Ennui
«L'ennui! Mot terrible et justement redouté! Que de remèdes l'homme n'a-t-il pas inventés contre ce mal, remèdes, hélas!, souvent plus ennuyeux encore que l'ennui même. Leur nom général est « plaisirs », qu'il ne faut pas confondre avec « plaisir ».
Le plaisir est un fait, quoique rare; les plaisirs, quoique abondants et communs, sont une recherche, et presque toujours vaine. Quand on réussit à opposer au géant Ennui l'armée des nains Plaisirs, le géant étouffe les nains en quelques gestes et reprend sa pose lassée. L'ennui, à vrai dire, est invincible. On naît ennuyé comme on naît jovial. Cependant, à côté de cet ennui fondamental, dont certains humains sont victimes et que l'ancienne médecine appelait hypocondrie, il y a diverses variétés d'ennuis qui tiennent aux circonstances de la vie et par conséquent peuvent n'avoir qu'une existence passagère. Ils ont une cause occasionnelle, prêts à disparaître avec la cause elle-même.
Ces ennuis secondaires prennent différents noms, mélancolie, nostalgie, tristesse, mais leur classement est assez difficile, parce qu'ils se modifient à l'infini selon les sensibilités, selon les lieux, selon les âges et même selon les siècles.»
Remy de Gourmont, "Essai sur l'ennui"