Enjeux
L'écrivain français Michel Houellebecq évoque, dans l'un de ses ouvrages, les transformations récentes du capitalisme : "Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences; marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la
publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le
libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique (...)." (Michel Houellebecq,
H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Paris, Le Rocher, 1991)
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Travailler à la vitesse du capital
«Nicole Aubert dans
Le culte de l'urgence, montre comment les sociétés occidentales sont passées d'« une organisation contrôlée par l'État à une régulation assurée dans l'instantanéité par la logique des marchés financiers. » La vitesse est au coeur même du système capitaliste : « Plus le capital tourne vite, plus le taux de profit annuel est élevé, d'où cette recherche effrénée d'accélération qui imprègne l'histoire du capitalisme. » La fusion des télécommunications et de l'informatique a littéralement fait exploser la vitesse de réaction des marchés. Il y a quelques années, les spéculateurs se contentaient de rapports annuels pour évaluer la performance des compagnies. Aujourd'hui, les compagnies se doivent d'annoncer leurs résultats à chaque trimestre. La bulle spéculative des années 2000-2001 a fait grimper les attentes des actionnaires institutionnels — en particulier des gestionnaires des fonds de pensions — qui dictent aux entreprises un retour de 15% sur leurs investissements, attentes dont les experts reconnaissent qu'elles sont démesurées et induisent une pression dangereuse sur les entreprises, notamment par le « court-termisme » absolu qui s'ensuit dans les pratiques de gestion. Avec des dérives éthiques spectaculaires comme celle qui a conduit à la dissolution du plus grand cabinet de consultants au monde, Arthur Andersen, impliqué dans le scandale Enron. En bonifiant le salaire de leur pdg avec d'extravagantes options d'achat d'actions, les entreprises orientent les efforts de leurs dirigeants vers la maximisation de la valeur de l'action sur la période la plus courte, au détriment souvent des intérêts à long terme de l'entreprise. Pour y parvenir, il leur faut prendre des risques, maintenir l'entreprise en effervescence constante, être à l'affût des possibilités de croissance par opa ou par fusion, réduire les coûts d'exploitation par des exercices sans cesse renouvelés de réingénierie. L'orientation vers le court terme se répercute à tous les niveaux de l'entreprise : les cadres à qui l'on a inculqué que l'ascension professionnelle se traduisait par des changements de poste fréquents, ne pensent qu'à produire rapidement un bilan qui leur ouvrira l'accès à un poste d'un niveau supérieur. Aux échelons inférieurs, les employés ont peine à suivre les directives qui s'accumulent à une vitesse affolante, les brusques changements de cap qui suivent l'entrée en poste d'un nouveau directeur pressé de faire sa marque, ou les révisions organisationnelles en profondeur découlant des fusions.
Les marchés financiers ont réussi à imprimer, en l'espace de quelques années, à l'ensemble des activités économiques leur propre temporalité, cette immédiateté, qui n'appartient qu'aux machines. La guerre économique s'est déplacée du champ spatial vers le front temporel. Il ne s'agit plus de prendre la place, de développer de nouveaux marchés, d'occuper de nouveaux créneaux : il s'agit de devancer l'entreprise ennemie.»
BERNARD LEBLEU,
«La culture de l'urgence», L'Agora, vol 11 no 1, printemps 2005