Les vieux tracteurs

Serge Bouchard
Une allégorie sur la vieillesse où par une inversion dont cet anthropologue a le secret, la vieille machine, parce que son propriétaire l'aime, semble avoir une fin de règne plus humaine que celle des êtres humains qui s'éteignent loin de tout amour.
«Hélas! pourquoi faut-il que derrière la beauté des symboles il y ait seulement l'impuissance et la vanité des chimères.»
Jankélévitch

Je passe de longues heures assis sur mon tracteur à faire une beauté des champs. J'aime sa lenteur, le bruit de son moteur, j'aime sa forme ainsi que sa couleur. Il est du lot de l'ancien temps, il est âgé de quarante ans et sa mécanique est si simple que l'on se demande encore quels sont les génies qui l'ont conçu, les artisans qui l'ont monté, les vendeurs qui l'ont vendu, les cultivateurs qui l'ont acheté et pourquoi, bien sûr, «il ne s'en fait plus des comme ça». Les vieux tracteurs de ferme achèvent leur temps, mais ils ont la vie dure. Vous en apercevez encore souvent qui montent la garde près des anciennes granges qui menacent de s'écrouler, mais qui tardent tant à le faire, comme chacun sait. À l'ombre des vieilles planches, la vieille machine patiente. Curieusement, dans la plupart des cas, les moteurs tournent toujours et les vieux tracteurs ne demandent qu'à «virer». Ils veulent accumuler les heures.

Ces engins font partie de la génération mécanique où l'amour de la machine constituait un chapitre en soi dans le manuel d'opération. Un tracteur que l'on bat, que l'on néglige, que l'on oublie, que l'on ignore dans les recoins noirs des terres mal entretenues est un tracteur condamné. Cela a toujours existé, des tueurs de tracteurs, c'est-à-dire des cultivateurs sans coeur. Comme on crevait ses chevaux, comme on maltraitait les animaux.

La revanche est parente de la frustration, elle-même cousine de la méchanceté. Alors, «on se revenge sur les bêtes», comme s'il était normal de les battre à mort. Moteur battu, moteur crevé, machine gaspillée, et prématurément usée.

Dans les cas contraires, lorsque la machinerie est respectée, ces vieux tracteurs développent une loyauté étonnante, ainsi qu'une surprenante longévité. Le tracteur que je conduis étant celui que j'aime, il ne montre pas de signes inquiétants. Il a une gueule ancienne, pour sûr, un nez trop long, un nez trop rond.

Mais il ne me la fait jamais, la gueule, justement. Sa face désuète est fort aimable, sa forme attachante, il n'affiche pas encore la pathologie formelle de l'électronique, la «drababilité» générale de tout. (Avez-vous remarqué combien les ordinateurs sont immanquablement d'un ton qui tire sur le beige?) Disons simplement que son allure est compliquée, mais que son coeur est facile à comprendre.

Je passe des heures assis sur mon tracteur à faire une beauté des champs. Comme lui, je souhaite ne jamais en finir avec ce travail inutile qu'il faut toujours recommencer. Les moteurs qui tournent sont autant de sons minimalistes qui valent bien à mon oreille une musique trop étudiée. Mais qui pourrait comprendre un pareil retardataire, une semblable «sauvagerie»? Sinon cette vieille machine déclassée à qui d'ailleurs je parle et à laquelle je me confie.

Sur mon tracteur, je pleure, sur mon tracteur, je ris.

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