Fatum astrologicum

Christophe Paillard
Nonobstant la fière indifférence du libre penseur, il y a longtemps que les mentalités sont hantées par la croyance au pouvoir des astres, des nombres... ou des écailles de tortue.
À la suite de Leibniz (1), on entend par fatum astrologicum (destin astrologique) toute doctrine qui fait dépendre la destinée de l'homme de la position et de l'interaction des astres, planètes et corps célestes. On peut distinguer l'astrologie et l'astromancie comme la théorie et la pratique: l'astrologie est la doctrine qui fonde l'astromancie sous ses diverses formes, que ce soit l'astrologie généthliaque, judiciaire, almanaquiste ou horoscopique (2). À proprement parler, cette conception relève du mythème de destin: elle affirme la prédestination de la temporalité par des êtres divins (Mars, Vénus, Jupiter...), dont la volonté peut être révélée, voire contrecarrée, par des moyens divinatoires.
Inventée par la civilisation babylonienne, l'astrologie a pénétré le monde méditerranéen dès l'époque hellénistique. À l'ère impériale et dans l'Antiquité tardive, elle s'était imposée comme l'élément central de la représentation païenne du monde, à tel point que le terme de «fatum» ne désignait plus, dans l'usage commun, que l'idée de l'influence des astres sur les destinées (3). Ayant arraché les dieux à l'Olympe pour les projeter dans le ciel étoilé, les «mathématiciens» ou «chaldéens», comme on les nommait à Rome, avaient supplanté les oracles et les devins de l'Antiquité classique, tombés en désuétude. On ne saurait assez faire valoir leur influence sur les mentalités de l'Antiquité impériale. Le plus bel exposé antique du fatum astrologicum est la Tétrabible de Ptolémée, bible de l'astrologie qui conçoit l'influence des corps célestes sur les choses terrestres comme une certitude scientifique aussi digne de foi que celle de l'astronomie. Le troisième chapitre du Ier livre de la Tétrabible fait valoir l'utilité pratique et psychologique de l'astromancie, censée apaiser l'angoisse de l'avenir et encourager l'agir. Ptolémée distingue deux types de fatalité, la «fatalité naturelle» (heimarménè physiké) et la «fatalité divine» (heimarménè théïa). La fatalité naturelle découle de l'interaction des causes physiques. Elle est conditionnelle et, par conséquent, remédiable. En ce cas, l'astrologue se borne à énoncer une prédiction hypothétique: «Tu tomberas malade si tu pars demain en voyage». La connaissance de l'occurrence future permet de s'en prémunir: l'astromancie prétend assister l'homme dans ses choix pratiques, entreprises et actions. La fatalité divine est en revanche absolue et inflexible: «tu mourras demain quoi que tu fasses». Quel intérêt y a-t-il à connaître l'inéluctable? Ptolémée répond que c'est un moyen de s'y préparer. L'âme supporte mieux les chocs attendus que ceux qui surviennent à l'improviste. L'astromancie revendique ici ses vertus psychologiques et spirituelles: elle enseigne les vertus de l'«apathie», de la joie et de la sérénité d'esprit (4). Qu'elle insuffle à l'homme confiance en son pouvoir d'agir ou qu'elle lui inspire une bienheureuse résignation, l'astrologie serait toujours efficace... Comme le fatum stoicum auquel il était souvent associé, le fatum astrologicum promettait à ses adeptes, en guise de liberté, une certaine tranquillité d'esprit face à la temporalité. Ici encore, la conception de la liberté est corrélative de la doctrine du fatum: le destin étant déterminé par les astres, c'est en s'élevant à la compréhension des influences sidérales qu'on s'affranchit de leurs aspects néfastes.
Le fatum astrologicum fut systématiquement éradiqué des consciences européennes par le christianisme des premiers siècles (5). Après l'an mil, il fut réintroduit en Occident par la médiation des astrologues arabes. Le développement du cartésianisme et du newtonianisme au XVIIe siècle eut pour conséquence de l'éclipser de nouveau: l'astrologie cessa d'être enseignée dans les Universités françaises en 1683 (6). Au XVIIIe siècle, les philosophes fatalistes (Boulainvilliers, d'Holbach et Naigeon) étaient cependant fascinés par cette doctrine antichrétienne au grand dam de Diderot qui jugeait que «Saturne fait à peu près sur nous l'effet d'un atome de poussière sur une horloge de clocher» (7). Ce n'est qu'après la Ière Guerre Mondiale qu'elle fit son retour en force dans la conscience occidentale, influençant notamment des penseurs tels que C.G. Jung (8).

Notes

(1) LEIBNIZ, Théodicée, 300. Le terme de Fatum Astrologicum est aujourd'hui plus intelligible que celui de Fatum Mathematicum qu'affectionnait JUSTE LIPSE (De Constantia, 1, 18). Les deux sont synonymes de «Fatum Chaldaïcum» (cf. par ex., l'abbé A. BANIER, Explication historique des fables, Paris, 1715).
(2) Si ces concepts sont souvent confondus dans la littérature, on doit les distinguer. Schématiquement, l'astrologie généthliaque établit des thèmes astraux: elle fait dépendre la destinée de l'individu de la position des astres au moment de sa naissance. Elle établit des prévisions à l'échelle de l'existence. L'astrologie judiciaire est ainsi nommée parce qu'elle vise à opérer des jugements relatifs à des choix pratiques. Elle opère des prévisions au jour le jour. L'astrologie almanaquiste (expression du XVIe siècle: voir le père Benedicti) établit des prévisions à l'année (les almanachs). L'astrologie horoscopique (expression du XVIe siècle: voir le père Benedicti) établit des horoscopes, c'est-à-dire des prévisions à la semaine.
(3) AUGUSTIN (La Cité de Dieu, V, 1, 1 et 9, 4 in Oeuvres, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, t. 33, p. 645 et 677) note que le mot de fatum, dans son «sens usuel», désigne l'influence des astres sur la destinée humaine, notion que lui-même condamne.
(4) PTOLÉMÉE, Tétrabible, I, 3. Cf. F. CUMONT, «Fatalisme astral et Religions antiques», Revue d'Histoire et de Littérature Religieuse, n.s. III, 1912, n. 2, p. 528, qui, outre Ptolémée, renvoie à Vettius Valens, V, 2.
(5) Lien vers la notice sur le fatum christianum.
(6) Denis Müller, Fascinante Astrologie, Genève, Labor et Fides, 1983.
(7) DIDEROT, Lettre à Mme de Maux (?) de fin septembre 1769.
(8) Lien vers l'article sur Jung.

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