La deuxième révolution agricole

Claude Laberge
Si l'on situe l'origine de l'humanité il y a 3 millions d'années, moment de l'apparition de l'australopithèque, on peut dire que la première révolution agricole, survenue il y a dix mille ans environ est un événement récent, si récent qu'il serait sage de notre part de faire l'hypothèse que nous n'y sommes pas encore complètement adaptés.
«Les lecteurs qui ont cultivé le latin dans leur jeunesse ou qui ont lu Astérix se rappellent les vers fameux de Virgile :

"O fortunatos nimium, sua si bona norint agricolas (Georgiques ii, 458).
Ô bienheureux agriculteurs, si seulement ils connaissaient leur bonheur."

Ces vers ne s’adressent-ils pas aussi à nous qui sommes peut-être les derniers témoins des bienfaits que la première révolution agricole a apportés à l’humanité ?

Cette première révolution eut lieu il y a environ dix mille ans. Il n’y eut aucune mutation comparable depuis. Dira-t-on un jour des OGM qu’ils ont été le prélude à la seconde révolution ? C’est ce que Pierre Chaunu nous invite à penser :

" La révolution industrielle n’est pas une création mais une accélération. La création, ou bien c’est le galet éclaté, il y a près de deux millions d’années, ou bien le premier grain de blé intentionnellement planté, il y a dix mille ans, ou bien l’engineering biologique de demain, qui serait la vraie révolution, celle de robots biologiques, de bactéries directement trafiquées au niveau du code génétique : l’artefact vivant, autoréparable, mille fois plus efficace que la machine la plus efficace."

Dira-t-on que les grandes manifestations internationales de Seattle, de Québec et de Göteborg qui ont marqué le début du troisième millénaire témoignaient d’un pressentiment secret des bouleversements à venir ? Si la seconde révolution doit avoir la même ampleur que la première, il faut en effet prévoir des changements majeurs dont on peut comprendre qu’ils inspirent quelque crainte.

Comme la première révolution est le seul précédent dont nous pouvons retenir les leçons, nous avons intérêt à l’étudier attentivement. Une telle rétrospective nous permettra d’entrevoir au moins le contour des bouleversements à venir tout en nous aidant à dresser un bilan de ce que nous aurons à sacrifier, si, pour nourrir convenablement les 10 milliards d’êtres humains de l’an 2050, nous misons résolument sur les robots biologiques ? " La patrie, telle que nous la concevons encore, poursuit Chaunu, apparaît avec l’agropastorale. Il y a de la terre labourée, des arbres plantés, des animaux domestiqués… " Devrons-nous sacrifier les patries et avec elles les valeurs, dont les agriculteurs immémoriaux, ces anonymes fabricants de cultures, ont colorée la vie des villages et des villes, des états, des empires, des républiques venus du fond des âges ?

La première révolution

La révolution du néolithique n’a pas seulement éveillé la gourmandise, mais elle a préparé ce qu’on a appelé la civilisation, dont on a identifié entre vingt et vingt-cinq modèles jusqu’à maintenant.

Dès que les humains ont formé des groupes, puis des sociétés plus complexes, ils ont élaboré des règles de vie individuelle et collective, dont les méandres constitueront les cultures (remarquons en passant cet emprunt au vocabulaire agricole). Cet apprentissage de la vie commune reposait sur des préalables, que l’histoire deux fois millénaire de l’humanisation résume en quelques titres, qui ne rendent pas justice à cet enfantement gigantesque par la nature et par la matrice humaine. Mentionnons sur le plan de l’évolution de la physiologie la formation d’un cerveau plus développé et sa géographie complexe, au service duquel se constitue le corps humain : avec la station verticale, l’équilibre de la tête sur le tronc, la vision tri-dimensionnelle, le dégagement des mains, etc.

