Beurre

«C'est un produit laitier, de type émulsion d'eau dans la matière grasse, obtenu par des procédés physiques, dont les constituants sont d'origine laitière. Il est obtenu à partir de crèmes pasteurisées, congelées ou surgelées...ou comme jadis, à partir de crèmes crues.»
Centre national interprofessionnel de l'économie laitière, "Le beurre: les dénominations"

Essentiel

Le beurre

par François Laliberté
Professeur de philosophie à l'Institut de technologies agro-alimentaires de Saint-Hyacinthe

L'Agora, 1996

Il y a d'étranges omissions dans le débat sur le fromage de lait cru: on ne parle pas du beurre qui, lorsqu'il est fait à la ferme en barattant une crème tirée d'un lait cru est, au dire de certains gourmets, plus délicieux que le meilleur des fromages. La chose paraît normale. Puisque le beurre est tiré de la crème, pourquoi ne serait-il pas la crème des produits laitiers? L'omission du beurre dans le débat est d'autant plus étonnante que ce dernier a eu dans l'histoire du Québec un rôle plus important que celui du fromage. Les nombreux connaisseurs de cette matière grasse noble, à la couleur du soleil, faisant un si joyeux contraste avec la blancheur funèbre de ce dérivé du soja appelé margarine, avaient l'habitude de faire leurs provisions l'automne. Et l'on peut s'en réjouir dans la perspective de l'histoire du goût, sinon dans celle de la politique: Maurice Duplessis assura ses dernières réélections en faisant interdire la vente de la margarine dans son royaume. Parions que si les beurres fermier au lait cru réapparaissaient, ils ressusciteraient le marché et les emplois que la prédication pseudo-scientifique contre le cholestérol a fait disparaître. En attendant, voici un texte qui établit un instructif rapprochement entre l'histoire du beurre au Québec et celle du Québec lui-même.

En 1911, le Québec a produit 30,742 tonnes de beurre, dont 21 dans les beurreries et le reste dans les fermes. En 1993, il en a produit quelque 28,897 tonnes, après avoir connu des productions sommets vers le début des années 1970 avec un total de 72,047 tonnes. Pour transformer en beurre la production laitière de 1911, on estime qu'il y avait 549 beurreries et 449 beurreries-fromageries. Pour la production de 1993, quatre gros joueurs ont fait tout le travail: deux du secteur privé et deux du secteur des coopératives. Parler du beurre, c'est une façon de parler de l'évolution récente, et moins récente, des sociétés occidentales dans ce qu'elles ont de caractéristique par leur processus d'industrialisation et de soumission de la plus grande part de leurs activités, humaines ou non, aux impératifs de l'économique et de la technique.

Le Beurre, à plusieurs égards, comme beaucoup d'autres produits, a connu un cheminement à l'image de la société québécoise. Le Beurre fermier est devenu de fabrique, puis d'usine, puis une marchandise se situant dans un segment de marché. La société québécoise, de rurale est devenue, péniblement au début, industrielle, puis post-industrielle, c'est-à-dire se définissant en fonction d'un ensemble sophistiqué de facteurs parmi lesquels la rentabilité économique et le bien-être de la personne. Le confort et le bonheur ont été progressivement définis à partir des annés 50 selon des paramètres de plus en plus matériels et individualisants, proportionnellement à la vitesse et à la facilité avec lesquelles nous nous soumettions aux plaisirs et aux impératifs de la consommation. Nous traçerons ici les grandes lignes de ce cheminement et de ses impacts en regard de notre produit vedette et typique de l'histoire du Québec: le beurre.
L'implantation

