujourd'hui le voeu d'Érasme est exaucé au-delà de ses espérances, bien qu'il reste encore beaucoup à faire: la plupart de ses oeuvres sont traduites dans de nombreuses langues. Pour ne prendre qu'un exemple, l'Éloge de la Folie, sermon ironique, parfois pathétique de Dame Folie (qui sert d'interprète à Érasme lui-même), peut être lu, dans sa propre langue et en livre de poche, par l'étudiant le plus désargenté partout dans le monde.

Enfant malingre et d'une extrême sensibilité - toute sa vie, il sera tributaire de ce qu'il appelle son "corpuscule" (6) -, Érasme fréquente d'abord l'école de Peter Winckel à Gouda, puis celle du chapitre de la cathédrale d'Utrecht où il est enfant de choeur, enfin - vers neuf ou dix ans - celle, célèbre alors, des Frères de la Vie Commune de Deventer qui, dans les années 1480-85, est l'un des premiers foyers de l'humanisme aux Pays-Bas, où l'on apprend à concilier l'enseignement des maîtres gréco-latins et celui du christianisme, mais un christianisme débarrassé des "scories" scolastiques et formalistes du Moyen-Age. Les Pays-Bas font alors partie de l'Empire des Habsbourg, et plus particulièrement, avec la Franche-Comté, du "cercle" de Bourgogne. Dans cette mosaïque que constitue alors le Saint-Empire,Érasme est donc sujet de Charles de Bourgogne, devenu Carlos, roi d'Espagne, puis l'Empereur Charles-Quint. On se souviendra de ce fait quand, dans son amour de la paix, il adressera aux deux ennemis, François Ier et Charles-Quint,d'audacieuses "remontrances".

Après la mort de ses parents, le jeune Désiré est confié à trois tuteurs qui s'empressent de l'envoyer à Bois-le-Duc, dans une école médiocre, "désuète", où l'adolescent avouera "avoir perdu son temps". Fuyant la peste, il revient à Gouda. En 1487, il croit avoir trouvé sa vocation au couvent des chanoines augustins de Steyn où il prononce un peu plus tard ses voeux. Mais son enthousiasme est mitigé ; il verra surtout dans ce couvent le cadre qui convient à sa nature méditative et à sa soif de culture; il y nouera aussi de solides amitiés, surtout avec un jeune moine, Servais Roger, qui en deviendra prieur.

Ordonné prêtre le 25 avril 1492, il quitte Steyn pour devenir secrétaire de l'évêque de Cambrai, Henri de Bergen. Il se rend à Paris en 1495. D'abord pensionnaire de l'austère collège de Montaigu, il vivra ensuite de manière indépendante, en donnant des leçons de latin aux fils de riches familles bourgeoises ou aristocratiques d'Angleterre et d'Allemagne ou en rédigeant des manuels scolaires qui deviendront plus tard des "livres du maître", que certains pays et certaines écoles - telles St Paul's School ou Eton College - conserveront des siècles durant. Bien qu'il n'ait encore rien publié, sa réputation est déjà établie dans les milieux humanistes de Paris comme "orateur" et "poète". En 1499 - il a au moins trente ans - un de ses élèves, le riche Lord William Mountjoy (7), l'emmène en Angleterre. Sa destinée prendra alors un tournant décisif à la faveur des relations d'amitié ou d'estime qu'il nouera là avec les personnages les plus influents de l'époque: il est invité par la famille royale, devient l'ami du théologien d'Oxford, John Colet (8), futur doyen de la cathédrale Saint-Paul de Londres, fera la connaissance de Thomas More (9), et par la suite celle de grammairiens, de savants et de théologiens d'esprit réformiste.