On s’entend pour dire que l’évolution des formes d’alimentation a joué un rôle déterminant dans ce processus avec la maîtrise du feu qui fera accéder nos ancêtres à des aliments plus digestibles et variés, et surtout à la maîtrise du climat. Une nourriture plus délicate permettra une dentition moins élaborée et des muscles masticateurs moins envahissants, ce qui créera de l’espace pour un cerveau en expansion. L’être humain aura perdu la face au profit d’une enveloppe crânienne plus grande.

L’agriculture a provoqué aussi la stabilité et la sédentarité, autour des terres fertiles et du feu (le foyer) qu’alimentaient et le gardien du feu et les femmes, qui profitèrent d’un lieu protégé. Il est aussi reconnu que ce rapprochement et cette intimité ont joué un rôle majeur dans la formation du langage articulé, qui remplaça les cris, et des techniques artisanales et artistiques.

Autre phénomène naturel plus récent : le début, il y a 10 000 ans d’une période de chaleur qui dure encore, la dernière d’une série de douze ayant ponctué la dernière glaciation. Ce beau temps devait favoriser la croissance démographique.

Jouons avec les chiffres :

- On estime qu’en 10 000 av. J.-C., les petites bandes d’humains de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique ne comptent pas plus de membres que 500 000 ans auparavant. La nature n’était pas généreuse pour l’homme : la chasse et la cueillette en limitaient sévèrement le nombre.

- mais 2000 ans plus tard, suite à la révolution agricole, surgissent de nombreux villages; deux millénaires plus tard, les cités-états et les empires sont créés, et encore deux autres millénaires apparaissent les premières bases de la modernité qui conduira aux grandes découvertes scientifiques du XXe siècle : l’atome, les fusées, etc.

- on estime que pendant le dernier million d’années (av. J.-C.) l’augmentation annuelle fut de 5 individus en moyenne par année.

- en 10 000 av. J.-C., on évalue la population mondiale à 5 millions, chiffre qui me semble un peu bas;

- huit mille ans plus tard, la population aura centuplé;

- en 1600 de notre ère (la Renaissance), un demi-milliard d’humains occupaient les terres émergées, soit un accroissement de 625 000 par année;

- de 1650 à 1960, la progression démographique se chiffre par 2,2 milliards d’humains, 7 millions par année, tandis qu’elle atteint 80 millions entre 1970 et l’an 2000.

On peut ici formuler une loi générale : le taux de reproduction a été déterminé par la production, par l’efficacité techno-environnementale sans que le maximum des possibilités soit atteint ou mesuré. Plaçons l’agriculture dans cette perspective, qui altère délibérément les systèmes naturels pour favoriser l’abondance d’une espèce exploitée ou d’un système d’espèces. Cette abondance contrôlée favorise la santé et la survie des gens, la sédentarité et par la suite, la mise en valeur de terres nouvelles ou des terres déjà occupées, presque toujours situées dans les vallées fluviales.

Des techniques agricoles s’imposent : l’irrigation qui suppose des connaissances climatiques et une organisation efficace du travail collectif, les instruments de force et de stockage : la houe, la charrue, les paniers, les vases, les greniers… Naissent aussi les organisations complexes : les chefferies, les lois de propriété, l’expérience, qui permet, par exemple, d’affronter les changements climatiques en Afrique où il faut compter sur une sécheresse périodique, (à tous les 10 ans). C’est probablement vers le 8e millénaire avant J.-C. qu’apparaissent les " staple foods ", c’est-à-dire un aliment plutôt neutre par le goût, produit en abondance, qui constitue l’essentiel du régime alimentaire, tels le blé et l’orge au Proche-Orient, le riz et le millet en Eurasie, le maïs et la pomme de terre en Amérique.

La domestication des animaux (chien, mouton, chèvre, volaille, bovidé, et plus tard, âne, cheval, dromadaire et éléphant), en plus d’assurer une nourriture quotidienne riche en protéines, un palliatif aux problèmes de conservation des aliments, fournira aux paysans une force de traction appréciable, mais aussi la laine et les peaux, source première de vêtements. L’expansion de l’agriculture vers les tropiques enrichira les découvertes initiales : figuiers, oliviers, dattiers, manioc, taro.


