Nietzsche en Italie - I

Guy Pourtalès
I

UN VOYAGEUR SANS BAGAGE

Tout être qui voit faiblir en soi un amour dont il a longtemps vécu, appelle à son secours la mort. Mais elle vient rarement sur commande. Il faut donc vivre, hélas; survivre. Le blessé se relève, panse comme il peut sa plaie et fuit. «Voyagez» lui dit-on. Il part avec son ombre. Peut-être le rencontrerez-vous, des mois ou des années plus tard, guéri. Apparemment guéri. Mais au fond personne ne se remet jamais d'un amour flétri. Ce n'est pas le même être que vous avez revu. Pourtant, c'est lui, ses yeux, son sourire, sa main. Mais il est tout enveloppé de cette «solitude sonore» dont parle Saint-Jean de la Croix, où ses réalités muettes ont pris une voix différente.

Lorsqu'à l'automne de 1876 Nietzsche mit pour la première fois le pied sur la terre italienne, il fuyait son passé, il s'arrachait du cœur sa jeunesse. Cet homme de trente-deux ans, tout rempli de forces spirituelles intactes, venait d'accomplir le premier grand sacrifice de son bonheur. Il renonçait à l'amour profond, secret, qui depuis plus de six ans troublait sa vie d'une espèce de rêve intellectuel sans espérance, à Cosima Wagner. Il reniait son illustre époux, le Maître comme tous l'appelaient, l'homme de Bayreuth, dont il venait de voir l'apothéose sur un théâtre élevé à son orgueil et qui apparaissait maintenant à Nietzsche — depuis cette chute dans la gloire populaire — comme une sorte d'imposteur, un simple histrion de génie. Il nettoyait son âme d'une longue maladie dans laquelle il s'était complu des années durant, maladie qu'il avait prise pour une force, pour une source pure, et où il ne découvrait plus tout à coup que tufs grossiers et végétations putrides. Le jeune professeur de l'Université de Bâle partait en convalescence pour Gênes et Sorrente. Depuis quelque temps déjà sa vue était gravement atteinte. Il souffrait de migraines atroces. Ce maigre intellectuel, qui abrite son regard derrière d'épaisses lunettes et cache un sourire doux sous une énorme moustache, s'arrête d'abord aux bains de Bex, dans le canton de Vaud, puis, un soir du milieu d'octobre, il monte à Genève dans le train d'Italie.

On imagine ce qu'a pu être un tel voyage dans l'étroite petite boîte oblongue qu'étaient les wagons d'alors sur notre vieux P.-L.-M. Le jeune docteur est assis là sagement, timidement, entre deux dames allemandes comme lui, qui s'en vont aussi à Gênes. La conversation s'engage et va durer toute la nuit avec la plus jeune, mademoiselle Isabelle von der Pahlen, qui en restera pour toujours «éblouie». Il est vrai que Nietzsche est un causeur comme l'Allemagne n'en a pas vu beaucoup. Il est gai. Il connaît tout. Il parle d'abondance, et mieux que personne sait se taire et peupler le silence d'idées. Dans sa poche il emporte un La Rochefoucauld. Où l'ouvrait-il? J'ouvre le mien et je tombe sur cette maxime: «Chacun dit du bien de son cœur et personne n'en ose dire de son esprit.» En effet, et pourquoi? Parce que notre cœur nous a été donné, que nous n'en sommes pour ainsi dire pas responsables. Il s'agit donc d'en être content. Tandis que notre esprit, nous l'avons formé: quelque pudeur s'impose. S'il est piquant d'avoir plusieurs âmes, comme dit Barrès, il est impossible d'avoir plusieurs cœurs. Multiples par l'âme, nous sommes un par le cœur. L'âme s'affine et se divise, mais le cœur reste toujours entier et sauvage. L'âme fait la personnalité, mais le cœur fait l'homme.

Nietzsche pense qu'il a beaucoup de cœur et peu d'esprit. Plus tard il dira autrement. Mais pour le moment il songe moins à son œuvre qu'à la vie. Vivre, que cela peut-il signifier pour ce pédagogue menacé de cécité, pauvre, inconnu, précocement affaibli, et qui sent cependant qu'il porte en lui l'évangile intellectuel de demain? Vivre ne peut signifier que méditer, travailler, écrire. Écrire, c'est-à-dire s'expliquer, s'épancher, charger l'autre plateau de la balance — celui du rêve — de tout ce que le destin n'a pas mis dans le plateau de la réalité et forcer ainsi le fléau à reprendre l'équilibre. En un mot: compenser l'insuffisance du sort. Il sourit silencieusement de son regard myope, car la compensation sera tragique: les manuscrits qu'il a serrés dans sa valise sont une dynamite capable de faire sauter la terre.

On arrive à Gênes par un soleil splendide et Nietzsche se met tout de suite au lit, la tête brisée, les yeux pleins de nuit. Dans la chambre d'hôtel aux volets tirés contre le soleil, il se recueille vingt-quatre heures. Voici que son évasion est déjà compromise par les murs d'une nouvelle prison: la maladie. Ses maux de tête et ses douleurs d'yeux l'ont tellement torturé ces derniers mois qu'il s'est résolu à solliciter des autorités bâloises une pleine année de congé. Mieux vaudrait ne plus vivre du tout que continuer ce martyre. Un repos absolu, un doux climat, des promenades, des chambres sombres, voilà ce qu'il vient demander à l'Italie. Les lui refuserait-elle aussi?

Il réfléchit. Qu'a-t-il accompli jusqu'ici? Une dure carrière d'étudiant puis de professeur de philologie, interrompue par la guerre, quelques années d'enseignement au cours desquelles il a reconnu que la linguistique est le fondement de toute philosophie et, comme l'a dit Proudhon, l'histoire naturelle de la pensée humaine. Il a rencontré Wagner et ses symboles simples transposés en musiques compliquées. Et il a vécu longtemps, lui, philosophe grec qui se voudrait latin, en société avec les prétentieux fantômes de la forêt germanique. Il a publié sa Naissance de la tragédie, livre majeur. Nietzsche sourit: beau livre qui l'a promu au premier rang de sa génération. Livre dangereux, irritant (il sourit davantage), et qui contient en herbe les bons poisons guérisseurs destinés à l'humanité chrétienne et romantique. Il a publié ensuite quelques-unes de ses Considérations inactuelles, puis son Richard Wagner à Bayreuth, dont l'encre est à peine sèche.

Tout cela — son premier livre excepté — est encore ignoré du public. Qu'importe. À peine si Wagner lui-même soupçonne que ce jeune apprenti a malaxé les quinines faites pour abattre la fièvre qu'il inocule aux hommes. Nietzsche était encore à Bayreuth il y a peu de semaines, mais pour se délivrer. Il est guéri à présent de la piqûre du vieux serpent. Il en guérira des milliers d'autres. Le Midi, la latinité, voilà l'ordonnance qu'il s'est lui-même prescrite. N'a-t-il pas osé écrire, il y a quelques jours à peine, au maître triomphant, parti lui aussi pour Naples: «Puisse l'Italie demeurer pour vous la terre des commencements!» Commencer quoi? et à soixante-trois ans? Non, c'est Nietzsche qui va commencer. L'Allemagne a été pour lui une longue école livresque. Il s'agit de désapprendre pour rapprendre, de s'affranchir, se rendre libre.