Découvrant l'Angleterre et y appréciant la qualité de l'accueil qui lui est réservé, Érasme se découvre lui-même : prenant conscience de sa valeur, il se fixe un programme ambitieux de travail selon les deux idéaux qui gouverneront désormais sa vie: mettre les chefs-d'oeuvre de l'antiquité gréco-latine à la portée des adolescents qui ont les moyens intellectuels et matériels de fréquenter les écoles "latines" ou d'entretenir un précepteur à domicile; mettre à la portée de tous les fidèles - et d'abord de ceux qui ont la charge de leur direction spirituelle - la richesse de la Bible et de la patristique. A cet effet, il devra se mettre au grec de façon intensive, et à l'hébreu, qu'il n'arrivera pourtant jamais à maîtriser véritablement. Bien des publications et des traductions jalonneront sa vie de labeur (10) qu'un de ses célèbres adages (11), ainsi qu'un tableau d'Holbein, apparenteront aux travaux d'Hercule. Par traductions, il faut naturellement entendre des traductions du grec en latin, puisque le grec, connu d'une poignée de doctes - surtout depuis l'afflux des Grecs de Byzance en Italie et en Europe occidentale - n'était pas, sauf rares exceptions, une langue que l'on parlait ni n'écrivait couramment.

À son retour sur le continent en 1500, les oeuvres les plus marquantes qu'il devait rédiger répondent aux deux exigences qu'il s'est fixées en Angleterre. Il commence par publier à Paris 818 Adages (12), proverbes tirés principalement de l'antiquité gréco-latine et commentés d'un point de vue grammatical, littéraire, historique et même religieux. En quelque trente ans, ses adages ne feront que croître en nombre - plus de 4 000 dans l'édition de 1536 - et la plupart en longueur, comme ce fut le cas pour les Silènes d'Alcibiade, "Festina lente", le Scarabée pourchassant l'aigle, ou "Dulce bellum inexpertis", autrement dit, la guerre est douce pour ceux qui n'en ont pas l'expérience. Mais, plus encore que le nombre ou la longueur de certains adages dont quelques-uns sont devenus de véritables essais philosophiques, sociaux ou religieux, il faut relever leur caractère de plus en plus personnel. Une fois expliqué dans ses origines historiques ou mythiques et dans sa structure linguistique, le proverbe latin ou grec qui figure en titre (l'homme est un loup pour l'homme, plus riche que Crésus, l'âne à la lyre...), sert de prétexte à des "divagations" de toute nature, donnant ainsi lieu ici à un essai pittoresque et fantaisiste, là à la critique d'une institution sociale ou religieuse, ou encore à la formulation d'idées audacieuses en matière de relations humaines. Trois ans plus tard, il publie à Anvers (13) un Enchiridion militis christiani, ou "Manuel du soldat chrétien", avec un jeu de mots sur le terme grec enchiridion, qui signifie d'abord poignard, et ensuite seulement livre familier, à portée de main. Il s'agit de conseils adressés à un chrétien pour se défendre – avec son "poignard" spirituel - contre les tentations du "monde", mais aussi de vues personnelles et hardies pour une réforme intérieure de l'Église, où l'esprit de l'Évangile redeviendrait central, excluant les pratiques purement extérieures, le culte excessif des saints, les formulaires désuets, les disputes et les ratiocinations. A tout prendre, il s'agit là d'un essai théologique, fortement inspiré de saint Paul, mais aussi de Platon et d'Origène, et dans lequel s'esquisse déjà un ensemble de préceptes et de comportements selon l'esprit de l'Évangile, ce qu'Érasme appellera plus tard la "philosophie du Christ".

Jusqu'à sa mort à Bâle, en juillet 1536, Érasme sera forcé, pour diverses raisons, de mener une vie errante - ses ennemis, Luther le premier, après leur rupture dans les années 1524-1525, le traiteront de "errans mus", c'est-à-dire "rat vagabond" - séjournant tantôt à Louvain, tantôt à Venise ou Rome, plus longtemps à Bâle ou à Fribourg-en-Brisgau ou bien encore à Paris, Orléans ou Lyon. C'est ainsi que, fuyant la peste qui sévit à Paris au début de l'année 1500, et devant retourner au couvent de Steyn après plusieurs années de congé, il revient aux Pays-Bas; mais c'est surtout pour y solliciter une nouvelle année de liberté afin de poursuivre ses études hors du cloître. A Tournehem, non loin de Saint-Omer, il entreprend auprès de son ami Jacques Batt, des études "héroïques" de grec (14).

