Cosmopolitisme

Enjeux

«Chaque cité [en Grèce] avait ses dieux, son histoire, ses heures de gloire, ses poètes, ses sages, ses artistes. Ce présent et ce passé, enfermés dans un petit territoire familier et liés l’un à l’autre comme la feuille à la branche, constituaient un objet d’attachement tel qu’il allait de soi d’accepter la mort pour le protéger. Sa cité comptait plus que sa personne aux yeux d’un Athénien, d’un Spartiate ou d’un Thébain. Tribalisme, nationalisme, dirions-nous aujourd’hui avec mépris pour donner notre appréciation de ce civisme qui, à l’époque, paraissait si naturel qu’Aristote, à force de l’observer, en tira la conclusion que l’homme est un zoon politikon, un animal qui vit en cité.

Notre époque semble toute fière d’avoir enfin dépassé cet attachement qui fut la cause de tant de guerres. Nous voici enfin dans l’ère du cosmopolitisme. Nous devrions au moins avoir l’honnêteté de dire nous revoici! [...] Le cosmopolitisme contemporain donnera-t-il de si beaux fruits? Sur le plan social, il semble pour l’instant plutôt destiné à créer dans chaque pays, dans chaque patrie, une oligarchie indifférente au sort de la majorité. Dans un ouvrage qu’il aura terminé juste avant sa mort, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, Christopher Lasch, l’auteur de Culture du narcissisme, pour expliquer l’émergence de cette oligarchie, se rapporte à un classique de la pensée politique: La Révolte des masses d’Ortega y Gasset. Ce livre, paru en 1926, avait quelque chose de prophétique en ce qu’il annonçait, en exposant les causes du phénomène, la façon dont l’homme-masse allait imposer sa barbarie dans divers pays d’Europe. [...] Dans ce portrait de l’homme-masse des années 1920, Christopher Lasch reconnaît celui de l’élite d’aujourd’hui. Cette élite, c’est dans la plupart des pays riches, membres du nouveau club mondial, la tranche supérieure de la population, cet heureux 20% qui s’est enrichi au cours des vingt dernières années pendant que la désindustrialisation appauvrissait et affaiblissait la majorité au point que cette dernière, qui rêvait de toute puissance, il y a moins d’un siècle, semble s’être résignée à un sort de plus en plus sombre. Le militantisme à la base de la société est désormais confiné à des groupes féministes ou ethniques qui font le jeu de l’élite en ce sens que leur but est de se tailler une place au sein de cette élite et non d’assurer la promotion de la majorité comme telle.

L’élite, qui est-elle? Elle est constituée de ceux et celles qui possèdent et contrôlent l’information et qui sont ainsi les maîtres des signes abstraits par lesquels transite l’information. On aura reconnu les banquiers, les courtiers, les cadres supérieurs des entreprises, les informaticiens, les ingénieurs, les professionnels en général, les journalistes, les vedettes du cinéma et de la télévision, les professeurs d’université. [...]

Cette élite a les mêmes valeurs que l’homme-masse des années 1920: oubli du passé et irresponsabilité à l’égard de l’avenir, indifférence à l’égard des problèmes et des aspirations du reste de la société, souci narcissique de soi, de sa forme physique -- promesse d’une espèce d’éternité sur terre et condition d’un désir de réussite qui ne connaît pas de limite. Il s’agit, précise Lasch, d’une méritocratie qui induit chez ses membres qu’ils ne doivent rien au reste de la société puisqu’ils ont acquis leur pouvoir de haute lutte dans le respect de l’égalité des chances. Cette importance attachée au mérite personnel a pour conséquence que la nouvelle élite ne se reconnaît pas à elle-même les obligations que la noblesse traditionnelle se reconnaissait.

Et de même que l’homme-masse de jadis se reconnaissait assez bien dans l’internationale communiste, de même les représentants de l’élite d’aujourd’hui profitent-ils de la mondialisation des échanges -- qui est d’ailleurs leur oeuvre -- pour rompre les derniers liens avec les pays et les nations qui les ont mis en orbite internationale. Toute manifestation de sentiment d’appartenance leur apparaît comme une forme méprisable de tribalisme. Excellent prétexte supplémentaire pour s’enfermer dans des banlieues et des condominiums à sécurité privée maximale. Que la majorité tribale se débrouille seule avec ses problèmes de criminalité!

Nouvelle oligarchie, trahison de la démocratie. Le sous-titre du livre de Lasch s’imposait. Et voici comment l’exemple de la Grèce antique vient à notre secours ; l’enracinement, l’attachement à sa cité, à sa patrie sont les conditions de la solidarité sans laquelle aucune harmonie sociale n’est possible.

"La crainte, écrit Lasch, que le langage international de l’argent ne parle plus fort que les dialectes locaux est à l’origine de la renaissance des particularismes ethniques en Europe, au moment même où le déclin de l’état-nation affaiblit la seule autorité capable de tempérer les rivalités ethniques. La renaissance du tribalisme, à son tour, renforce la tendance au cosmopolitisme au sein de l’élite". Chose étonnante, c’est Robert Reich, le Secrétaire américain du travail qui, en dépit de son admiration pour l’élite constituée d’analystes des symboles, a proposé les réflexions les plus pénétrantes sur les côtés sombres du cosmopolitisme: "Sans attachements nationaux, nous rappelle-t-il, les gens sont peu enclins à faire des sacrifices ou à assumer la responsabilité de leurs actes. Nous apprenons à nous sentir responsables des autres parce que nous partageons avec eux une histoire commune, une culture commune, un destin commun. La dénationalisation de l’entreprise tend à produire une classe de cosmopolites qui se voient comme des citoyens du monde, mais sans accepter aucune des obligations qu’implique la citoyenneté dans une entité politique normale." Deux nouveaux facteurs aggravent le sort présent et futur de la majorité abandonnée à elle-même par la méritocratie: on n’a plus besoin de travailleurs dans les usines ni de soldats dans les armées. Les robots et les sytèmes d’information remplacent les soldats aussi bien que les ouvriers. C’est à Marathon et à Salamine que les plus humbles parmi les citoyens athéniens ont accédé à l’égalité avec les nobles. Ces derniers avaient d’autre part senti la nécessité de la solidarité avec les citoyens parce qu’ils voyaient venir des guerres qu’ils ne pouvaient pas gagner seuls avec des mercenaires. Pendant toute l’ère industrielle, en plus de mériter leurs galons sur les champs de bataille, les plus humbles parmi les citoyens des démocraties occidentales étaient nécessaires dans les usines. En dépit de toutes ces circonstances qui leur étaient favorables, leur sort a été dur. Quel sera leur sort désormais, puisqu’on n’a plus besoin d’eux? Il faut espérer qu’il se trouvera encore dans l’élite quelques personnes cultivées qui se souviennent de cette réponse de Solon à un étranger qui lui demanda quelle était à ses yeux la cité la mieux policée: "Celle où tous les citoyens sentent l'injure qui a été faite à l'un d'eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l'a reçue." »


source: Jacques Dufresne, La démocratie athénienne, miroir de la nôtre, Bibliothèque de L'Agora, 1994

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