L'homme n'est plus avant tout un animal savant ou un animal religieux, comme on l'a cru pendant des siècles, mais simplement un animal vivant. Ce qui remplace dans sa pauvre tête sa vieille peur de la mort, c'est sa peur moderne de ne pas vivre assez. Notre temps est celui de ce passage d'un état moral périmé dans un état moral nouveau. De là notre inquiétude, notre apparent désordre. La tâche des artistes sera de fournir aux hommes des thèmes d'entraînement aussi forts que ceux du passé. C'est pour cela qu'il n'est pas inutile de revoir, à la lumière d'une psychologie aimante, compréhensive, peut-être même enthousiaste, les figures énigmatiques ou les âmes violentes de ceux qui nous ont précédés. Soyons, comme les poètes, des «voyants silencieux».

Soyons même des malades, s'il le faut. Car il y a une morale des bien-portants et une morale des malades. Les malades, dira Nietzsche un jour, n'ont pas le droit d'être pessimistes. Or, ce sont souvent les bien-portants qui pensent le plus à la mort et la redoutent. Et c'est logique. Nietzsche, qui a été pendant ses quinze grandes années créatrices un moribond, cherchait le sens de la vie. La grâce donnée à L'artiste, c'est le pouvoir de rendre objective sa souffrance, de s'en débarrasser en la coulant dans une forme. Le malade Nietzsche l'a fait en cherchant le sens de la vie, et Tolstoï le bien-portant, en cherchant le sens de la mort.

Un soir, Nietzsche reparaît dans le salon de l'hôtel et il s'offre à conduire les dames dans les rues de cette ville de Gênes qu'il n'a jamais vue. Mais il a été à l'école de l'historien et critique Jacob Burckhardt. Il sait expliquer l'architecture de ces grands palais de commerçants heureux et s'émerveille de la pensée qui les a voulus si spacieux, si solides et si beaux. N'était-ce pas, pour cette aristocratie conquérante, une expression superbe de son goût pour la vie'? Ces maisons proclament qu'elle eut le sens de l'immortel. Construire, c'est affirmer qu'on vit fortement. Les Génois ont vécu et voulu se survivre. Construire, c'est une conquête de l'esprit sur la matière et peut-être y voit-on le mieux à quel point, selon le mot de Nietzsche, la matière n'existe pas.

Il est charmé par les boutiques étincelantes des bijouteries de la via degli Orefici, enchanté de la foule, heureux de toucher à ces vérités humbles et marchandes. Il achète une broche pour sa sœur. Puis il prend congé des deux baronnes avec cette politesse raffinée qui donne de lui une idée si tendre, et quelques jours après, par voie de mer, il débarque à Sorrente.

II

PORT ROYAL DE SORRENTE

À Sorrente, Nietzsche est l'hôte d'une vieille demoiselle allemande, dévote de Wagner, internationaliste, socialiste, idéaliste, une de ces bonnes personnes intelligentes et naïves comme on en voyait au temps des corsets et des premiers romans de Pierre Loti dans les villes qu'elles appelaient les «villes d'art et de poésie». Malwida de Meysenbug avait le sens du confort et le génie de l'amitié. Elle venait de louer la villa Rubinacci pour y passer l'hiver, y recevoir quelques amis et vivre dans le voisinage des Wagner, tout nouvellement installés à l'hôtel Victoria, à cinq minutes de chez elle.

Cette villa Rubinacci est une maison simple et claire, dallée et flanquée de deux terrasses dont l'une donne sur le golfe, l'île d'Ischia, Naples et le Vésuve; l'autre, sur des murs en pierre sèche, des bois de citronniers, la proche montagne. Malwida de Meysenbug en habite l'étage, ces messieurs le rez-de-chaussée. Les premiers solitaires de ce petit Port Royal allemand organisé par une vieille fille dans la banlieue de Naples, sont au nombre de trois: Frédéric Nietzsche, le jeune étudiant Albert Brenner, et Paul Rée, docteur ès lettres juif, philosophe subtil, depuis quelque temps déjà ami et admirateur de Nietzsche dont il déchiffrait et recopiait les manuscrits avec compétence.

On vit dans une atmosphère recueillie et savante, chacun chez soi, les fenêtres ouvertes sur les pins parasols, la mer. Le matin est consacré au travail et à la méditation. Nietzsche s'éveille dès six heures et se met tout de suite à l'œuvre. À midi le repas est pris en commun. L'après-midi on se baigne quelquefois, on se promène ensemble ou séparément, selon l'humeur de chacun (souvent pendant trois heures). Le soir, après dîner, lectures à haute voix, en général confiées à Rée.

Ce premier contact avec le Sud est pour Nietzsche une joie profonde, un immense espoir. Il n'avait pas assez de forces pour le Nord, ces pays où les âmes sont artificielles et lentes, avides de règles, tout enchaînées de prudentes. Mais sans doute aura-t-il assez d'esprit pour le Sud. Il lui paraît maintenant seulement respirer à fond et à l'aise, retrouver cette gaîté intellectuelle qui est le meilleur état de création. Et malgré ses infirmités physiques, les migraines, les vomissements, qui le retiennent à la chambre parfois des journées entières, il travaille, conscient de sa force. Et d'autant plus conscient sans doute qu'à cent pas de chez lui «l'Autre» travaille aussi, le Maître, l'ennemi. Oui, ce vieux Wagner qu'il aime et qu'il hait, ce vieux monstre de l'autre race des hommes, la race des triomphants et des flibustiers. Attirés invinciblement l'un par l'autre, les deux adversaires-amis se guettent. Ils vont flâner parfois ensemble, pleins de réciproque fierté, d'orgueil, concentrés, combatifs, et chargés d'électricités contraires.

Wagner a flairé tout ce que son fervent disciple d'autrefois lui reproche désormais, l'affadissement de sa pensée, la mauvaise qualité de ses succès, la sensualité de son art déchu. Et le jeune janséniste, d'un regard froid l'interroge, d'un mot sec et profond désarçonne l'ancien athée de Tribschen devenu depuis peu un chevalier du Christ. Que vaut ta foi, vieillard? Où sont tes armes spirituelles, transfuge?

