Conceptions du temps

Jacques Dufresne

On peut associer les conceptions dominantes du temps qui se sont succédées en Occident aux différents instruments de mesure du temps. Dans l'exposé qui suit, ce qui importe c'est l'association d'une idée du temps à un instrument considéré comme une métaphore illustrant l'idée. La coïncidence dans le temps de l'idée et de l'instrument, discutable dans certains cas, est d'importance secondaire.

Le temps solaire
Le premier de ces instruments est le soleil lui-même. Le temps qui lui correspond est le temps de la nature, fait de jours et de nuits de longueurs variable, de mois et d'années, les mois étant indiqués par la lune. Ce temps régulier sans être précis suffit au paysan pour connaître le moment des semences et celui des récoltes, au chasseur-cueilleur pour prévoir l'heure de l'abondance, mais la technique, telle que nous la connaissons, ne pourrait pas s'y déployer.

La chronobiologie nous apprend que c'est l'hiver que notre organisme a le plus besoin de repos. La nature nous invitait au repos pendant les longues nuits d'hiver. Saurons-nous jamais ce que nous avons perdu et gagné en passant du temps rythmique de la nature au temps exact de l'horloge?


Le temps du cadran solaire
Le temps du cadran solaire est le premier temps humain; l'ombre qui croît et décroît, tout en traçant un cercle autour d'un point fixe, le gnomon, demeure cependant le témoin presque palpable du mouvement apparent du soleil. Elle est le cordon ombilical qui relie encore l'homme à l'univers.

Les étoiles mobiles ont elles aussi leur cycle. Ce cycle, retour du même, est la présence de ce qui est un et immuable au cœur de la variété et du devenir. D'où cette définition de Platon : le temps est l'image mobile de l'éternité.

Quand, évoquant la création, Paul Valéry écrit, parlant de Dieu :
Il se fit celui qui dissipe
En conséquences, son Principe,
En étoiles, son Unité.
il évoque ainsi la naissance du temps de Platon.

Même s'il est encore étroitement relié à la nature, ce premier temps humain inspire déjà des regrets au poète :
Les dieux confondent l'homme qui, le premier, trouva
Le moyen de distinguer les heures! Puissent-ils le confondre aussi,
Le misérable qui en ce lieu mit un cadran solaire,
Afin de découper et hacher mes journées.
Lorsque j'étais enfant, mon cadran était mon ventre,
Combien plus sûr et plus précis que tous ceux d'aujourd'hui.
Il me signifiait l'heure de passer à table,
Quand toutefois j'avais à manger.
Mais aujourd'hui, même lorsque j'ai de quoi,
Je n'ai le droit de m'y mettre que si le Soleil est de cet avis,
Et la plupart des gens, ratatinés de faim,
Se traînent dans les rues!

PLAUTE

Le temps de la clepsydre
Mais l'homme prendra vite conscience du fait que la mort rompt le temps qui, par ses cycles, s'apparente à l'éternité.
Moi qui passe et qui meurs
Je vous contemple étoiles
La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté
Debout tout près des dieux
Dans la nuit aux cent voiles
Je goûte en vous voyant ma part d'éternité.

PTOLÉMÉE
La clepsydre sera le symbole du temps qui passe et qui entraîne vers sa fin cet homme enfant que la terre a cessé d'étreindre. Comme on était passé de l'intemporalité de l'Être au temps cyclique des astres, on passe maintenant de cet éternel retour au fleuve qui s'écoule sans retour, de Parménide à Héraclite.

La clepsydre comme le sablier ne mesure toutefois que des activités, de part et d'autres desquelles le temps de la nature poursuit son cours nonchalant. Ce sont des horloges qui ne fonctionnent qu'à temps partiel. Le sablier mesure les activités longues et lentes, la prière par exemple, la clepsydre mesure les activités brèves comme le temps de parole dans une assemblée.
Mais qu'est ce que ce temps qui coule sans retour se demandera saint Augustin? Avant, maintenant, après! Au sommet de l'amour et de la contemplation, cette division n'apparaît-elle pas comme une illusion, comme le produit d'une distraction qui est aussi une réfraction? La distraction fait apparaître les moments de la durée comme le prisme fait apparaître les couleurs.

Telle sera la conception chrétienne du temps et l'on peut penser que les nombreux jours fériés du calendrier chrétien, depuis le Moyen Âge jusqu'au XVIIIe siècle, sont destinés à procurer à l'homme ce loisir intérieur qui dispose à l'amour et à la contemplation.