Un ensemble de facteurs internes et externes vont conduire au virage laitier dans l'agriculture québécoise. L'opportunité de marchés d'exportation, surtout américain et britannique, la concurrence nationale et continentale forçant à la spécialisation régionale, la (bonne) volonté agronomique et gouvernementale vont conduire à une orientation des agriculteurs vers la production laitière (1). En 1875-80, c'est déjà devenu un fait inéluctable, mais on se doute bien que les débuts ne seront pas faciles. Le Québec d'alors est une société rurale, assez peu industrialisée, avec une population agricole peu instruite ayant très peu de technologie à sa disposition. Au cours de la période d'implantation, certaines innovations vont faire leur apparition et accélérer cette spécialisation laitière. On mentionne généralement, parmi les principales améliorations techniques propres à cette période, la première écrémeuse centrifuge en 1882, le procédé de détermination de la matière grasse, l'épreuve de Babcock, en 1890 et, en même temps, les procédés de réfrigération artificielle (2). D'autre part, les producteurs se donnent les moyens d'aller plus loin en créant, en 1882, la Société d'industrie laitière de la province de Québec. Composée de "cultivateurs, de membres du clergé, d'hommes d'état, de la finance et du commerce", elle se donne pour but "d'encourager l'amélioration de l'industrie du beurre et du fromage et toutes choses se rattachant à cette industrie (3)." C'est ainsi qu'après des balbutiements, en 1881 à Saint-Denis-de-Kamouraska, puis en 1882 à Sainte-Marie-de-Beauce, la formation visant à préparer les inspecteurs et les fabricants s'établira sur des bases solides avec la fondation de l'École de laiterie de Saint-Hyacinthe en 1892. C'est bien sûr un projet de la Société d'industrie laitière. Le virage est pris. Timide au début, avec 22 beurreries et 140 fromageries en 1880, la progression, par la suite, sera constante et assez rapide. Au tournant du siècle, on dénombrera 445 beurreries, 1,207 fromageries et 340 fromageries-beurreries. Ces chiffres de 1900 nous disent également que les beurreries représentaient alors 71% des établissements canadiens. Difficile d'avoir des doutes quant à la spécialisation régionale. De 1900 à 1950 Pour donner une indication de ce qui a pu se passer pendant cette période et pour éclairer l'importance de notre produit vedette, il est intéressant de jeter un coup d'oeil sur certains chiffres de la fin de la période 1900-1950, en regard de ce qu'ils étaient au début.