Un survol rapide de la révolution agricole depuis le néolithique

1. On sait aujourd’hui que les premiers villages, source des premières organisations humaines se formèrent avant même l’agriculture, dans des vallées fertiles et protégées où la chasse et la cueillette n’imposaient pas le nomadisme;

2. On attribue souvent aux femmes, chargées de la cueillette, la découverte des mécanismes de reproduction et de croissance de certaines plantes, constatées dans les décharges de déchets.

3. Ces découvertes se firent dans plusieurs aires, sans le diffusionnisme que nous connaissons de nos jours qui a pour effet de nuire à la diversité et à l’adaptation au milieu. On a découverte que les Incas cultivaient jusqu’à 150 sortes de pommes de terre.

4. Cette maîtrise sécurisante de l’agriculture a causé des mouvements de population surprenants. À 10 kilomètres par année, au bout d’une trentaine d’années, on est loin de son berceau. Dès 60 000 ans av. J.-C., l’Australie avait reçu, malgré son insularité, ses premiers occupants. La culture par brûlis explique aussi ces migrations.

5. Au XVIe siècle, quand se produit le " désenclavement européen ", pour reprendre l’expression de Chaunu, les explorateurs découvrent et annexent des mondes qui vivent encore par zones d’économies locales et indigènes, formant un éventail de toutes les formes de subsistance du passé : depuis les chasseurs-pêcheurs des régions nordiques jusqu’aux pasteurs de l’Afrique de l’est et du sud; en Chine et en Inde, les économies agricoles des fermiers avec charrue et irrigation.; et enfin, un urbanisme déjà avancé, mais en osmose avec les cultivateurs régionaux.


Une seconde révolution

La vraie seconde révolution dont parle Chaunu, celle des " artefacts mille fois plus efficaces que la machine la plus efficace " est encore à l’état de projet, mais si l’on en juge par les scénarios élaborés dans le passé par des chercheurs sérieux, elle pourrait avoir pour effet de rendre les villes indépendantes des campagnes. Dans le scénario que nous présentons en encadré, les aliments seraient produits dans des laboratoires urbains à partir d’un sirop de mauvaises herbes; l’agriculture se réduirait alors à la récolte du chiendent et autres plantes vivaces indestructibles. Une telle agriculture serait à la fois biologique à l’extrême,  le respect des sols y serait total  et industrielle à l’extrême en raison des procédés de fabrication. Mais on pourrait imaginer un scénario encore plus radical, où les aliments seraient produits à partir d’un quelconque composé organique, pétrole ou charbon. Dans ces conditions, la campagne pourrait soit disparaître sous la poussée de l’urbanisation, soit devenir le paradis de quelques privilégiés qui la contempleraient après avoir mangé des produits naturels payés très cher.

Pour le moment, les biotechnologies se situent dans le prolongement immédiat de cette révolution industrielle dont Chaunu nous rappelle qu’elle n’est qu’une accélération de la révolution du néolithique. Dans leur forme actuelle, les biotechnologies accélèrent l’accélération. Elles introduisent un nouveau rapport avec le temps. La lenteur des acquis fondamentaux, sources et fondements des cultures, (l’humain est nature et culture) tels le feu et certains outils, le langage articulé, l’abri, la vie sociale et spirituelle cède la place à une accélération surprenante des modes de penser et d’agir, rapidité qui compromet la maîtrise de l’homme sur ses inventions, mais sans pourtant l’amener à ralentir son rythme.

Les OGM qui font la manchette ne sont pas encore des robots biologiques, ce sont des moyens d’accélérer la sélection artificielle pour obtenir des souches moins dépendantes de l’irrigation et des engrais, tout en étant productives; des aliments plus attrayants pour la vue et le goût; plus résistants à la manipulation et au transport; des formes standardisées manipulables par les machines qui remplacent le travail éreintant de la cueillette manuelle; des denrées qui résistent aux maladies et insectes que les transports distribuent d’un continent à l’autre.

