Enracinement-sens figuré

Jacques Dufresne

«L'Enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.»
SIMONE WEIL, L'enracinement

Commentaire

Les êtres vivants enracinés, les plantes, ont devancé au cours de l'évolution ceux qui ne font que toucher la terre, les animaux. Les premiers ont l'avantage de ne pas avoir à se déplacer pour se nourrir. Les seconds ont l'avantage de pouvoir se nourrir des premiers, mais pas de tous, de certains en particulier, ce qui les oblige à s'enracinerà leur tour dans un habitat. L'être humain est de moins en moins soumis à cette contrainte: il peut manger à Montréal des fruits cultivés au Chili et n'avoir pour habitat que des escales. Une telle mobilité, des plantes devenues aliments et des hommes qui s'en nourrissent, n'est toutefois pas sans danger: il faut lui imposer une limite, pour le salut de la planète et celui de l'être humain: il peut certes s'adapter aux habitats les plus divers mais, pour s'épanouir, il a besoin de souvenirs et de symboles particuliers. Nous sommes aussi des plantes: nos sens sont nos racines dans la terre, nos idées sont notre feuillage, nos racines dans le ciel. Le déracinement nous affaiblit, surtout lorsque le réenracinement de nos sens dans un nouveau sol et celui de nos idées dans un nouveau ciel, ne se font pas au même rythme ou qu'il n'y a pas de correspondance entre le nouveau sol et le nouveau ciel.

Il faut aussi, comme le rappelle Gustave Thibon, «se défier des imitations mécaniques de ce processus vital : certains adorateurs du passé sont ancréssur le passé, ils n'y sont pas enracinés.»1
 

Le problème du déracinement et du réenracinement, trop facile en un sens, est un aspect du vaste problème de l'adaptation. «Les êtres humains, note René Dubos, peuvent si facilement s'adapter, qu'ils peuvent survivre, vivre et s'accroître en dépit de la malnutrition, de la pollution de l'environnement, d'agressions sensorielles ahurissantes, de la laideur et de l'ennui, de la densité excessive de population et de son embrigadement consécutif. Mais alors que l'adaptation biologique constitue un actif pour la survie d'Homo Sapiens, en tant qu'espèce biologique, elle peut saper les attributs qui rend la vie humaine différente de la vie animale. Du point de vue de l'homme, la réussite de l'adaptation doit être jugée en termes de valeurs spécifiques à l'homme.»2


Voici les valeurs au nom desquelles, dans La part des chose, Benoîte Grou refuse une adaptation prenant la forme du déracinement. «Rester ici saison après saison, y subir l'hiver au lieu de s'en aller comme une cigogne, apprendre à connaître personnellement les oiseaux qui venaient dans le jardin, lire beaucoup, prendre le temps de s'ennuyer... rêve impossible qu'elle caressait régulièrement. On passe aujourd'hui sa vie à quitter ce qu'on aime pour ce qu'on ne connaît pas et ce voyage au bout du monde que Marion allait entreprendre avec Yves lui parut soudain sans intérêt et les Tropiques vulgaires. [...]Marion se sentait obstinément occidentale, et même française, et même bretonne, et même enracinée très précisément ici entre Pont-Aven et Trévignon, là où les champs cultivés descendent jusqu'à la mer, où l'on attache les bateaux aux arbres du rivage comme des bêtes, où les deux univers, terrestre et marin, entremêlent leurs frontières et s'échangent du terrain toutes les six heures dans la douceur beige des plages.» (J.D.)

1-GUSTAVE THIBON, Le voile et le masque.
2-RENÉ DUBOS, L'environnement humain dans nos sociétés technologiques.
3-BENOÎTE GROU, dans La part des choses.

 

 

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De leur côté, R.Bérard et Paul Marchenay, rattache un certain culte contemporain du terroir à un pétainisme associé dans leur esprit aux pires formes d'étroitesse. Les produites du terroir, notent-ils, reviennent en force.«Les producteurs les défendent comme le dernier rempart au déferlement du "Macdo" et n’hésitent pas à utiliser, pour en parler, un registre dont on vient de voir les connotations qu’il pouvait contenir. Un dépliant de l’association Terroirs de Saône-et-Loire affirme que "l’authentique a ses racines", une publicité pour les fromages corses parle de "vérités du terroir", la palme revenant sans conteste à ce poids-lourd de l’agro-alimentaire ventant les mérites des jambons qu’il fabrique — à l’échelle industrielle : "L’Europe ne sera l’Europe que par la reconnaissance de la richesse de chaque terroir de chaque région à partir du moment où les produits qui en sont issus sont authentiques. Chez Paul Prédault, nous nous sommes donnés comme mission d'apporter tous les jours et sur toutes les tables de France et d'Europe des jambons et des terrines préparées selon des recettes traditionnelles et authentiques qui préservent et exaltent le vrai goût des aliments. Car en gastronomie comme en toute chose, rien ne remplace le vrai. Le vrai goût est un patrimoine, une valeur que nous défendons avec vous et pour vous. »2

1-CHATEAUBRIAND, Les Mémoires d'outre-tombe
2-L. BÉRARD et P. MARCHENAY, 1998 – « Terroirs, produits et enracinement », in : Pour une anthropologie impliquée. Argumentations face aux extrémismes. L’ARA, Numéro spécial de l'Association Rhône-Alpes d’Anthropologie, 43, pp. : 16-17.

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