Pendant tout ce temps les hommes vécurent dans une telle symbiose avec la nature qu'ils en oubliaient de compter les jours. L'année 1582 fut écourtée de 10 jours par le pape Grégoire XIII, qui corrigeait ainsi une erreur du calendrier de Jules César. Cet incident inspira le commentaire suivant à Montaigne :

Il y a deux ou trois ans qu'on accoursit l'an de dix jours en France. Combien de changements doivent suivre cette réformation! Ce fut proprement remuer ciel et terre à la fois. Ce néanmoins, il n'est rien qui bouge de sa place; mes voisins trouvent l'heure de leur semence, de leur récolte, l'opportunité de leurs négoces, les jours nuisibles et propices, au même point justement où ils les avoyent aissignez de tout temps; ny l'erreur ne se sentait en notre usage; ny l'amendement ne s'y sent. Tant il y a d'incertitude partout! tant notre apercevance est grossière, obscure, obtuse.


Le temps des horloges
Les horloges apparaîtront dans les monastères à la fin du Moyen Âge. Elles rendront abstrait et discret le temps concret et continu de la nature. Les minutes, les secondes, les heures de l'horloge sont des subdivisions du mouvement du soleil, mais elles s'en éloignent par leur précision mathématique et par le fait que ce n'est pas le soleil qui fait tourner les aiguilles, mais une énergie contrôlée par l'homme.

Ces caractéristiques seront encore plus manifestes dans le cas de la montre, cette horloge portable apparue en 1600. À l'uniformisation du temps, la montre ajoute l'appropriation individuelle.

Un nouveau temps linéaire apparaît. L'homme, qui le contrôle, voudra qu'il s'écoule vers le mieux-être de la collectivité, plutôt que vers la mort de chacun. C'est le temps du progrès.

Dans ce contexte, le temps de l'horloge deviendra le cadre immobile et uniforme du changement, de la variété des phénomènes. C'est le temps de Kant : « forme pure de toutes les intuitions sensibles, première condition de possibilité de toute expérience, condition transcendantale qui n'est pas un concept mais une intuition pure [...] manière dont nous nous rapportons aux objets avant même de les percevoir ». Voici un temps qui se prêtera parfaitement bien aux exigences de la science et d'une humanité de plus en plus caractérisée par le formalisme.

Les poètes romantiques auront la nostalgie de l'ancien temps. Les chemins de fer, rectilignes, leur feront regretter les chemins sinueux.
Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,
Le rire du passant, les retards de l'essieu,
Les détours imprévus des pentes variées,
Un ami rencontré, les heures oubliées,
L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.

La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.

ALFRED DE VIGNY, La Maison du Berger

Devenu maître des horloges et désireux de mettre le temps à profit pour créer le mieux-être, l'homme attachera un prix économique à chaque jour qui passe. Enlever 10 jours au calendrier d'une année serait aujourd'hui une opération extrêmement coûteuse et périlleuse. D'où le fait qu'à partir du XVIIIe siècle les jours fériés disparurent progressivement, jusqu'à ce que les ouvriers, las de reporter le mieux-être vers l'avenir collectif, obtiennent une réduction du temps de travail.

Le temps des atomes
Puis surgissent des compteurs pouvant réduire le temps à une fraction de fraction de fraction...de seconde. Jusqu'à l'horloge atomique qui a permis d'établir la définition désormais officielle de la seconde: 9 192 631 770 oscillations de l'atome de Césium.

De tels instruments auront aidé les hommes à s'habituer à l'idée qu'il n'y a plus de temps ni d'espace absolus, que chacun transporte ses coordonnées avec lui.

Les horloges atomiques sont aussi le symbole d'une humanité qui mise désormais sur l'accélération des machines pour accéder au mieux-être et qui se fait à elle-même une nouvelle promesse de libération; pour le moment toutefois l'homme semble incapable d'échapper à l'attraction de ses machines et il est entraîné dans leur mouvement. Tout au plus peut-il espérer revenir a une alternance entre la durée brève de la clepsydre et la durée longue du sablier.

Cette accélération des machines qui entraîne celle du commerce et de l'industrie a sur la nature et les cultures, qui ont un rythme plus lent, un effet qui pourrait être catastrophique, ce qui nous obligerait à conclure que le temps linéaire mène toujours à la mort, même quand on tente de l'orienter vers le mieux-être collectif.

D'où le projet, imaginé par Dany Hillis, l'homme qui a conçu l'ordinateur le plus rapide, d'une horloge qui fonctionnerait parfaitement pendant dix mille ans, dont le coucou sortirait tous les millénaires et qui rappellerait à l'homme agité les rythmes lents de la nature et des cultures. Mais ce rappel des rythmes de la nature est-il vraiment le but visé par Hillis. À son avis en effet, les Mind Machines constituent une nouvelle espèce : la machina sapiens qui devrait rivaliser quelque temps avec l'homo sapiens pour ensuite le dépasser. Hillis pressent le mépris qu'il inspirera à ses descendants robotiques. « Je veux, dit-il, faire une machine qui sera fière de moi. [...] Si je pouvais me fabriquer un nouveau corps qui durerait 10 000 ans, je le ferais immédiatement! »

Les simples hommes préféreront tourner leur regard vers Paul Valéry qui, dans des vers inoubliables, a relié l'espace-temps de Einstein aux astres de Platon.
Tout puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel...

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