Un soir, peu avant le départ du compositeur pour l'Allemagne, Nietzsche et Wagner font côte à côte une dernière promenade. Après tant d'autres depuis sept ou huit ans, la dernière, l'ultime, celle dont on ne revient plus. Assurément n'en doutent-ils pas tous deux puisqu'en cette belle journée d'arrière automne ils s'en vont d'abord sans parler, chargés de souvenirs, comme ces amants parvenus à l'extrême pointe de leur passion et qui savent sans se le dire qu'il leur est impossible d'aller plus loin. Ils longent le golfe, pour monter ensuite à travers la pinède jusqu'en quelque lieu dominant. Et là, regardant au loin la mer, Wagner dit enfin à mi-voix: «Paysage propice aux adieux.» Puis, comme si l'heure inévitable de cette confession était venue, il parle de Parsifal. Et non pas comme d'une œuvre d'art, mais comme d'une expérience religieuse authentique. Il ne s'agit plus de musique, mais de repentir, de pénitence; non plus d'un art de vivre, mais de la grâce d'une bonne mort et d'une absolution obtenue par l'œuvre suprême en expiation de ses péchés.

Le soleil descend et disparaît à l'horizon tandis que s'explique longuement le petit homme célèbre devant le mince inconnu porteur du gênant regard de l'intelligence. Cachant quoi sous le flot subit des paroles? Sa peur du jugement dernier? Sa réconciliation avec l'Église, avec les puissances pieuses qui gouvernent l'Allemagne nouvelle? Et pourquoi donc, pense Nietzsche, sinon parce que sa volte-face peut amener les pouvoirs publics à soutenir enfin l'édifice musical et poétique qu'il se décide en dernière heure à surmonter de la Croix? Nietzsche ne peut pas répondre. Et l'autre:

- Allons, mon ami, vous ne me dites rien?

Rien, en effet. Se taire. Écrire ensuite dans son carnet:

«Je ne suis pas en état de reconnaître une grandeur qui n'est pas sincère envers elle-même. Se jouer à soi-même la comédie me soulève de dégoût...» Mais Wagner en cette minute est-il comédien? Non, sans doute. Il est la proie d'un sentiment que connaissent bien certaines natures: il est brusquement submergé par le sens du péché. Le mal lui remonte à la bouche avec un goût amer. Et Parsifal, cet acte de foi, va l'en délivrer.

Nietzsche, immobile et palpitant, sourit avec hauteur cette fois au cadavre de son amitié la plus passionnée. Aucun remords ne le pique au cœur. À peine un regret de tout ce qu'il perd volontairement. Mais il faut vivre pour les vérités nouvelles, combattre l'affreux culte de la souffrance, la volupté du néant, les fausses valeurs auxquelles Wagner a consacré son talent et sa force.

Le trouvera-t-on trop dur, ce cristal que nulle faute contre l'esprit ni contre l'amour n'a jamais terni?

Wagner et Nietzsche ne devaient plus se revoir. Peut-être Nietzsche n'a-t-il jamais mieux aimé Wagner qu'à l'instant de leur séparation. Il a écrit plus tard: «Au moment du dernier adieu, lorsqu'on se quitte parce que le sentiment et le jugement ne vont plus de pair, c'est alors qu'on s'approche du plus près. On frappe contre le mur que la nature a dressé entre nous et l'être qu'on abandonne.

Les quatre solitaires de la villa Rubinacci poursuivent leurs travaux, leurs lectures, leurs excursions. Ils prennent successivement Chamfort, Diderot, Stendhal, Michelet, Thucydide, et le Nouveau Testament. L'évangile de Saint Mathieu les touche beaucoup. «Le Nouveau Testament a sans doute bien rarement donné tant de joie à des athées», écrit le jeune Brenner à ses parents. Mais il s'agit de plaisirs esthétiques. Malwida va chercher une photographie de la Cène du Vinci, et Nietzsche dit en parlant de Jésus qu'il fut «la plus haute des âmes humaines». S'il repousse sa doctrine et se méfie d'une morale où la faiblesse est exaltée, il est invinciblement attiré par l'homme. Ce visage insinuant et grave le poursuit. Il y retrouve son enfance pieuse, son père, ses ancêtres, toutes ces générations candides et paisibles dont il va pourtant se détacher pour l'honneur des vérités spirituelles.

Un ancien projet de Nietzsche, celui de fonder un petit couvent laïque pour intellectuels en mal de solitude est mis souvent sur le tapis. Mademoiselle de Meysenbug vient de publier ses Souvenirs d'une Idéaliste et ces messieurs sont décidément conquis par cette socialiste de Quarante-Huit, fille de ministre, qui connut les amis de Gœthe et de Humboldt et resta toujours, selon le mot de Daniel Halévy, «fidèle au vrai génie des femmes». Sans être une intelligence supérieure, c'était une personne fine et courageuse, de tous points aimable. On l'aimait. On s'amusait à la choquer. On bouleversait beaucoup de ses idées. Et pourtant Nietzsche, par tact, s'abstenait de lui lire ses paperasses. Chez certains hommes d'une espèce exquise, l'intelligence peut rougir. Et justement parce qu'elle est élevée. Ils ont honte d'être si forts.

Ce fut seulement après le départ de Rée et de Brenner, alors qu'on marchait déjà dans le doux printemps nuptial, que Nietzsche remit à sa vieille hôtesse quelques liasses du manuscrit auquel il travaillait et qui portait ce titre bizarre: Humain, trop humain, un livre pour les libres esprits. «De quelle douceur, écrivait-elle, de quelle bienveillance Nietzsche était alors animé! Comme sa nature aimable et bonne équilibrait bien son intelligence destructrice.»

Destructrice, disait-elle, formulant d'emblée l'objection que tant d'autres allaient faire contre l'œuvre d'un des plus grands architectes de libre bonheur que l'humanité ait produits. C'est qu'elle avait lu aussi quelques-unes de ces règles de vie dont Nietzsche aimait à parsemer ses cahiers:
    Tu ne dois ni aimer ni haïr le peuple.
    Tu dois ne point t'occuper de politique.
    Tu ne dois être ni riche ni indigent.
    Tu dois éviter le chemin de ceux qui sont illustres et puissants.
    Tu dois prendre femme en dehors de ton peuple.
    Tu dois laisser à tes amis le soin d'élever tes enfants.
    Tu dois n'accepter aucune des cérémonies de l'église.

— Ne publiez pas cela. Attendez. Réfléchissez... — s'écrie la vieille demoiselle.

Mais Nietzsche sourit, car déjà, comme tous ceux qui écrivent, il voit marcher son livre sur les chemins du monde, se chercher des lecteurs, enflammer des existences, donner de l'effroi ou du plaisir. Il le voit agir, provoquer des pensées et des actes, se nouer à la vie d'autres êtres, participer à tout ce qui se fera grâce à lui et devenir ainsi mouvement. Or, de toutes les pensées notées sous le grand pin-parasol de la villa Rubinacci, celle-ci lui est particulièrement chère: l'immortalité véritable, c'est le mouvement. «Ce qui a été une fois mis en mouvement est pris dans la chaîne totale de tout l'être, comme un insecte est pris dans l'ambre, enfermé et devenu éternel.»