Nous sommes dans une période de transition qui pourrait être tragiquement courte étant donné que tout s’accélère. Le passage de l’agriculture à la biotechnoculture n’est peut-être pas inéluctable, mais voici des faits montrant que l’histoire semble s’orienter dans cette direction.

" La crise de l’eau élargit les divisions du Pakistan " Des émeutes violentes provoquées par la rareté de l’eau ont éclaté à Karachi, la capitale économique du Pakistan. Des grèves ont débuté à Hyderabad, où la température atteint 45ºC. Ce pays est en train de se désintégrer, parce que tous les habitants de la province au Sud sont affectés par la pénurie de l’eau amenée par l’Indus. (L’Indus fournit par ses barrages électricité et irrigation, qui ne laissent qu’un filet d’eau dans le delta.)

Le Pakistan subit une diminution notable de la pluviosité et, tout en ayant construit le plus grand système d’irrigation au monde, alimentant 16 des 34 milliers d’hectares cultivables, a perdu 500 000 hectares à cause de la salinité : l’eau de mer envahit les couches phréatiques, comme en Floride qui a asséché une partie importante des Everglades et qui doit rétablir les terres à leur état primitif (Guardian Weekly : 24-30 mai 2001)

À propos du jardin de l’Europe, la France, le même journal annonce : " C’est le temps de préparer plusieurs réformes radicales dans l’industrie alimentaire. " En effet, un rapport sénatorial affirme qu’il y a une collusion constante entre le ministère de l’agriculture et les lobbies des producteurs, ce qui prépare un désastre imminent. Les consommateurs actuels n’ont plus confiance dans la qualité de la nourriture qu’ils achètent, et l’industrie agricole elle-même est frappée d’une crise grave. " (G.W.)

Quand la menace ne vient pas de la pénurie d’eau ou des consommateurs indignés contre les agriculteurs, elle est liée aux problèmes de l’usage, du partage et de la transmission des propriétés. L’histoire de la ruralité nous montre les pressions que cette transmission a subies. Les principaux problèmes actuels sont la relève, l’épuisement et l’érosion du sol. D’une manière générale les terres productives sont de plus en plus utilisées à des fins autres que la production vivrière, telle l’urbanisation illimitée avec ses lotissements et ses autoroutes. Entourés de citadins à la recherche de leurs racines perdues, les agriculteurs doivent accepter de nouvelles contraintes d’ordre esthétique, écologique et même olfactif. Les mêmes semi-ruraux réclament bientôt des terrains de golf ou de camping. L’usage récréatif du sol entre alors en compétition avec les autres usages.

Des pressions proviennent aussi de l’écotype rural : de tout temps, les humains ont été incapables de contrôler l’environnement, d’empêcher les sécheresses ou les inondations, de remédier aux invasions d’insectes aux épidémies, aux conséquences des maladresses humaines. Pensons aux épizooties qui frappent l’Europe en ce moment, aux débordements du Yang tsé (en Chine), résultat du déboisement intensif. De l’Inde au Manitoba, de la Floride à l’Europe (France, Angleterre, Pologne), de sérieux avertissements imposent une réflexion et des décisions qu’aucun gouvernement n’ose prendre. Ce sont là autant de menaces à la sécurité alimentaire; or c’est pour enrayer de telles menaces qu’on a imaginé des scénarios comme celui du sirop de mauvaises herbes.

Autres menaces : l’instabilité de nombreux pays déchirés par des guerres civiles interminables (il y a trois douzaines de conflits actuellement) touche d’abord les ruraux isolés et sans défense; les mêmes ruraux sont désormais minoritaires dans un nombre croissant de pays. Ils risquent donc d’être victimes des pressions sociales relatives au prix du pétrole et des engrais qu’on en tire, aux quotas de production, aux lois restrictives des pays concurrents. Ces aspects économiques rejoignent les contraintes politiques imposées par les gouvernements : importations et exportations soumises aux enjeux de la mondialisation, du protectionnisme, des subsides, des fluctuations monétaires.

