L'Encyclopédie sur la mort


Rome antique: immortalité et souvenir

Michel Meslin

L'homme romain croit fermement qu'il ne mourra pas tout entier (non omnis moriar, dit Horace), car son désir est de survivre dans la mémoire des vivants, plus particulièrement de sa famille qui entretiendra le souvenir de ses actes. Les inscriptions funéraires témoignent de la croyance en une vie posthume. Alors que le corps du défunt est réduit en poussière ou en cendre, son esprit se meut comme une ombre avec laquelle les vivants sont capables d'établir une relation et d'échanger comme avec les vivants.
IMMORTALITÉ ET SOUVENIR
Plus encore que cette méditation sur le temps de la mort, c'est bien le désir de survivre dans le souvenir des vivants qui apparaît comme l'attitude la plus originale et la plus courante de l'homme romain. En effet, pour lui, seul l'homme qui a agi durant sa vie est capable de vivre ensuite dans le souvenir d'autrui. La memoria, dont nous avons déjà souvent constaté l'importance, est l'achèvement normal et post mortem de toute existence humaine valable aux yeux de la cité. Or, paradoxalement, elle est moins orientée vers le passé - le souvenir d'un homme mort - que vers l'avenir. Rappelons-nous la réflexion de Cicéron* : «La création d'une famille*, la perpétuation de notre nom, l'adoption des enfants, le soin apporté aux testaments, les monuments mêmes des tombeaux avec leurs inscriptions, que nous font-ils entendre, sinon que notre pensée s'étend jusque dans l'avenir?»(Tusculanes, l, 14). Or cette opinion est communément partagée, comme en témoigne l'épigraphie funéraire, qui nous livre des centaines de témoignages attestant que quand on a bien accompli son métier d'homme, on en sera récompensé. Faut-il s'étonner qu'à Rome cette immortalité* humaine soit réservée aux seuls actifs? Non pas, puisque la seule memoria qui soit certaine, c'est le souvenir que l'on peut laisser de ses actions. Le renom dans le souvenir des autres est ce qu'il y a de moins aléatoire, puisque la seule raison humaine ne peut affirmer la réalité d'une existence immortelle dans l'au-delà de la mort. Mais un texte gravé sur la dernière demeure du mort permettra de perpétuer le souvenir d'une vie, en rappelant les actions entreprises, les fonctions exercées, les métiers pratiqués, les titres reçus. Or, il est plus qu'évident que cette immortalité-là ne concerne que ceux qui ont exercé une ou des actions dignes de passer dans le souvenir collectif. A la poussière matérielle du corps répondent les qualités que l'homme a manifestées de son vivant. La seule récompense du talent et du courage c'est de ne pas tomber dans l'oubli : «La mort est terrible pour ceux dont tout s'éteint avec la vie, mais non pour ceux dont la renommée ne peut périr», dit encore Cicéron (Paradoxe des stoïciens*, II, 18) à qui fait écho Horace : Non omnis moriar, «Non, je ne mourrai pas tout entier» (Odes, III, 30). Nos mérites ne durent pas seulement le temps bref de notre passage sur terre; ils se prolongent aussi longtemps que dureront les générations humaines. C'est vivre seulement pour quelques hommes que de songer uniquement à son époque! «Des milliers d'années et des milliers de races se lèveront dans l'avenir, ce sont elles qu'il faut regarder », écrit Sénèque*, «car si la gloire donne du prix à la vertu, elle ne saurait périr. Sans doute les propos de la postérité ne nous toucheront point, mais bien que nous n'y soyons plus sensibles, on nous honorera plus tard; on parlera de nous» (Lettre 79, 14-17). Le voilà l'aveu le plus clair : «On parlera de nous». Une telle certitude est stimulante pour l'action de l'homme romain. Bien entendu certains moralistes chagrins peuvent contester ce sentiment et montrer la vanité de toute gloire humaine. Mais le fait est que ce sentiment d'une immortalité dans le souvenir d'autrui est devenu un véritable lieu commun et qu'il témoigne ainsi de l'attachement de ces hommes au souvenir qu'ils pouvaient laisser après leur vie. Plus que tout autre, le Romain a eu la volonté de se survivre par une notoriété qu'il croit durable, parce qu'il en mesure la durée à sa propre échelle purement humaine. Il a la volonté d'occuper, par-delà sa mort, le souvenir des hommes, comme il était, de son vivant, présent parmi eux. Mais qui ne voit que, derrière cette assurance qui se veut tranquille, c'est finalement une peur qu'il tente de conjurer, la peur devant la disparition totale de son être? Tout ce qui fut fait duran t une vie d'homme, est-ce une réalité bien solide, aussi tangible et impérissable que les caractères gravés sur la pierre et qui en fixent le souvenir? En tout cas, c'est bien là la fonction de l'inscription funéraire que de conserver ce souvenir. C'est encore Cicéron qui en explique la raison profonde: les anciens Romains étaient convaincus, dit-il, que l'homme ne disparaissait pas totalement au sortir de sa vie, que tout sentiment n'était pas éteint dans la mort et que, de cette certitude, découlent tout le droit funéraire et les prescriptions rituelles, comme ces louanges gravées pour toujours. Et pourtant! Ceux-là mêmes qui parlent de nous, combien de temps en parleront-ils? Interrogation qui, pour l'homme romain, est tragique, et qui se double d'une autre préoccupation, lancinante, celle de l'Ombre.