Mais il forme aussi de nouveaux projets de voyages: Angleterre? Paris? Italie? L'Italie le hante depuis des années, car elle représente pour lui, comme pour tous les humanistes, le berceau de la latinité, Rome étant celui du christianisme. A Saint-Omer, il rencontre le théologien Jean Vitrier (15), virulent prédicateur, qui fulmine contre les maisons religieuses non réformées, la paillardise des moines et autres gens d'Église, le culte des saints et des images. C'est chez lui qu'il puise nombre d'idées et de thèmes qui illustrent son Enchiridion, évoqué plus haut. Plus tard, à la mort de ce franciscain, Érasme composera l'un de ses plus beaux éloges funèbres, dans un parallèle avec John Colet, tous deux ayant disparu peu de temps l'un après l'autre. On en trouve le texte dans la lettre 1211 de l'Opus Epistolarum, publié par P.S. Allen (16) lettre adressée en juin 1521 "de la campagne d'Anderlecht"(17) à Josse Jonas, recteur de l'Université d'Erfurt.

À l'automne de 1502, Érasme s'installe à Louvain, travaille intensément et achève ses premières traductions du grec, notamment Lucien et Euripide. Sujet des Habsbourg, il sera amené à prononcer en janvier 1504, devant une brillante assemblée, le Panégyrique de Philippe le Beau, souverain d'Espagne. Il met à profit ce discours académique pour faire aussi l'éloge de la paix. L'été de la même année, il découvre à Louvain, dans la bibliothèque du couvent du Parc, un manuscrit de l'illustre Lorenza Valla (18) qui suggérait d'apporter des corrections à la Vulgate par collationnement avec le texte grec. Cette découverte, qui va bien au-delà du seul intérêt philologique ou historique, sera le point de départ de ce que nous pouvons appeler le biblisme d'Érasme, c'est-à-dire son exégèse biblique, l'un des piliers les plus solides de sa "philosophie du Christ" (19). Érasme cherchera obstinément à "réconcilier" les
"bonnes lettres" et la théologie dans la perspective de Valla, c'est-à-dire à partir du texte grec de la traduction des Septante, faite d'après l'hébreu, et non de la traduction latine traditionnelle connue sous le nom de Vulgate. Ce travail de recollation de manuscrits, de correction de la Vulgate, de traduction et de commentaires (ou "annotations") aboutira douze ans plus tard à la première édition du Nouveau Testament (Novum Instrumentum) (20) qu'il dédiera au pape humaniste Léon X, mais dont les hardiesses philologiques et exégétiques lui vaudront les violentes critiques de théologiens traditionalistes des Universités de Paris, Louvain et Salamanque ainsi que de bien d'autres savants. Valla, qui était aussi l'auteur des Élégances de la langue latine (21), a su aussi combler l'autre désir de l'humaniste hollandais, celui qui anime le second volet de son programme: redonner à la langue latine sa pureté. Il publiera même un résumé et un commentaire de ces Elégances.

Évoquons pour mémoire les nombreux séjours d'Érasme - qui décidément fait tout
pour ne pas regagner son couvent - à Paris et en Angleterre, ses contacts professionnels, et parfois amicaux, avec les imprimeurs Badius et Martens, et arrêtons-nous sur son voyage en Italie où il séjourne entre août 1506 et l'été de 1509. Ce voyage marque une autre étape fondamentale de la vie d'Érasme, comme de son évolution intellectuelle et spirituelle, particulièrement sa période vénitienne auprès du célèbre imprimeur Alde Manuce (22) et de son Académie, fréquentée principalement par les savants grecs venus de Byzance, détenteurs de très nombreux manuscrits inédits. C'est à Venise qu'Érasme, non seulement affinera sa connaissance de la langue et de la littérature grecques, mais enrichira considérablement son volume d'Adages, notamment par les auteurs grecs dont les académiciens lui fournissent les manuscrits. Par contraste, le séjour à Rome est bien moins exaltant: le luxe de la cour pontificale, la magnificence et la richesse des cardinaux, les moeurs détestables de trop nombreux prélats lui paraissent en contradiction flagrante avec l'humilité prêchée par l'Évangile et la pauvreté du Christ (23). Que penser d'un pape guerrier, Jules II, qui marche, casqué et cuirassé, à la tête de ses troupes? Un pamphlet anonyme - que les historiens attribuent à Érasme – intitulé Julius exclusus a coelis (Jules interdit à la porte du ciel) (24) dit tout le mépris dans lequel l'auteur tient le pontife. C'est pourtant ce même Jules II qui avait accordé à Érasme une dispense fort utile et qui avait fait appel à Bramante et à Michel-Ange pour la construction et la décoration de Saint-Pierre de Rome! Mais Érasme était peu sensible à ce type de beauté ou de puissance artistique.