Ainsi, en 1911, on dénombre 2 092 établissements laitiers, dont 549 beurreries et 429 beurreries-fromageries. La production de beurre atteint 61 millions de livres et les beurreries assument 68% de cette production pour 32% à la ferme. En 1955, la production par les beurreries est passée à 128 millions de livres. En 1959, on dénombre 656 transformateurs pour le beurre et le fromage, dont 267 particuliers, 268 coopératives constituées par les producteurs depuis les années 1920 et 121 compagnies (4). Cette concentration se vérifie également au niveau de la production puisqu'en 1961, 80 509 agriculteurs livraient de la crème ou du lait, alors qu'ils étaient un peu plus de 100 000 au début du siècle. Concentration modeste à la lumière des chiffres actuels: environ douze mille producteurs laitiers. Il faut bien sûr se rappeler que, pendant cette période, le Québec est devenu urbain. Si l'idéologie demeure largement rurale et agriculturiste, la réalité est bel et bien industrielle et urbaine. Un des constats de cette période, outre l'expansion rapide de l'activité laitière, c'est que le beurre s'impose comme le principal débouché pour le lait de transformation. Les marchés d'exportation, exception faite des deux périodes de guerre, n'ont pas été le stimulant qu'on avait estimé et espéré au départ. On mentionne aussi des problèmes de qualité qui ne facilitent pas la situation pour des produits comme le fromage. Par ailleurs, le beurre est le produit le moins rentable: en 1949-50, le prix au cent livres pour le beurre est de 2,05$ alors qu'il est de 2,44$ pour le fromage et de 2,66$ pour la crème glacée (5). C'est donc une période d'expansion de la production supportée par la croissance de la population, par l'urbanisation et par l'augmentation de la production du cheptel laitier. Depuis 1950... à partir de 1950, on peut faire le lien avec la Révolution tranquille. Ce grand mouvement de "libération" et de réorientation des valeurs, de prise en charge populaire et d'adaptation de la culture dans le sens de la modernisation, va se constater dans une foule de secteurs. L'agriculture, la transformation laitière, et le beurre en particulier, n'y échapperont pas. La modernisation c'est, entre autres, se mettre à l'heure des impératifs et des exigences du marché, c'est s'ajuster aux exigences de la technologie et du capital et s'adapter aux règles de la concurrence et de la compétitivité. La modernisation dans la société occidentale, c'est la réalité sociale, sous toutes ses formes, qui doit apprendre à se mettre au service de l'activité économique. Dans ce contexte va se mettre en place un processus continu et efficace de concentration des entreprises. Les coopératives, dont les producteurs agricoles sont actionnaires et donc concernés au premier titre, jouent un rôle important dans ce secteur depuis quelques décennies, et comprennent bien les règles du jeu et posent clairement le problème: "Le marché est de plus en plus exigeant, il réclame une gamme étendue de produits tout en élevant ses critères de qualité. Comment satisfaire une telle demande avec ces nombreuses fabriques (1,013 en 1945) qui parsèment le territoire? (6)". C'est dans cet esprit, qui s'inspire des impératifs, de la concurrence que les agriculteurs vont réaliser la régionalisation des coopératives tout en étant quand même conscients des traditions et des institutions. C'est une période intéressante du point de vue sociologique et philosophique. En observant la production beurrière, on voit un secteur d'activité qui s'est structuré avec la philosophie et les moyens de son époque. Petites beurreries, volume réduit de production, proximité des producteurs, occupation et développement du territoire. Les personnes sont attachées à leur localité, à leurs activités, à des valeurs peu influencées par la modernité telle qu'elle se définit alors. Bien sûr, avec les critères d'aujourd'hui, tout cela n'est pas très rentable. Les exigences de la modernité du marché vont venir modifier considérablement ces façons de faire. Le président de l'UCC, Abel Marion, pressentait que ce qui se passait, et allait continuer à se passer dans les décennies à venir, n'était pas seulement une réorientation économique, mais qu'on risquait de vivre des changements quantitatifs appelé à avoir des impacts qualitatifs. Il dénonçait, en 1947, "l'action centralisatrice de certains trusts sur l'industrie laitière dans certaines régions de la province. Les grandes organisations sont une réelle menace contre nos habitudes de vie, nos institutions et l'organisation de notre économie agricole" (7). On verra donc disparaître progressivement les beurreries et fromageries locales à la faveur d'entreprises et d'usines plus grosses, par un regroupement des activités de transformation et une optimisation des coûts de production. à titre d'exemple, entre 1950 et 1980, la coopérative de Granby, qui deviendra Agropur, rachète 81 fabriques ou petites coopératives pour les rattacher à ses activités et augmenter ses volumes et ainsi, on le présume, mieux répondre à la demande du "marché" qui s'apprête à devenir le nouveau Dieu qui guide les réflexions et les actions. Ce processus, comme dans beaucoup d'autres secteurs d'activité économique des sociétés industrialisées, va se poursuivre de façon continue et intense. On voit alors très bien se mettre en place les caractéristiques propres à la vague industrielle, selon les termes d'Alvin Toffler dans La troisième vague. Parmi ce qu'il appelait les "clés du code", on retrouve la concentration, la standardisation - l'uniformisation -, la centralisation et la maximalisation. En ce qui concerne la concentration, le doute n'est guère possible quand on regarde le portrait actuel de la transformation laitière et de la production du beurre. Selon les chiffres d'un responsable du Conseil de l'industrie latière du Québec, en 1995, 2,7 milliards de litres de lait produits ont été transformés et commercialisés par 57 entreprises, dont 13 laiteries (lait et beurre) et 44 transformateurs (beurre, fromage et autres produits). Mais le véritable indicateur de cette concentration est plutôt le suivant: 85% à 90% de cette cuvée 94-95 pour le lait de consommation sera commercialisé par deux entreprises, alors que près de 75% du lait de transformation sera traité et commercialisé essentiellement par quatre entreprises: Agropur et Lactel chez les coopératives, Sapputo et Lactancia pour l'entreprise privée (8). On est bien loin du millier de joueurs du début du siècle ou du demi-millier de la fin des années cinquante. L'autre clé du code qui fait s'interroger nombre d'entre nous, c'est bien sûr la standardisation. Pour réussir à produire et transformer d'aussi gros volumes, il est évident qu'il faut uniformiser la production, la stabiliser. On ne parle plus de couleur locale, de beurre du terroir, de particularité propre à une région compte tenu de l'alimenation du troupeau ou autres considérations "poétiques". La production doit être stabilisée de façon à mettre sur le marché, peu importe où et quand, un produit similaire en qualité et accessible en quantité. À standardiser les produits alimentaires, peut-on penser qu'on finit par standardiser les goûts? Standardisation, concentration, centralisation. Peut-on faire autrement que d'accepter ces principes de structuration de nos sociétés. Difficile de revenir en arrière. Si à la rigueur on peut réécrire l'histoire, on ne peut certes pas la refaire. Les clés du code de Toffler ont exercé leur dynamique dans toutes les sociétés occidentales en répondant à nos impératifs de consommation, en quantité et en qualité, sans limites. Le beurre (dont la production et la consommation remontent à des temps immémoriaux) qui a subi les changements dont nous venons de parler quant à ses modalités de production et de distribution, est aussi devenu un des ennemis à abattre dans notre lutte occidentale pour la santé. En 1961, la consommation de beurre per capita s'établissait à 7,18 kilos. En 1982, ce chiffre était descendu à 4,29 kilos et se situait en 1992 à 2,82 kilos. Une baisse de 60%. Son rival céréalier, la margarine, a su tirer son épingle du jeu puisque sa consommation per capita, pour les mêmes périodes, s'établit ainsi: 4,57 kilos en 1961, 6,49 kilos en 1982 et 5,51 kilos en 1992. Depuis 1984-85, le beurre n'est plus la production le plus importante dans la transformation laitière. Les fromages de spécialité et le cheddar l'ont maintenant nettement dépassé. En 1992, on a transformé 28 mille tonnes de beurre, contre 56 mille tonnes de cheddar et 92 mille tonnes de fromage de spécialité. Par ailleurs, on peut observer une tendance qui se développe et qui peut nous permettre de penser que certaines réalités réussissent toujours à s'imposer, un peu comme le naturel qui revient au galop. Ainsi, on constate que de plus en plus de permis pour de petites entreprises, dans certains cas des fermes, sont demandés afin de pouvoir transformer certains produits qu'on qualifie de "marginaux": productions fermières ou régionales, fromage de chèvre, produits biologiques; en fait des produits qui échappent, pour l'instant, aux grandes structures de transformation. Cette tendance se confirme un peu partout. Les discussions actuelles entre le ministère de l'Agriculture du Québec et différents intervenants du milieu agroalimentaire visant la mise en place d'un "label" dit "d'origine contrôlée" cherchent à donner des moyens, une crédibilité, pour aider à la structuration de ce genre de développement. Lui permettre de se valoriser. Malgré sa "marginalité", cette tendance témoigne d'une modification, modeste mais bien présente, dans notre conception de l'activité économique, en introduisant ou réintroduisant une dimension humaine, une accessibilité, une couleur qui laisse apparaître dans nos relations plus que le seul fait de produire et d'acheter des marchandises. Un autre intérêt de cette tendance, tant dans l'offre que dans la demande, c'est qu'elle laisse s'élever l'idée qu'on puisse faire autrement, qu'on puisse remettre en question la structuration des sociétés en fonction des seuls impératifs économiques, industriels d'abord, néolibéraux maintenant. Il ne s'agit pas de dire qu'on s'est peut-être trompés. Ce serait trop simple et facile, et certainement pas assez nuancé. Il s'agit de reconnaître qu'un peu d'"hommerie", un peu de préoccupation pour d'autres dimensions de l'humain, pourront peut-être nous conduire à la vision de Schumacher dans Small is beautiful ou, si l'on veut, à une société à visage humain. Et si le beurre peut nous permettre cette modeste prise de conscience, nous devrions alors conclure qu'il n'est peut-être pas si mauvait que ça pour la santé!
Notes