APRÈS LA MORT
Umbra, c'est ce qui reste après la mort de celui qu'on a aimé, lorsque son corps est décomposé ou réduit en cendres.
Umbra
, c'est cette force mystérieuse que des rites précis fixent et enferment dans la tombe, sinon elle errerait à tout jamais. C'est enfin l'idée d'un double, de l'esprit du mort qui habite le tombeau, y conserve les besoins et les habitudes de l'homme en son vivant, tandis qu'en même temps cette ombre descend dans les profondeurs de la terre pour y vivre avec ses semblables une vie analogue à celle des vivants. De multiples témoignages épigraphiques attestent nettement que l'homme romain a donné une forme à ce non-être qu'est le mort. L'état de «mort» devient pour lui quelque chose d'objectif bien qu'on ne puisse le cerner avec précision, ni le délimiter précisément (7). Cependant, c'est avec l'umbra que les vivants peuvent encore dialoguer, La localisation des tombeaux correspond, nous l'avons vu, à une organisation précise de l'espace funèbre, mais le défunt n'est pas pour autant retranché de la société des vivants. Les tombeaux sont placés le long des routes, à la sortie des villes, au bord des chemins les plus fréquentés. «On a placé Lollius sur le bord de cette route pour que les passants lui disent: Bonjour Lollius ! », explique une inscription (Dessau, 1967). Un commerce s'établit ainsi entre le mort et les vivants, parfois sous forme d'un dialogue familier: «Salut, Fabianus! - Que les dieux vous accordent leurs bienfaits, les amis! Et vous, voyageurs, que les dieux vous soient propices, à vous qui vous arrêtez près de Fabianus. Allez, et revenez sains et saufs. Vous qui me jetez des fleurs, vivez de nombreuses années!» (Dessau, 1967), Or il est bien évident que de telles inscriptions sont rédigées par les vivants. C'est dire combien elles expriment le sentiment commun d'une sorte de communion entre les deux mondes et que, si un juste souvenir est rendu à un mort, celui-ci peut être utile à ceux qui vivent encore, étant entendu que, dans cet échange «juste», les vivants doivent écouter les plaintes du mort. Dans une inscription de Mayence, Jucundus, éleveur de bestiaux, parle: «Voyageur, qui que tu sois, si en passant tu lis ces lignes, arrête-toi. Apprends comme je fus arraché à la vie de manière ignominieuse. Je n'ai pu vivre plus de trente ans: un esclave m'ôta la vie et lui-même se jeta dans le fleuve. Le Main l'enleva, lui qui avait ôté la vie de son maître!» (C.I.L, XIII, 7070).

Bien moins fréquentes sont les inscriptions qui manifestent seulement un chagrin privé et où la carrière et le souvenir public ne l'emportent pas sur la peine éprouvée. Une mère pleure son fils peu de temps après sa mort et voit «une forme rayonnant d'une lumière sidérale descendre de l'éther». Le jeune homme a gardé son vrai teint et sa voix, mais sa stature dépasse sa taille d'autrefois. «Ses yeux ardents brillaient, ses épaules étaient comme auréolées, ses lèvres rouges proféraient des sons pour me consoler : «Je n'ai pas été entraîné dans les sombres profondeurs du Tartare, mais j'ai été emporté vers les astres» (C.l.L., VI, 21521). Nul doute que cette inscription nous donne la transcription psychologique d'un souvenir très proche, en une sorte de vision familière et déjà différente de la réalité vécue.

Ainsi Ia mort est~elle un fait inéluctable d'expérience. Apprendre à vivre sa mort appartient à la secrète sagesse du monde. «Puisqu'il faut mourir, pourquoi mourir en se plaignant?» disent les stoïciens, rejoignant en partie Épicure*, et fournissant un modèle de conduite. Montrer sa crainte, son angoisse, n'est pas digne d'un homme; en face de cette mort qu'on ne peut empêcher, il vaut mieux marquer une certaine sérénité. Mais, encore une fois, seul le mort pourrait rapporter l'expérience de la mort. Et il n'en peut jamais parler, C'est donc dire que toutes les représentations de la mort, et de ce sur quoi elle ouvre, ne sont jamais que les désirs ou les craintes de vivants en sursis. En réalité, l'expérience antique de la mort est d'abord celle du non-être. Mais d'un non-être objectivé, réalisé dans la mort des vivants. La mort définit le statut même de l'homme, en mettant un terme à son cursus. Certes, des croyances religieuses sur l'au-delà viendront peu à peu s'enter sur cette réalité de la mort, sous l'influence des sagesses orientales. En particulier l'idée d'un cycle naturel, vie-mort-vie, dont l'énergie dépasse le moi individuel, a pu développer la croyance en des formes religieuses de l'élan vital, reliant chaque destin individuel au mystère même de la nature. Mais quel qu'ait pu être le succès provisoire de telles croyances, ce ne fut jamais la vision proprement romaine de la mort. Celle-ci, profondément humaine et limitée à l'homme, n'a guère senti que ce non-être de la mort pouvait, peut-être, conduire à un Tout Autre.

NOTES
7. A. Breligh, Aspetti della morte nelle inscrizioni sepolcrali dell'impero romano, Diss. Pannonicae, I, 7, Budapest, 1937.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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