Le livre fut «dédié à la mémoire de Voltaire, en commémoration de l'anniversaire de sa mort». Commémoration aussi de la première grande crise nietzschéenne de libération intellectuelle. «Chaque phrase, a-t-il dit plus tard, y exprime une victoire». Victoires sur le romantisme, sur les attitudes pathétiques, sur l' «idéalisme», cette bête noire de Nietzsche. Chaque erreur y est tranquillement examinée, posée sur la glace, et non pas tant répudiée que congelée. Lorsque l'ouvrage fut imprimé, l'auteur en envoya un exemplaire à Bayreuth. Il croisa en route le livret de Parsifal, qui portait cette dédicace: «À mon cher ami Frédéric Nietzsche, avec ses vœux et souhaits les plus cordiaux. Richard Wagner, conseiller ecclésiastique.» Nietzsche sursauta. Quelle provocation! C'était le cliquetis des épées de Hunding et de Siegmund dans les nuées du Walhall. C'était le duel avec Wotan et le lointain présage de la mort des faux dieux.
III

MUSIQUES VÉNITIENNES

Nietzsche ne revit l'Italie que trois ans plus tard, au mois de mars 1880. Et c'est de nouveau un autre Voyageur qui voyage, accompagné par d'autres ombres, un plus grand malade, un esprit plus décanté, plus pur, plus dur. Ces trois années ont blanchi ses tempes (à trente-six ans), voûté son corps, détaché un peu plus sa fortune des ambitions terrestres. (J'aime employer ce mot de «fortune» pour qui n'a vraiment rien). Il a renoncé à l'enseignement pour de bon. Pensionné petitement par l'Université de Bâle, il est libre et abandonné; il a traversé d'infinies douleurs physiques, il a beaucoup médité, travaillé, et il peut écrire à mademoiselle de Meysenbug: «J'ai tant souffert, j'ai renoncé à tant de choses, qu'il n'est point d'ascète, en quelque temps que ce soit, à la vie duquel je n'aie le droit de comparer ma vie en cette dernière année. J'ai beaucoup acquis cependant. Mon âme a gagné en pureté, en douceur, et je n'ai plus besoin pour cela de la religion ni de l'art. (Vous le remarquerez, j'en ai quelque orgueil; c'est dans un état d'entier abandon que j'ai pu découvrir enfin mes sources intimes de consolation).»

Il est entendu que Venise est la cité des amours. Elle avait été pour Wagner celle de la naissance de Tristan, fruit douloureux de sa rupture avec Mathilde Wesendonk. Elle fut pour Nietzsche le lieu béni de sa convalescence. Non du tout une «ville d'art», une «ville de beauté», et, comme pour tant d'autres, un bel exercice de littérature peinturluré de couchers de soleil, une rutilante symphonie d'eaux mortes où se reflètent des galanteries casanoviennes. Pour le Nietzsche échappé à son bagne pédagogique, Venise n'est que l'exquise cité du silence et de la libre méditation. «La ville aux cent profondes solitudes» (Aurore). Pour lui, pas d'églises, pas de Tiepolo, de Tintoret, de doges, de pont des soupirs, ni petits érotismes stendhaliens, ni tire-laine, ni carnaval en costume du XVIIIe. Cet artiste ne frémit qu'aux jouissances de la pensée coulées dans la musique des mots. (Et notez qu'il n'est nullement hostile au plaisir ni aux filles). Il n'entre jamais dans un musée, ces conservatoires de rêves défunts et d'ambitions épuisées. Il ne goûte que la vie. Il se dévoue au bonheur des hommes qu'il coudoie sans les voir et leur veut apporter la justification spirituelle de leurs élans. Il veut les rendre plus libres, plus conscients, plus joyeux. Les faire plus hommes et moins esclaves. Les délivrer de leurs idoles pour les rendre à eux-mêmes. Les débarrasser de la fausse morale et des préjugés sociaux. «Nous autres immoralistes», dit-il avec une âpre fierté. Comme on lui a reproché ce mot, à ce chaste, à cet abstinent, trop pauvre pour se payer de l'alcool ou des femmes.

Aux Fondamenta Nuove, Nietzsche s'installe dans le vieux palais Berlendis, de style baroque, où il habite une grande salle dallée de marbre. C'est une promenade de vingt minutes depuis Saint-Marc, par des ruelles silencieuses, sans poussière, sans soleil. L'ombre de Venise, bienfait exquis pour ses yeux et sa tête. Délices si continus, que le livre auquel il travaille (Aurore) a longtemps porté ce titre: Ombra di Venezia. Sa vie est méticuleusement réglée. Au travail dès sept ou huit heures, une promenade, un repas frugal. À deux heures un quart vient l'ami cher entre ses rares amis, celui qui l'appela à Venise et lui fut fidèle toute sa vie: Peter Gast. De son vrai nom il se nommait Kœselitz, fils d'un propriétaire rural prussien, mais musicien, bohème, parti jeune de chez lui pour Bâle où il fut l'élève de Nietzsche, puis voué à la composition où il ne s'acquit aucune notoriété. Longtemps, Nietzsche fut son seul admirateur. Tous ceux qui aiment Nietzsche et le connaissent, connaissent ce Peter Gast. C'est le Pylade de cet Oreste, et qui le vousoie et le respecte, comme faisait l'autre. «Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes?» Et combien à ses travaux n'a-t-il pas donné de temps, ce Gast, écrivant sous la dictée de son ami, mettant ses notes au clair, recopiant ses manuscrits, soigneux de cette santé fragile, plein de tact et de discrétion, attentif à ne jamais froisser le caractère ombrageux de Nietzsche, à ne jamais peser sur cette intelligence névralgique. «Si ma vie doit avoir un sens, écrivait-il un jour, ce sera par l'intérêt actif que j'ai pris à celle de Nietzsche.» Et en effet, elle n'a de sens que par là.

Donc, à deux heures un quart, arrivée de Peter Gast. Dictée d'une heure et quart, entretien, lectures. Et derechef travail jusque vers sept heures et demie où Gast revient et où l'on dîne ensemble, souvent d'un œuf à la coque et d'un verre d'eau. Et souvent, ensuite, ils vont chez Gast, se mettent au piano à tour de rôle, Nietzsche improvisant, jouant ses propres compositions à sa manière un peu sèche et savante; Gast reprenant sans fatigue toute la musique du seul poète qui les débarrasse tous deux de Wagner pour les ramener par le métier des vieux maîtres à la plus pure des traditions musicales: Chopin.

À Sorrente, Nietzsche avait beaucoup écouté Beethoven et il allait souvent, le matin, vers un bois de cyprès et de rosiers sauvages qui le remplissait des harmonies de l'allegretto de la Symphonie en la majeur. À Venise, il n'aima plus que Chopin. Car certes il y a parenté d'âme entre Chopin et Nietzsche. Dans ces deux malades, dans ces deux chastes passionnés, dans ces deux solitaires partout en exil, vibre à l'unisson le bonheur dramatique de vivre. J'ajoute: le plaisir de créer dans le doute. Peut-être faut-il dire la jouissance de souffrir d'une manière noble, d'en être conscient, et de préférer quelques cris brefs à tout le sérieux simpliste de la gloire bien exploitée.