Repassant les Alpes du côté suisse, en juillet 1509, pour se rendre par petites étapes en Angleterre où l'appelle le nouveau roi, le jeune Henri VIII, Érasme affirme avoir composé L'Éloge de la Folie (25) "à cheval". En réalité, il rédigera ce texte étincelant d'esprit et tissé de paradoxes à la fin de l'été, dans la maison londonienne de son ami More à qui il le dédie. Par une pirouette d'humour, le titre grec de l'oeuvre, Encomium Moriae (26), fait un jeu de mots sur le nom de Morus en sorte que "l'éloge" est aussi celui de More. Il restera près de trois ans en Angleterre, avec de brefs voyages d'affaire sur le continent. Il donnera des cours de grec et de théologie à l'Université de Cambridge (27) dont son ami, John Fisher (28), évêque de Rochester, est devenu président. Warham (29), archevêque de Canterbury, lui procure un bénéfice dans le Kent, vite converti en rente annuelle. Il met à profit ces années-là pour préparer l'édition du Nouveau Testament et pour s'engager à fond dans la patristique (saint Jérôme, saint Augustin, Chrysostome, Basile, Athanase, etc.), en commençant par une édition des oeuvres de saint Jérôme, celui des Pères de l'Église dont Érasme se sent le plus proche et dont il rédigera une biographie. De Londres, il noue des relations avec le grand imprimeur de Bâle, Jean Froben (30) qui s'assurera l'exclusivité de toutes les oeuvres de l'humaniste, prêtes et à venir. En 1514 il sera accueilli à Bâle, après un séjour dans les Pays-Bas du sud et une remontée exaltée du Rhin qu'il évoquera comme "la lumière de la vie". De même qu'il avait apprécié à Venise le cercle des érudits qui gravitaient autour de l'atelier d'Alde, de même dans cette dynamique cité rhénane, dotée depuis peu d'une grande université et située au carrefour d'importantes voies économiques, il se fera non seulement des amis - les Froben, les Amerbach, le peintre Holbein, l'Alsacien Beatus Rhenanus et d'autres - mais aussi de précieuses relations de travail (ce sont souvent les mêmes), tels ces jeunes gens ou famuli (31) - qui transcrivent ses textes, font des courses pour lui procurer des manuscrits, contre quelques leçons du maître, le gîte et le couvert -, ou bien encore ces savants hébraïsants, comme Capiton, qui l'initient à l'hébreu.

La situation politique s'améliorant en Europe dans les années 1515-1516 - qui voient l'accession au trône de France du jeune François Ier et à celui d'Espagne du duc Charles dont Érasme venait d'être nommé conseiller -, l'humaniste, de retour au Brabant, profite de la conjoncture pour rédiger des ouvrages pacifistes, de circonstance, certes, mais aussi de portée universelle. On en retiendra surtout l'Institutio principis christiani (32) (ou "Education du prince chrétien") (1516), que lui a suggéré d'écrire le chancelier de Brabant, Jean Le Sauvage, qui cherchait à renforcer les chances de paix entre les deux nations. En une dizaine de chapitres, Érasme livre un véritable manuel d'une éducation complète du prince chrétien, qu'il s'agisse
de sa formation intellectuelle, morale ou politique, sans oublier la religion qui est au cœur même de cette éducation. Mais la paix ne sera que de courte durée et donnera vite raison à la prosopopée qu'il intitule "La Complainte de la Paix", chassée de toutes parts (Querela Pacis, 1517) (33).