Partout dans le monde, les planificateurs doivent gérer des attentes contradictoires.
Oui, on peut installer un golf dans le désert, mais la nappe phréatique s’épuise. Oui, on peut accéder aux marchés mondiaux avec des monocultures : arachide, café, cacao, maïs les étendues arables se stérilisent. Oui, on peut utiliser les instruments aratoires les plus avancés, mais la couche cultivable est mince et les charrues profondes ramènent en surface la latérite…

Et tous les pays du monde semblent devoir franchir, chacun en son temps, les mêmes étapes. La Chine comptait lors du grand bond en avant 80 % de ruraux. La transformation des méthodes de production produit des millions de chômeurs, qui émigrent dans les villes, sources de rêves, mais où les structures d’accueil sont absentes. Les mêmes causes produisent les mêmes effets en Inde, en Afrique, en Russie et dans de nombreux pays du Tiers Monde où les efforts de transmission des propriétés aux nouvelles générations, les programmes d’études adéquats n’enrayent pas le mouvement.

Et malgré toutes ces adaptations, malgré l’accélération qui caractérise la plus récente étape (et la dernière peut-être) de la révolution néolithique, le bilan mondial n’est guère réjouissant. La moitié des deux cents nations fichées à l’O.N.U. jouissent de l’abondance et la qualité des aliments disponibles mais l’autre moitié est soumise à des disettes que l’arrivée du 3e millénaire n’a pas encore fait disparaître. Un tiers des six milliards de terriens comptent sur une nourriture souvent grossière, répétitive, incomplète; et dans les pays développés, la culture alimentaire comporte des lacunes graves : surconsommation couplée à l’obésité, même chez les enfants, dont l’agressivité serait en partie explicable par une alimentation débridée.

Comment dans ces conditions l’humanité pourrait-elle éviter de recourir aux solutions promises par la seconde révolution agricole ? Comment pourra-t-elle passer ainsi de l’agriculture à la technoculture en limitant les pertes, pertes que l’on a pas su éviter lors de la première révolution en dépit de son rythme très lent. " Le passage de la cueillette et de la chasse à l’agropastorale est loin d’avoir été marqué sur tous les fronts par un progrès immédiat. Le plus grand bond en avant s’est même soldé d’abord par la plus sombre décadence. L’art pariétal de Lascaux a été englouti pour des millénaires, égaré, perdu. Il est presque normal qu’il ait fallu payer d’un recul le gain prodigieux de l’agriculture ". Combien de traditions, tels les rites de la table, n’ont-elles pas déjà été englouties par la seconde révolution alors qu’elle n’en est qu’à son prélude ?

Si nous pouvions au moins miser sur la simple connaissance du passé, vivre avec le souvenir de ces millions d’individus qui s’engageaient dans des expérimentations sans méthode scientifique et certitude de succès, et dont l’échec se traduisait par famines et des maladies. Si nous pouvions conserver quelques traces de la sagesse universelle, une sagesse axée sur la patience, la connaissance des ressources naturelles, l’ingéniosité, l’amour du sol (father land, the land, la patrie), qu’ont cultivée  Ó travers de multiples morts et renaissances , une myriade d’humbles agriculteurs, ceux du nÚolithique, des premiers empires, de la chrÚtientÚ occidentale, et enfin des grandes civilisations asiatiques ou amÚricaines.

On ne peut douter que les formes traditionnelles de propriété, de liberté de choix, de relations verticales et horizontales que l’Histoire décrit survivent mais en subissant des changements significatifs. Les agriculteurs avaient développé des armes psychologiques de défense malgré les jacqueries occasionnelles, faites d’un repliement vers l’autosuffisance, comportant un mélange de courage, d’obstination, de silence, de travail, appuyé sur les ressources disponibles et sur les personnes : famille, clan, village et région.