1. Normand Perron, "Genèse des activités laitières 1850-1960", in Normand Séguin: Agriculture et colonisation au Québec, Boréal Express, 1980.

2. Manuel de technologie laitière, l'Association des techniciens en industrie laitière, Saint-Hyacinthe, 1958.

3. Ibid.

4. Normand Perron, op. cit.

5. Ibid.

6. Claude Beauchamp, Agropur, Cinquante ans de rêve... 1938-1988, Boréal, 1988.

7. Ibid.

8. Les faits saillants laitiers québécois, 1994. Groupe de recherche en économie et politiques agricoles (Grepa) Université Laval, 1994.

Enjeux

Le beurre est-il trop gras? Que vaut la matière grasse qu'il contient par rapport à celle que l'on trouve dans les huiles végétales et dans la margarine? Eu égard aux maladies cardiovasculaires, où sont les plus importants facteurs de risque? Dans ce débat, qui se complexifie comme la plupart des grands débats scientifiques, les défenseurs de la margarine ont progressivement baissé pavillon au cours des dernières années et le beurre a cessé d'être le grand vilain:
«Au cours des dernières années, des inquiétudes ont été soulevées au sujet des effets sur la santé des acides gras trans, qui sont très souvent présents en grandes quantités dans les margarines, les graisses végétales, les aliments prêts à manger et de nombreux produits de boulangerie courants fabriqués avec des huiles végétales partiellement hydrogénées. La question des effets sur la santé des acides gras trans n'a pas encore été résolue mais les inquiétudes soulevées englobent les effets indésirables sur les facteurs de risque lipidiques des maladies cardiovasculaires et sur le métabolisme des familles d'acides gras n-6 et n-3 (acides gras essentiels).» (Santé Canada, Division de la recherche en nutrition.)

Synthèse

 

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En marge du débat sur le projet de loi fédéral visant à interdire le fromage de lait cru. L'auteur s'étonne de ce qu'on n'ait pas étendu le débat au beurre fermier, lequel a plus d'importance que le fromage dans la tradition québécoise.



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