D'autres orages menacent l'Europe, dont les effets sont encore sensibles plus de quatre siècles après avoir éclaté en Allemagne, puis, de proche en proche, dans la plupart des pays d'Europe septentrionale et centrale: la violente contestation de l'Église romaine et de ses abus sous la bannière de Luther (34) et, de façon plus générale, par la Réforme, quand d'autres esprits s'attaqueront au dogme, aux pratiques du catholicisme ou au "papisme". On connaît la formule selon laquelle Érasme aurait "pondu les oeufs que Luther a couvés": elle reflète à peu près la réalité. Les relations entre Érasme et l'ancien moine augustin qu'était Luther ont commencé par être fort bonnes: tous deux souhaitaient un retour aux sources de l'Évangile; tous deux critiquaient la scolastique stérile; tous deux appelaient de leurs voeux une réforme profonde de l'Église; tous deux combattaient le trafic des indulgences. Mais après la rupture de Luther avec Rome, son excommunication et les excès de toutes sortes, en paroles et en actes, des plus radicaux de ses disciples, Érasme se sentait dans l'obligation de réviser ses positions. La révision était d'autant plus urgente que les représentants les plus qualifiés de l'Église romaine le poussaient, sinon le contraignaient, à "choisir son camp" sans ambiguïté. Ce sera chose faite, non sans réticences, de la part du pacifique Érasme, qui plaçait l'amour du Christ et la fraternité des Chrétiens au-dessus des dogmes, même les plus vénérables, comme celui de l'Eucharistie ou du péché originel, et qui s'interdisait de poursuivre personnellement un hérétique. La rupture définitive sera consommée en 1524, par la publication à Bâle du traité du libre-arbitre (De libero arbitrio (35)) où il défend la thèse de la liberté humaine et de la coopération de l'homme avec Dieu, dans l'aspiration de la créature au salut, et par la cinglante réplique de Luther en 1525 dans sa thèse du serf-arbitre (De servo arbitrio (36)), qui fait de l'homme l'esclave du péché et que seule la volonté impénétrable de Dieu peut arracher à sa misère fondamentale.

Parallèlement à ses écrits théologiques et à des livres portant sur des aspects particuliers de la "philosophie du Christ" qui retiendront son attention dans les dernières années de sa vie, (la Préparation à la mort (37), L'interdiction de manger de la viande (38), La manière de se confesser (39), etc.), Érasme poursuit ses éditions et ses traductions des "anciens" et des Pères de l'Église, révise sa traduction du Nouveau Testament, publie et enrichit d'une édition à l'autre son recueil de Colloques(40), l'une de ses oeuvres maîtresses, composée de dialogues vivants entre deux ou plusieurs personnages et qui, sous couvert de textes à l'usage de la jeunesse estudiantine, aborde avec hardiesse et franc-parler les problèmes sociaux, politiques, économiques, pédagogiques, religieux, voire médicaux les plus brûlants du moment.

Lorsque, épuisé par la maladie, bouleversé par les guerres qui se rallument de plus belle en Europe, le Sac de Rome en 1527, l'invasion de la Hongrie par les Turcs, le siège de Vienne en 1530, déçu par les échecs répétés des tentatives de réconciliation entre tous les "frères séparés" d'avec l'Église de Rome, Érasme revient pour mourir à Bâle où il compte tant d'amis, il aura accompli une tâche véritablement herculéenne. Mais ce ne sera que petit à petit, et en dépit d'éclipses et de la censure catholique qui mettra à l'index la totalité de ses œuvres (comme l'Index romain de 1559 promulgué par le pape Paul IV), que l'on en viendra à vérifier la prédiction de son ami Colet: "Nomen Erasmi nunquam peribit": le nom d'Érasme ne périra jamais.

Le précepteur de l'Europe

Si vaste, si variée dans son contenu comme dans sa forme, si différente souvent de la première à la dernière édition parue de son vivant, se présente l'oeuvre d'Érasme - la première édition de ses Opera omnia, parue à Bâle chez Froben en 1540, comporte dix grands in-folio, et l'édition critique d'Amsterdam, en cours de publication, comptera plus de 50 volumes - qu'il est bien malaisé de lui trouver un point focal ou un axe directeur. On pourrait, certes, se reporter au catalogue qu'Érasme lui-même avait dressé de ses oeuvres en 1523 et qu'il destinait à son ami Jean Botzheim (41) ou encore à celui qu'il avait complété sept ans plus tard à l'intention de Hector Boèce (42).