Gast voulait faire un livre sur Chopin. Liszt en avait écrit un, et, il faut en convenir, mauvais. (Il est d'ailleurs en bonne partie de la plume grandiloquente de la vieille princesse Wittgenstein). Gast eut le sentiment qu'il y avait autre chose à dire, et il prit deux cents pages de notes. Sans aucun doute, Nietzsche l'assista-t-il dans ces esquisses, et il faut déplorer qu'elles soient restées inédites, car, que Nietzsche ne devait-il pas dire d'infiniment subtil sur un génie si proche du sien par le sens du tragique, le goût de l'aphorisme et du ramassé? Mais souvent les plus belles idées, lorsqu'elles touchent certains êtres «sublimes», comme on disait jadis, se perdent dans l'irréel.

«C'est à Venise, dit Gœthe dans son Voyage d'Italie, que le sens du chant me fut d'abord révélé.» Si particulièrement impressionnable par l'oreille, on peut admettre que Venise fut pour Nietzsche aussi d'une révélation musicale toute singulière. Ville aux cent profondes solitudes; ville aux cent musiques de l'âme. Que Tristan, ce poème de l'oubli du monde, soit né à Venise, comme la «forgetfulness» du Manfred de Byron, c'est ce que Nietzsche peut mieux que personne comprendre. Il y a comme une odeur d'oubli, de mort, de décompositions, dans cette ville artificielle dont les fondements pourrissent sous le clapotis de ses eaux lourdes. Le cœur est ici comme dilué, et ce que les amants en peuvent tirer n'est que silencieux avertissement de flétrissure, soupir des siècles, un continuel rappel de la solitude humaine.

Tristan occupe dans l'œuvre de Wagner un rang exceptionnel et, par certains côtés, se place presque en dehors de son inspiration habituelle. L'influence vénitienne a chargé ces pages désespérées d'un accent intime qui ne se retrouve à aucun degré semblable dans ses drames légendaires. C'est ce qu'il a appelé plus tard «mettre l'admirable Venise en musique».

Dans Aurore, Nietzsche a lui aussi mis sa Venise en musique, sa Venise intérieure. Parmi les notes qu'il prend alors au cours de ses promenades ou de ses stations dans les cafés, s'entend partout comme un chant nouveau. Ce qu'il n'avait pas encore bien fixé dans sa prose s'y déploie maintenant en accords profonds qui soutiennent la pensée et la prolongent en des régions où la syntaxe classique n'a plus d'accès. «Que la musique n'ait pas besoin de mots, dit-il, est son plus grand avantage sur l'art poétique, lequel en appelle aux concepts, et par conséquent se heurte à la philosophie et à la science; mais l'on ne s'aperçoit de rien quand la musique nous entraîne loin d'elles, nous conduit, nous séduit.» Mettons que ce soit la musique qui fait que parfois, dans ses écrits, Nietzsche semble perdre pied. Mais si alors il nous devient inintelligible, c'est justement que sa mélodie nous ouvre d'autres portes par où le regard s'élance vers des horizons inconnus. Lisons dans Ecce Homo: «Encore un mot pour les oreilles les plus choisies sur ce que j'exige en somme de la musique. Qu'elle soit gaie et profonde comme une après-midi d'octobre. Qu'elle soit particulière, exubérante, tendre, que sa rouerie et sa grâce en fassent une douce petite femme... Je n'admettrai jamais qu'un Allemand puisse savoir ce que c'est que la musique. Ce que l'on appelle des musiciens allemands, et d'abord les plus grands, ce sont des étrangers, des Slaves, des Croates, des Italiens, des Hollandais — ou encore des Juifs; dans d'autres cas des Allemands de la forte race, de la race éteinte aujourd'hui, comme Henri Schütz, Bach et Haendel. Moi-même je me sens encore assez Polonais pour faire bon marché de toute la musique en faveur de Chopin. J'excepte la Siegfried-Idylle de Wagner pour trois raisons (dont l'une, sans aucun doute, s'appelle Cosimo), peut-être aussi certaines choses de Lizst, qui surpasse tous les musiciens par les accents nobles de son orchestration et, en fin de compte, tout ce qui a crû de l'autre côté des Alpes. De ce côté-ci... je ne saurais me passer de Rossini et moins encore de mon midi dans la musique, la musique de mon maestro vénitien Peter Gast. Et lorsque je dis ce côté-ci des Alpes, je dis au fond seulement Venise... Je ne sais pas faire de différence entre les larmes et la musique.»

En vérité, il y a du charme à rêvoter sur ces impalpables. Rêveries de salle de concert, où une belle tête de femme, un buste penché dans quelque attitude émouvante, nous font songer avec volupté qu'«il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui». Proverbe hindou. Nietzsche l'aimait. Il le dressa en épigraphe sur le livre ébauché, qui commençait sa campagne contre les superstitions morales. Et plus tard il ajouta encore dans une note autobiographique ce commentaire: «La complète clarté, la disposition sereine, je dirai même l'exubérance de l'esprit que reflète cet ouvrage, s'accorde chez moi non seulement avec la plus profonde faiblesse physiologique, mais encore avec un excès de souffrance...»

Telle fut la Venise sans mandolines de Nietzsche. Certes, il n'eut pas une jeunesse étincelante, ce philosophe en mal de devenir un Christ laïque, lorsqu'il allait sur son chemin de croix spirituel. Pour tout amour, l'humanité future. Pour tout disciple, un musicastre indigent. Nous sommes loin de ces anciens Vénitiens d'importance: le Byron jouisseur et vraiment trop comblé, le snob Chateaubriand, le pathétique Mickiewicz, le joli Musset avec sa barbe de coiffeur. Et même de leur ami Barrès — mèche noire sur front d'ivoire jauni — qui exaltait toute une génération de jeunes «hommes libres» pendant que nous usions nos premiers fonds de culotte sur les bancs de l'école enfantine. Tout ce pittoresque littéraire a bien perdu de sa couleur durant que nous grandissions. Aujourd'hui, ces ombres si fortement éloquentes ont pâli; ces ambitions forcenées nous font un peu sourire et le modeste Nietzsche, si peu faiseur d'embarras, nous émeut davantage dans sa discrète tenue, son ironique clairvoyance. Sa Venise à lui n'a rien d'un socle où l'on grimpe pour se chercher une attitude. Rien d'une hôtellerie où l'on prend quelques jours de plaisir. Elle ne lui fut qu'une mélodie de l'âme, le prélude à ses œuvres les plus authentiques. Il a dit plus tard dans son Ecce Homo: «Quand je cherche un mot pour remplacer celui de musique, je ne trouve jamais que le mot Venise.»

On se souvient que Wagner, travaillant une nuit d'insomnie à Tristan, alla s'accouder au balcon du palais Giustiniani: «Et comme je contemplais la vieille ville romanesque des lagunes qui gisait devant moi, enveloppée d'ombre, soudain du silence profond un chant s'éleva. C'était l'appel puissant et rude d'un gondolier veillant sur sa barque, auquel les échos du canal répondirent jusque dans le plus grand éloignement; et j'y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers bien connus ont été adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple...»

