On connaît l'axiome d'Auguste Comte: «Les morts gouvernent les vivants.» Voici qu'Alain explique comment il faut l'entendre:
C'est le meilleur des morts qui gouverne, c'est-à-dire le mort grandi par choix, et le mort choisi. Tel est le principal ressort du progrès. Car, s'il est vrai que les hommes ont toujours le même bagage d'imperfections, il est vrai aussi que les modèles qu'ils se proposent valent mieux que l'homme; les morts sont surhumains. Et je considère seulement le culte familial, tel qu'il est partout. Nos dieux naturels sont nos morts grandis et purifiés. Quand il s'agit des hommes éminents, et qui ont laissé des oeuvres, le culte est alors public, durable, encore mieux fondé; mais le travail de purification s'exerce aussi là. Qu'il y ait des vers faibles et des puérilités dans Hugo*, cela n'est rien pour nous; cela est mort à jamais. Au contraire, le généreux, le grand, le sublime, voilà ce qui est conservé par un choix qui va de soi. Vous pensez bien que si on lit les vers du poète en commémoration, on ne choisit pas les pires. Le Napoléon du peuple n'est pas le vrai Napoléon; mais que le cancer d'estomac n'est pas du vrai Napoléon. Et Lénine, ceux qui l'adorent en commémoration ne le voient pas à demi paralysé, ni découragé, ni balbutiant; et ils ont raison, car ce n'est pas lui. Les grands hommes sont plus grands que nature dans le souvenir. Ce que nous voyons en eux, c'est à la fois le meilleur d'eux et le meilleur de nous. Tel est le culte essentiel, et pensons-y bien.
La légende signifie littéralement ce qui mérite d'être dit. Et il est clair qu'à mesure que la commémoration se renouvelle, l'homme grandit encore. J'insiste sur ceci qu'on ne le peut penser mortel; car le penser mortel, c'est le penser petit, diminué, attaqué, vaincu; de telles pensées n'intéressent personne. Ils sont statues, et ils sont dieux. Ils sont les pères vénérables, ils sont les géants. Hercule, chasseur de monstres, justicier, invincible, est le type de l'homme qui s'élève de la terre au ciel des dieux. On ne peut pas dire que les anciens qui croyaient ces choses pensaient mal; au contraire, ils pensaient bien. Et je ne suis même pas choqué de quelques traits que la légende conserve, comme Hercule misérablement amoureux, ou Vulcain boiteux et les dieux olympiens riant de Vulcain. Car c'est rappeler que ces grands hommes furent réellement des hommes, et c'est éveiller l'espoir de leur ressembler. Cette religion olympienne est donc bien la religion de l'Homme. Cette figuration s'élèvera encore plus haut. Mais il faut d'abord marquer quelques traits de cette religion brillante et belle.
À l'immortalité des morts dans la mémoire des vivants, l'on peut rapprocher le désir des couples que leur amour survive au-delà de la mort, comme l'ont exprimé Diderot* dans une lettre à Sophie Volland et Saint-Simon dans ses Mémoires (1829-1831):
«Je veux que, dans quelque lieu que je meure, mon corps soit apporté et inhumé dans le caveau de l'église paroissiale du lieu dit de la Ferté, auprès de celui de ma très chère épouse, et qu'il soit fait et mis anneaux, crochets, et liens de fer qui attachent nos cercueils si étroitement ensemble et si bien rivés qu'il soit impossible de les séparer l'un de l'autre dans les briser tous les deux.»