On y opérerait des regroupements tels que les envisageait Érasme lui-même: par exemple, le premier volume rassemblerait les oeuvres traitant de l'éducation, le troisième sa correspondance, le cinquième les écrits relatifs à la piété et à la religion (43), le sixième entièrement consacré à sa traduction du Nouveau Testament assortie de ses Annotations, le huitième comprendrait les Apologies, plaidoyers "pro domo" qu'il eut à rédiger en riposte aux attaques dont il fut la cible de la part d'adversaires et d'ennemis déclarés ou déguisés, qui lui faisaient grief de la hardiesse de ses positions philosophiques et théologiques sur le mariage, le culte des saints et de la Vierge, le rejet de la Vulgate, etc.

En fait, on pourrait dire sans exagération que toutes les oeuvres d'Érasme, et à travers elle tout le combat qu'il a livré sa vie durant par la parole et par la plume - les deux seules armes qu'il consentait aux humains - sont une défense et illustration de l'éducation libérale.

Érasme éducateur, ou, comme j'aime à dire, précepteur de l'Europe (44) (comme son ami le luthérien Mélanchthon (45), proclamé "précepteur de l'Allemagne"): tel il nous apparaît aujourd'hui dans sa gloire."

Notes

2 Il existe plusieurs monographies relativement récentes auxquelles nous renvoyons le lecteur: J.C. Margolin, Érasme par lui-même, Paris, Le Seuil, 1965; P. Mesnard, Érasme ou le christianisme critique, Paris, Seghers, 1969; L.E. Halkin, Érasme et l'humanisme chrétien, Paris, Classiques du XXe siècle, l969; L.E. Halkin, Érasme parmi nous, Paris, Fayard, 1987 (trad. allemande, italienne, anglaise); C. Augustijn, Erasmus von Rotterdam. Leben, Werk, Wirkung, Munich, C.H. Beck, 1986 (version originale en hollandais, Baarn, 1986).
3. Édition originale : Louvain, 1516.
4. Première édition (il y en aura cinq, chacune comportant de nombreux changements): Novum Instrumentum, Bâle, Froben, 1516.
5. Voir le texte dans la Paraclesis, traduction française dans Érasme, OEuvres choisies, J. Chomarat (dir. publ.), Paris, Hachette, 1991, p. 451.
6. Voir J.-P. Vanden Branden, "Le corpusculum d'Érasme", dans Actes du Colloque international Érasme(Tours, 1986), Etudes réunies par J. Chomarat, A. Godin et J.C. Margolin, Genève, Droz, 1990, p. 215-231.
7. Sur ce personnage, comme sur tous les contemporains d'Érasme qui ont laissé un nom dans l'histoire, voir Contemporaries of Erasmus, P.Bietenholz (dir. publ.), Toronto, University Press, 1985-1987. Sur William Blount, Lord Mountjoy, voir t.I, p. 154-156.
8. Sur Colet, voir Contemporaries..., op. cit. t.I, p. 324-328.
9. Sur les rapports entre Érasme et More, outre leur correspondance, il existe une abondante littérature. On se contentera de citer ici la revue Moreana de l'Abbé G. Marc'hadour, qui compte à l'heure actuelle plus de 100 numéros (Angers, 1963 et années suivantes) et contient de nombreux articles sur ce sujet.
10. Pour une bibliographie des oeuvres d'Érasme, voir F. Vander Haeghen, Bibliotheca Erasmiana. Répertoire des oeuvres d'Érasme, 3 vol., Gand, 1893 (reproduction photomécanique, Nieuwkoop, B. de Graaf, l961).
11. Herculei labores, ad. 2001 (Leyde, Opera omnia. 1703-1706, t.II, col. 707D).
12. Chez Jean Philippi en juin 1500. Voir M. Mann Phillips, The Adages of Erasmus, Cambridge, 1964. Édition critique en cours de parution, Erasmi opera omnia, Amsterdam, North-Holland Publishing Company.
13. Chez Thierry Martens, en 1503. Traduction française par A.J. Festugière, Paris, Vrin, 1971.
14. Voir J. Hadot, "Érasme à Tournehem et à Courtebourne", dans Colloquia Eramiana Turonensia, Paris,Vrin/Toronto, University Press, 1972, t.I, p. 87-96.
15. Sur Vitrier, voir Contemporaries... op.cit., t. III, p. 408-409.