Les Muses firent à Nietzsche, un quart de siècle plus tard, le même présent. Elles voulurent que la balance restât égale entre le poète des sens et le poète de l'esprit. Et Nietzsche, sans savoir que le «sorcier» avait surpris l'antique secret de la ville, écrivit à Peter Gast: «La dernière nuit m'apporta encore, tandis que j'étais arrêté sur le pont du Rialto, une musique qui me toucha aux larmes, un vieil adagio si incroyablement ancien, qu'il semblait n'y avoir jamais eu d'adagio avant celui-là.»

Voilà où se révèlent les vrais artistes: ils entendent et voient, par delà l'énorme «temps perdu» de l'humanité, ce que d'autres n'entendent ni ne voient plus, mais qui chante en eux à leur insu un air vague et sans paroles. L'adagio que surprit Nietzsche dans la nuit vénitienne est le même qui inspirait Racine. Le même qui fait monter les amants dans le train d'Italie. Et si jamais il nous perce le cœur un jour, nous nous étonnons, comme le philosophe, qu'il ait pu y en avoir un autre avant celui-là.
IV

IL PICCOLO SANTO GENOVESE

Dans l'ouvrage capital qu'il a consacré à Nietzsche, M. Charles Andler observe que le philosophe «a toujours fait un choix admirable de ses logis». C'est qu'en effet pour beaucoup d'êtres le décor dans lequel ils vivent est la clef d'accès à leur paysage intérieur. Et ce n'est pas là question de sensibilité et «d'artisterie», mais besoin majeur de l'intelligence, confort spirituel, nécessité absolue d'échange et d'union entre soi et le monde. Pour les uns, le cadre intime, le salon, la chambre où ils travaillent importeront avant tout. Pour d'autres, ce sera une affaire de ciel, de climat, l'ambiance d'une cité ou les douceurs de la campagne. Nietzsche avait un grand goût pour la pierre, qu'elle fût à l'état brut de rocher, ou taillée et alignée dans de solides architectures. Gênes lui avait plu par ce côté de grand seigneur bourgeois solidement accroché aux noblesses de la matière. Gênes plaît à ceux qui ont le goût des choses. Chopin l'a aimée, ce professionnel du concret spiritualisé. Paul Valéry y a vécu et il note à son sujet: «Quelle ville singulière et complète! Elle n'a pas trouvé un Canaletto, ni un Guardi; Corot y a peint deux petites toiles. Personne n'a exploité cette mine inépuisable d'eaux-fortes.»

Et sans doute la sympathie de ces trois méditatifs pour Gênes tient-elle aux clartés de son architecture, au construit de ses étages. «Ville toute visible et présente à elle-même; continuellement familière avec sa mer, sa roche, son ardoise, sa brique, son marbre; en travail perpétuel contre sa montagne.» (Paul Valéry: Rhumbs).

Nietzsche y revint à l'automne de 1880 et se choisit une mansarde en haut d'une petite rue herbeuse, la Salite delle Battistine. L'air salin, les promenades quotidiennes sur les boulevards militaires ou les chemins de ronde de l'enceinte bastionnée, le vieux port saturé d'odeurs poissonneuses, tels sont ses apéritifs. Il se dit le Christophe Colomb d'une nouvelle Amérique, Amérique intérieure, terre inconnue. Il marche cinq ou six heures par jour, se repose sur un mur, s'étend dans un pré ou au bord de la plage, méditant, prenant des notes et foisonnant tout à coup des plus belles proses. Foisonnant de rythmes, d'idées; à la fois hérissé et dionysiaque, emporté et extatique. Il lui arrive même de danser tout seul sur l'herbette à la musique de ses pensées. Rentrant ensuite dans sa chambre d'ouvrier, exténué mais content d'avoir tiré les armes contre Platon et contre Dieu. Et les gens du quartier, qui le voyaient toujours seul, un livre dans les mains et sa serviette en bandoulière, si sage, si doux, si courtois envers leurs minces personnes, le surnommèrent «il santo; il piccolo santo». Un bon petit saint tudesque, fort pauvre, qui attirerait sans doute les bénédictions divines sur les boutiques de la ville haute. Parfois ils lui faisaient présent d'un cierge pour son éclairage ou ses dévotions. Nietzsche acceptait d'un cœur humble ces marques de respect affectueux. «Pas d'alcool, pas de princes, pas de célébrités, pas de femmes, pas de journaux, pas d'honneurs», note-t-il dans ses cahiers. «Seul l'entretien des plus hauts esprits et, de fois à autre, celui du bas peuple, parce qu'il est aussi nécessaire que la vue d'une végétation puissante et saine...»

Est-ce que nous autres Français nous pourrions, au milieu de la trentaine — et même plus tard, étant libres et en Italie, vivre une telle vie d'ascète, de bénédictin, et demeurer artistes, poètes, respirer la fleur et le fruit des choses sans y mordre? Comprendre la misère non pour nous en indigner ou nous en agacer, mais pour l'aimer? Souffrir affreusement en notre corps et n'en tirer qu'une plus sûre raison de proclamer le bel art de rester en santé? Adorer le grand ciel muet, la mer muette, le muet crépuscule et recueillir toutes les paroles du silence pour s'assurer qu'«il n'est de vérités qu'individuelles?» Tout se refuser enfin pour tout deviner avec plus de délicatesse? À peine oserions-nous évoquer quelque bavard compatriote, un peintre mal tenu ou un touriste littéraire devant l'image de ce grand seigneur de l'esprit, si correct, si honorable, et que les idées blessent ou transpercent comme des réalités. «Toutes mes vérités sont pour moi des vérités saignantes», dit-il. Peut-être le croiriez-vous devenu socialiste? Nullement. On trouverait dans l'œuvre de Nietzsche dès cette époque génoise non seulement le plus dur réquisitoire contre les nivellements de la démocratie, mais l'esprit aristocratique le plus hautain. Bien entendu ne s'agit-il que d'aristocratie de la pensée, non point de celle que confère la naissance ou l'argent. La nouvelle généalogie des sentiments s'élèvera lentement, selon lui, de la probité du cœur jusqu'à celle de l'esprit pour aboutir à la seule passion permise aux modernes: la passion du vrai. Passio nova. Mais s'il y a passion, n'y a-t-il pas fièvre et délire? La vérité elle-même ne vibrerait-elle pas d'une sorte de chaleur sensuelle? Voulons-nous savoir pour savoir ou pour la joie que donne la connaissance? Nietzsche touche déjà à son dernier problème et, comme le dit M. Andler, «il ne croira plus l'intelligence faite pour penser le réel, mais pour affiner nos instincts».