Il nous reste à préciser les héritages communs que nous tenons à conserver à tout prix par considération d’un passé riche en sagesse, en nous souvenant que notre premier devoir est de nourrir adéquatement tous les êtres humains sans exception. La première révolution a commencé localement pour s’étendre ensuite au monde entier. Il faut espérer que la seconde, quelque forme qu’elle doive prendre, ne commencera pas globalement pour se limiter progressivement à quelques régions favorisées.


Un scénario pour la seconde révolution

Le passage qui suit est tiré du texte d’une conférence que la célèbre nutritionniste américaine, Joan Gussow, donna à l’hôtel Hilton de Québec en 1987, dans le cadre d’un colloque sur la santé organisé par L’Agora. Voici comment elle présente ce qu’elle appelle " une seconde vision de l’avenir ".

" Le ministère américain de l’Agriculture a reçu un document intitulé La sécurité alimentaire aux États-Unis, une alternative technique. Les auteurs avaient les mêmes inquiétudes que moi sur l’instabilité du système alimentaire mondial. Un seul automne sans récolte nous jetterait dans la dèche (disette) ? Voici la solution proposée par le dit document. D’abord, cesser la production des plantes comestibles annuelles. Les plantes convertissent en effet l’énergie solaire en matière organique. Dans le cas des plantes vivaces, cette matière organique consiste en majeure partie de cellulose, un polysaccharide (ou chaîne de sucre simple) que l’homme ne peut digérer faute de l’enzyme approprié, la cellulase. Nous pouvons donner ces plantes à manger aux animaux, qui eux convertissent cette cellulose en une forme d’énergie assimilable par l’homme. Par ailleurs, nos ancêtres ont développé des espèces de plantes digestibles par l’homme, tels les légumes et les céréales. Au contraire des plantes vivaces, qui entreposent leur surplus d’énergie dans leurs racines pour passer l’hiver, la plupart des plantes comestibles annuelles entreposent leur surplus dans les parties reproductrices, exemples, les tomates, les grains de blé, etc. La culture de ces espèces exige entre autres plus de soins, de pesticides et d’eau que la culture des vivaces.

Les auteurs du rapport conseillaient donc un retour aux plantes vivaces, autrement dit, laisser pousser l’herbe dans les champs, ce qui réglerait tous les problèmes agricoles. Cette herbe serait récoltée selon les besoins et transformée par des procédés chimiques ou biologiques, dans les centres de traitement régionaux, en un sirop de sucre simple, lequel serait transporté dans les villes. Ce sirop serait ensuite converti sur demande en composantes alimentaires ou en organes végétaux comestibles. Plus d’aliments à transporter ni à entreposer, plus de pertes ou de surplus agricoles, plus de problèmes. La nourriture pourrait ainsi être produite sur demande dans " des sites multi-fonctionnels de production situés selon la répartition géographique. " Cette nourriture ne serait pas du Soleil vert, espèce de champignon produit dans le film de science fiction du même nom, à partir de la chair humaine. La biotechnologie permet de produire des aliments beaucoup plus appétissants. De la chair de tomates, de poires, de fraises, par exemple. La technologie pour le faire existe déjà. Il suffit de cultiver le tissu végétal qui nous intéresse, la fraise par exemple, pour obtenir des calles ou amas de cellules. En extrayant une partie du matériel génétique de ces calles, et en l’incorporant à celui d’une bactérie, on peut produire de la saveur naturelle de fraises à volonté. Food and Drug Administration n’a rien à redire : c’est naturel !

Toujours selon les auteurs de ce rapport, les premières espèces produites par la biotechnologie seraient le cacao, le thé et autres produits tropicaux pour lesquels nous dépendons de gouvernements étrangers que nous ne contrôlons pas. Pourquoi importer du cacao de la Côte d’Ivoire quand on pourrait en produire au New Jersey ? On imagine le chaos que ce système produirait dans les pays en voie de développement. Quoique, en fin de compte, ces pays pourraient peut-être enfin utiliser leurs terres pour se nourrir.