16. P.S. Allen, Opus Epistolarum Desiderii Erasmi Roderodami, Oxford, Oxford University Press, 1906-1958, t.IV, p. 507-527.
17. Voir J.-P. Vanden Branden, "La Maison d'Érasme et son histoire", dans Terre d'Europe, n° 34, juin 1969, p. 47-52.
18. Sur Érasme et Valla, voir J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Belles-Lettres, 1981, p. 225-265. Voir aussi S. Camporeale, Lorenzo Valla. Umanesimo e teologia, Florence, Istituto Palazzo Strozzi, 1972.
19. Voir G. Chantraine, "Mystère" et "Philosophie du Christ" selon Érasme, Namur/Gembloux, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de Namur, 1971.
20. Voir plus haut, n.3. 21. Lorenzo Valla, Opera omnia, 2 vol., Bâle, Henri Petit, 1540, t. I, p. 1-235.
22. Voir Contemporaries ..., op.cit., t. II, p. 376-380. Voir aussi J.C.H. Lowry, The World of Aldus Manutius, Oxford, Basil Blackwell, 1979.
23. Voir entre autres, A. Chastel, "L'ennemi de la magnificence", in Dix conférences sur Érasme, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1988, p. 161-168.
24. Texte dans W.K. Ferguson, Erasmi opuscula. A supplement to the Opera omnia, La Haye, Nijhoff, 1933, p. 38-124.
25. Voir l'édition critique de C.H. Miller, Erasmi opera omnia, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, IV-3, 1979.
26. Moria = stultitia (folie).
27. Voir D.F.S. Thomson et H.C. Porter (dir. publ.), Erasmus and Cambridge, Toronto, Toronto University Press, 1963.
28. Voir Contemporaries ..., op. cit., t. II, p. 36-39.
29. Ibid. t. III, p. 427-431.
30. Ibid. t. II, pp.60-64.
31. Voir F. Bierlaire, La familia d'Érasme, Paris, Vrin, 1968.
32. Paru à Bâle chez J. Froben, avril-mai 1516.
33. Bâle, Froben, décembre 1517.
34. La littérature sur Luther est immense. On se contentera de citer ici: Jean Delumeau, Le cas Luther, Paris, Desclée de Brouwer, 1983. Du même: Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, 1968.
35. Traduction française par A. Godin dans Érasme, Paris, Robert Laffont, 1992.
36. Werke, édition critique de Weimar, t. 18, p. 600-787.
37. Traduction française de C. Blum, dans Érasme, op.cit. 1992.
38. De interdicto esu carnium, Bâle, Froben, 1522, Traduction française: R. Galibois, Montréal, Editions Cosmos, 1971.
39. Exomologesis sive modus confitendi, Bâle, Froben, octobre 1524; Erasmi opera omnia, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, V-l, 1977.
40. Voir F. Bierlaire, Érasme et ses Colloques: le livre d'une vie, Genève, Droz, 1977; Les Colloques d'Érasme: réforme des études, réforme des moeurs, et réforme de l'Église au XVIe siècle, Paris, Belles-Lettres, 1978.
41. P.S. Allen, Opus Epist., op. cit., t. I, p. 1-45: c'est le Catalogus omnium Erasmi Lucubrationum. La lettre à Botzheim figure en tête du premier des douze volumes.
42. P.S. Allen, op. cit., t. VIII, p. 372-377 (Lettre 2283).
43. Voir J. O'Malley, "Grammar and rhetoric in the "pietas" of Erasmus", in Journal of Medieval and Renaissance Studies, 18(1), 1988, p. 81-98.
44. Voir notre ouvrage: Érasme, précepteur de l'Europe, Paris, Editions F. Bourin.
45. Sur Mélanchthon, voir Contemporaries..., op. cit., t. II, p. 424-429.

Jean-Claude Margolin, "Érasme (1467?-1536)", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1-2,1993, p. 337-356.
© UNESCO : Bureau international d'éducation, 2000. Ce document peut être reproduit librement, à condition d'en mentionner la source (mention apparaissant sur le document original)

Articles


More Thomas

Jacques Dufesne

Textes de Érasme

Cicéron ou la sainteté d'un savant homme
Cicéron, écrit Érasme, est celui qui enseigna à la philosophie à parler clairement et qui, le p

À lire également du même auteur

Cicéron ou la sainteté d'un savant homme
Cicéron, écrit Érasme, est celui qui enseigna à la philosophie à parler clairement et qui, le p




Articles récents