Voilà où aboutira son Aurore, cet épais herbier de pensées suspendu à son épaule dans une serviette comme une boîte de botaniste. Il en tire parfois une orange aussi, une pomme, un morceau de pain, qui feront son déjeuner. Il ajoute une note à ses notes. Il est allègre, avec le sentiment de sa plénitude et de sa pétulance. Il écrit: «...Donner, restituer, se partager, s'appauvrir, savoir être humble pour être accessible à beaucoup sans humilier personne. Sentir peser sur soi beaucoup de torts, avoir rampé par les clapiers souterrains de bien des erreurs afin d'atteindre beaucoup d'âmes par leurs voies secrètes. Vivre toujours dans une sorte d'amour et non moins dans une sorte d'égoïsme et de jouissance de soi. Être en possession d'un empire et vivre caché dans le renoncement.» Qu'il est chrétien, ce futur Antéchrist! Que son père le pasteur, sa mère, son éducation austère du collège de Pforta et même toute sa jeunesse stoïque et wagnérienne, ont façonné son âme à son insu. On croit être libre, on le devient de fait, on veut passer des actes intellectuels aux autres, et tout à coup le cœur vous désarçonne et se refuse à franchir l'obstacle le plus apparemment facile.

Le «petit saint» du quartier de la Fontane Marose a terminé maintenant le livre qui sera le commencement de sa croisade contre la morale traditionnelle. Il a préparé son attirail de guerre, entassé les munitions, libéré sa vie des entraves matérielles. Il s'est délivré des mauvais maîtres, des enthousiasmes sensuels, et même en bonne partie de ses amitiés les plus nobles. Il n'a oublié qu'une chose: de tuer son cœur. «Restez fidèles à la terre.» Bien sûr. Et elle vous le rendra. Elle vous prouvera que vous n'êtes pas pur esprit, car elle aussi elle vous demeure fidèle.

À la fin de ce printemps de 1881, Aurore étant à l'impression, Nietzsche s'élance à Recoaro, dans le Tyrol italien, où le rejoint son ami Gast. Quelque chose de neuf bouillonne en lui, que la proche montagne exalte. Mais ce n'est plus de la philosophie, ni de ces beaux aphorismes qu'il collait soigneusement dans ses cahiers. C'est un violent poème qui veut jaillir, un profond élan de tout son être pour libérer la source qui coule à fleur de terre. Le lyrisme de la sagesse nouvelle gronde dans les sous-sols sonores de cette âme enivrée. «Comment dire d'un seul mot à quoi tendent toutes les énergies que j’ai en moi?» écrit-il à sa sœur. Lui-même ne le savait pas encore, ce mot qui allait fleurir de sa bouche comme une rose d'espèce inconnue. Il croyait que c'était Aurore: c'était Zarathoustra. «Vous allez voir, ajoutait-il, comment est faite cette chose qui rendra immortel votre nom si peu éclatant.»

V

ZARATHOUSTRA AMOUREUX DE CARMEN

Cette «chose» n'était pas encore née, pourtant. Mais elle était conçue, c'est-à-dire attendue et voulue par l'instinct. Elle remplissait Nietzsche de vertiges et d'enthousiasme. Il la portait dans son corps comme un fruit puissant, nourri de son sang et de sa mœlle. Ce serait un terrible enfant que celui-ci; un enfant qui bouleverserait le monde au bruit de sa musique. Car c'est sous le signe de la musique qu'il baptisait d'avance son fils Zarathoustra. Et parce que «le phénix musique volait autour de lui» naquit environ le même temps son Hymne à la vie (composition pour chœur mixte et orchestre). «On le chantera un jour en mémoire de moi», disait-il, comme on chantera l'idée du retour éternel, cette loi des mondes et des civilisations, cette affirmation de la vie.

Il s'enfuit dans les hautes montagnes de l'Engadine, refuge d'une plus exaltante pureté encore que Recoaro. Grâce aux hasards d'une conversation avec un voyageur inconnu, sur la route de Saint-Moritz, il découvre Sils-Maria, ses rochers, ses mélèzes, la vallée du Fecht. C'est tout là-haut que Nietzsche, au début du mois d'août 81, à la vision du Zarathoustra, son idylle héroïque. Le ravissement est tel qu'il marche dans ces solitudes en pleurant des larmes de joie. Il chante, il dit des folies, il se sent dangereux «comme une machine qui pourrait faire explosion». Et il se trouve payé de ses longues souffrances, de ses maux de tête continuels, de sa quasi-cécité, de son isolement moral et spirituel, de son dénuement. Jamais plus désormais il n'enviera le bonheur des hommes. Il avait «mis sa main sur des millénaires».

«Celui à qui le travail donne la plus haute sensation, qu'il travaille; celui à qui le repos donne la plus haute sensation, qu'il se repose; celui à qui l'ordre, l'imitation, l'obéissance donnent la plus haute sensation, qu'il obéisse. Mais qu'il soit conscient de ce qui lui donne la plus haute sensation, et ne recule devant aucun moyen pour y atteindre. Il y va de l'éternité.»

«Ne pas regarder vers de lointaines espérances, des bénédictions inconnues, mais vivre de telle sorte que nous voulions revivre encore et vivre dans l'éternité comme nous avons vécu. Cette vie est ta vie éternelle, car tout est éternel retour.»

Nietzsche a noté cet instant capital. «J'allais ce jour-là au long du lac de Silvaplana, à travers les forêts. Près d'un puissant bloc de rochers en forme de pyramide, non loin de Surlei, je fis halte. C'est là que cette pensée me vint... À six mille pieds par delà les hommes et le temps.»

Passage illustre dans l'histoire des idées. Lieu touché par ce grand souvenir. Mais ce ne fut encore qu'une minute de jouissance entre les bras d'une femme bien chaste: l'éternité. «Jamais encore je n'ai rencontré de femme dont je voulusse avoir des enfants, si ce n'est cette femme que j'aime: car je t'aime, ô Éternité.» Une maîtresse au ventre froid, assurément. Doit-on donc être allemand ou philosophe pour jouir avec une telle intensité d'un spasme aussi abstrait?

Il fallait retrouver l'Italie pour cuver un si fort plaisir. Dès octobre, Nietzsche revient à Gênes où il se retrouve avec joie, fierté, tout à fait prince Doria. Où il retrouve aussi sa douleur, sa chienne comme il l'appelle, sa chienne fidèle, indiscrète, impudente, amusante, intelligente. Qui l'aide à penser. Qui l'oblige à pensera Bonne chienne utile et qui vaudra à son maître un nouveau livre ébauché au cours de trois mois, écrit en un seul: le Gai Savoir. Mais il faut convenir qu'il y a des répits aux aboiements et morsures de la bête. Des éclaircies pleines de gaîté. Durant l'une d'elles, il découvre la Carmen de Bizet.

