Chèvre
«Si l'espèce de la brebis venait á nous manquer, celle de la chèvre pourrait y suppléer. La chèvre fournit du lait comme la brebis, et même en plus grande abondance ; elle donne aussi du suif en quantité ; son poil, quoique plus rude que la laine, sert á faire de très bonnes étoffes ; sa peau vaut mieux que celle du mouton ; la chair du chevreau approche assez de celle de 1'agneau, etc.
La chèvre est une espèce distincte, et peut-être encore plus éloignée de celle de la brebis que 1'espéce de 1'âne ne l’est de celle du cheval.
La chèvre a de sa nature plus de sentiment et de ressource que la brebis ; elle vient à 1'homme volontiers, elle se familiarise aisément, elle est sensible aux caresses et capable d'attachement ; elle est aussi plus forte, plus légère, plus agile et moins timide que la brebis ; elle est vive, capricieuse et vagabonde. Ce n'est qu'avec peine qu'on la conduit et qu'on peut la réduire en troupeau : elle aime á s'écarter dans les solitudes, à grimper sur les lieux escarpés, à se placer, et même á dormir sur la pointe des rochers et sur le bord des précipices ; elle est robuste, aisée á nourrir ; presque
toutes les herbes lui sont bonnes, et il n'y en a pas qui 1'incommodent ; elle ne craint pas, comme la brebis la trop grande chaleur ; elle dort au soleil, et s'expose volontiers à ses rayons les plus vifs sans être incommodée, et sans que cette ardeur lui cause ni étourdissements, ni vertiges ; felle ne s'effraye point des orages, ne s'impatiente pas à la pluie, mais elle paraît être sensible á la rigueur du froid. L’inconstance de son naturel se marque par 1'irrégularité de ses actions ; elle marche, elle s'arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s'approche, s'éloigne, se montre, se cache on fuit, comme par caprice et sans autre cause déterminante quo celle de la vivacité bizarre de son sentiment intérieur.
On a des preuves que ces animaux sont naturellement amis de 1'homme, et que dans les lieux inhabités ils ne deviennent point sauvages.
Lorsqu'on conduit les chèvres avec les moutons, elles ne restent pas à leur suite, elles précédent toujours le troupeau ; il vaut mieux les mener séparément paître sur les collines. Elles aiment les lieux élevés et les montagnes, même les plus escarpées ; elles trouvent autant de nourriture qu'il leur en faut, dans les bruyères, dans les friches, dans les terrains incultes et dans les terres stériles. Il faut les éloigner des endroits cultivés, les empêcher d'entrer dans les blés, dans les vignes, dans les bois ; elles font un grand dégât dans les taillis : les arbres dont elles broutent avec avidité les jeunes pousses et les écorces tendres périssent presque tous. Elles craignent les lieux humides, les prairies marécageuses, les pâturages gras : on en élève rarement dans les pays de plaines ; elles s'y portent mal, et leur chair est de mauvaise qualité. Dans la plupart des climats chauds, l'on nourrit des chèvres en grande quantité, et on ne leur donne point d'étable : en France, elles périraient si on ne les mettait pas á 1'abri pendant 1'hiver. On peut se dispenser de leur donner de la litière en été, mais il leur en faut pendant I'hiver ; et comme toute humidité les incommode beaucoup, on ne les laisse pas coucher sur leur fumier, et on leur donne souvent de la litière fraîche. On les fait sortir de grand matin pour les mener aux champs ; 1'berbe chargée de rosée, qui nest pas bonne pour les moutons, fait grand bien aux chèvres. Comme elles sont indociles et vagabondes, ún homme, quelque robuste et quelque agile qu'il soit, n'en peut guère conduire quo cinquante.
Ces animaux, qui ne coûtent presque rien á nourrir, ne :laissent pas de faire un produit assez considérable ; on en vend la chair, le suif, le poil et la peau. Leur lait est plus sain et meilleur que celui de la brebis ; il est d'usage dans la médecine, il se caille aisément, et 1'on en fait de trés bons fromages .»
La Fontaine, Les deux Chèvres
Dés que les chèvres out brouté.
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune : elles vont en voyage
Vers les endroits de pâturage
Les moins fréquentés des humains.
Là, s'il est quelque lieu sans route et sans chemins
Un rocher, quelque mont pendant en précipices
C' est où ces dames vont promener leurs caprices.
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.