Je n’essaie pas de vous convaincre que d’ici quelques années vous mangerez votre dernière pizza couverte de sauce aux tomates mûries au soleil, ou qu’avec ces produits végétaux naturels faits en laboratoire, l’Occident pourrait contrôler bientôt la production mondiale de légumes et de fruits, rendant sans valeur les récoltes des pays en voie de développement. (Eux seuls pourraient encore se permettre de faire pousser toute une plante pour récolter ses ovaires…) Je ne sais même pas si nous en viendrons vraiment à manger des tomates faites de foin coupé. Certains prétendent que les gens ne voudront pas de cette saloperie. Mais moi je dis qu’ils en voudront. Savent-ils seulement aujourd’hui comment la sauce de leur pizza a été fabriquée.
Les auteurs de ce rapport ne sont pas perçus comme des monstres. Plusieurs de mes amis ont même trouvé que cette transformation des végétaux était une bonne idée. Et puis de nos jours, il n’est plus permis de s’objecter à un progrès simplement parce que le résultat ne sera ni beau, ni poétique. On n’a le droit de s’opposer aux développements techniques qu’en termes techniques. Mais ignorer les perspectives d’avenir du rapport dont je parle c’est courir le risque de les laisser se réaliser. "


La sagesse paysanne

Dans la Grèce classique, le poète comique Aristophane fut le grand défenseur des paysans devant les sophistes, ces parvenus de l’esprit, aussi bien que devant les parvenus de la politique, ces ambitieux qui misaient sur la guerre pour s’enrichir. C’est à ses petits paysans que la Grèce dut sa victoire décisive sur les Perses à Marathon, mais autant ces paysans se montraient courageux quand la patrie était vraiment menacée, autant ils préféraient la paix aux guerres de conquête fomentées par quelques ambitieux. N’est-ce pas là un trait caractéristique des paysans de tous les temps et de tous les lieux ?

Voici un extrait de La Paix:

"Trygée.- Écoutez vous tous ! Il faut que les paysans ramassent leurs outils et s’en aillent au plus vite au champs. Et pas de pique, ni de glaive, ni de javelot, car désormais tout est plein ici d’une bonne vieille paix. Allons ! Que chacun s’en aille travailler son champ après avoir chanté le péan.

Le choryphée.- Ô jour tant attendu par les gens de bien et les paysans ! Ta vue me remplit de joie, et je veux aller dire un bonjour à mes vignes, et mes figuiers, que j’ai plantés tout jeunet, j’ai une envie folle d’aller les embrasser après un temps si long…

Trygée.- Mais d’abord, amis, il nous faut aujourd’hui adresser une prière à la déesse pour la remercier de nous avoir débarrassé des panaches et des Gorgones; ensuite tâchons de filer à la maison sur nos terres, en achetant au passage un petit morceau de salaison qui fait plaisir à la campagne.

Hermès.- Qu’il est beau, Poséidon, leur bataillon, serré comme une galette et pétulant comme une table de festin !

Trygée.- Par Zeus, comme ça brillait, une houe bien entretenue ! Et les fourches à trois dents, ça étincelle au soleil ! Sûr que ça fait du bon travail entre les rangées de ceps. Ce qui fait que moi aussi, maintenant, j’ai envie d’aller retrouver mes champs, et, après un si long temps, de travailler mon bout de terre au hoyau. Allons, amis, rappelez-vous la vie d’autrefois, celle que la déesse nous offrait en ce temps-là; rappelez-vous les bons gâteaux de fruits secs, et les figues, les baies de myrte, le vin doux, et les violettes près du puits, et les olives tant regrettées ! Pour toutes ces bonnes choses, remerciez maintenant la déesse !" (La Paix, 551-581)»


Bibliographie

1) Pierre Chaunu, Ce que je crois, Grasset, 1962.
2) Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Champs Flammarion.
3) S.P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob.
4) Roger Garaudy, Appel aux vivants, Paris, Ponts Actuel.
5) Fernand Braudel, Les ambitions de l’histoire, Livre de poche.
6) Arnold Toynbee, Médiation.
7) Atlas of World History, Harper Collins.

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