C'est pour nous une surprise — un peu — que l'enthousiasme subit de Nietzsche pour cette Carmen avec sa rose et son éventail, son Don José et sa tauromachie, son Escamillo pompeux. Mais il faut voir dans cet enivrement léger la certitude d'avoir raison contre Wagner. Wagner, vieille maladie qui se réveille encore parfois et ranime la fièvre dont il a eu tant de peine à guérir, fut d'abord combattu par Chopin. Musique contre musique. Car toute philosophie est une suite d'événements de l'âme et ne trouve de symbole qu'en musique. Chopin contre Wagner. Peter Gast contre Wagner. Brahms contre Wagner. Et voici Bizet, homme merveilleusement selon son -cœur latin, passionné, équilibré cependant, discipliné à la française, clair comme ce ciel méditerranéen, appuyé sur le vieux folklore ibérique — aussi contre Wagner. Avec quelle joie Nietzsche eût embrassé ce jeune Français inconnu, hélas déjà mort. Il note cette date (27 novembre 81). Il commence une lettre à Gast par «Hourrah!» Les Français ont sur les Allemands une immense avance musicale en ce point essentiel: la passion est chez eux naturelle et saine, non forcée et maladive comme chez Wagner. Bizet, Mérimée, Stendhal, Chamfort, Gênes, choses qui s'accordent et s'amplifient l'une par l'autre.

Le temps lui-même est à l'unisson de sa joie autour de cette Noël méridionale. Une douceur exceptionnelle et qui se glisse dans le cœur. Un prélude à l'amour, dont Bizet vient de fournir une image énergique, innocente, et chargée des cris purs de l'instinct. Non plus ces amours alambiquées de Siegmund ou de Wotan, mais la passion brutale et nette comme une lame, en marge de la morale; le goût sain du plaisir, seule loi authentique de la nature. «Gradation, contrastes et logique», écrit-il sur la partition de Carmen qu'il envoie à Gast. Nulle part il ne voit de vulgarités, mais au contraire partout la force et «la plus pure grâce mozartienne». Grâce qui rejaillit jusque sur Gênes et lui rend cette ville encore plus chère. C'est une vraie rage de promenades, et d'autant plus que la lecture entraîne toujours des maux de tête insupportables. Il découvre un nouveau jardin, son jardin, celui de la Villetta Negro, tout à côté de chez lui. Lieu d'autant plus apprécié que Stendhal en a fait l'éloge. Carmen, le jardin de la Villetta Negro, le bon, le beau, voilà ses médecines.

Aurore toutefois n'avait aucun succès. Mais le Gai Savoir en tirerait vengeance, ce livre amer et joyeux qui enseignait qu'aucun savoir n'existe, aucune vérité unique, et que la vie même n'est qu'une forme de la mort. Car Dieu, lui aussi, est mort. Nietzsche ne dit pas que Dieu n'existe pas, mais qu'il est mort. Ce n'est plus qu'un cadavre qui traîne dans les livres des superstitions humaines. Nietzsche n'avait envers Dieu aucun sentiment de crainte, parce qu'il ne possédait pas le sens du péché. Le chrétien véritable, le chrétienné, si j'ose ainsi parler, est celui qui a le sens profond de son péché. J'entends le sentiment d'une réalité satanique, la conscience du combat à livrer, la nécessité de prendre à la gorge son diable. Qui ne s'en connaît point possédé, bien peu lui importe un Dieu tout ignorant de ses luttes et de ses défaites. Le Dieu de Nietzsche n'est que le législateur des constellations, il n'a pas accès dans le cœur de l'homme. Il est aussi vague en lui qu'est vaine image de Satan. Ce sont personnages sans figuré et sans voix. Autrefois, nul doute, aux temps innocents du monde, ils demeuraient parmi nous. Mais les découvertes de la science moderne et les méditations des philosophes les ont depuis longtemps tués. Ils sont morts l'un et l'autre sous le regard de la connaissance.

Immense événement, voulu par la fatalité mauvaise qui plane sur les hommes, et peut être disproportionné à leur taille. Il faudrait être Dieu pour en comprendre la portée. Ou tout au moins un nouveau Diogène, à la recherche de Dieu, d'un Dieu neuf, capable d'inventer une souffrance nouvelle, dès lors que les actes de renoncement commandés par l'idéal chrétien sont si aisément obtenus. Et les hommes railleraient ce porteur de lanterne. Ils s'en effrayeraient même, car qui oserait recréer une vie divine sachant que Dieu est mort? Un homme par excellence, un homme parfait, instituteur d'un Dieu plus noble, moins sanglant que l'ancien: la Vérité. Et voici de nouveau annoncé au col des hautes montagnes le proche et encore invisible Zarathoustra.

En attendant qu'il en descende avec les Tables de la sagesse future. Nietzsche est tout au Gai Savoir, livre de fête après les privations et les souffrances (car pour la première fois depuis des années il se sent bien portant), jubilation des forces renaissantes, pressentiment de l'avenir, mers nouvellement ouvertes. Livre où nous voyons Nietzsche pour la seule fois peut-être, pleinement jeune, durement heureux. Il chante dans ce livre, rédigé presque en entier durant le mois de janvier 82. C'est la béatitude du convalescent, comme tous nous l'avons connue après quelque longue maladie où nos forces revenues nous remplissaient de la foi en notre génie, en notre amour. Où nous tâtions de nos mains le monde. Où la moindre fleur sur notre table nous ouvrait tout un avenir de vacances victorieuses. La convalescence est comme une santé plus fine, qui veut être conquise chaque jour, et, après les retards de la maladie, nous pousse allègrement vers demain.

S'embarquant pour Messine sur un petit voilier italien, Nietzsche fait une mauvaise traversée. Qu'importe, sa joie n'en est pas atteinte. Il jette l'ébauche de plusieurs poèmes et débarque en Sicile, cette borne du monde où, selon Homère, habite le bonheur. Un petit hôtel tranquille, une place à l'ombre, des palmes.
    Calme, calme, reste calme!
    Connais le poids d'une palme
    Portant sa profusion!
    Patience, patience,
    Patience dans l'azur!
    Chaque atome de silence
    Est la chance d'un fruit mûr!
Ces vers de Valéry, Nietzsche les vivait en écrivant ses Idylles de Messine. Comme il le dit quelque part: son cœur lui était monté au cerveau. Il cueillait la chance de son fruit mûr.
    À une branche torse me voici suspendu,
    Et je balance ma fatigue.
Cela sent le désir, le ménestrel dansant, le provençal. C'est à Messine que Nietzsche a commencé de danser son œuvre et sa pensée. Il ignorait qu'à deux pas de lui, dans un hôtel de Palerme, Wagner achevait de chanter la sienne dans les larmes de Parsifal.

Zarathoustra paraissait vraiment cette fois en haut des montagnes. Mais il ne pouvait descendre encore parmi les hommes tant qu'il n'aurait pas traversé l'épreuve de l'amour. Nietzsche le sentait puisqu'il notait dans l'avant-dernier livre de son Gai Savoir: «Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l'abeille qui a amassé trop de miel; j'ai besoin de mains qui se tendent.» C'est alors qu'il reçut de Rome une invitation de mademoiselle de Meysenbug, sa vieille amie. Et il partit aussitôt pour la rejoindre.

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