La différence dans le taux de suicides entre hommes et femmes est traité dans l’article «sexe». Ici nous étudierons les origines sociales de la détresse et de la crise suicidaire chez la femme dans la société d’aujourd’hui, notamment la corrélation entre le suicide des femmes et la violence qui leur est faite, leur désintégration sociale en termes de pauvreté et de faible niveau d’instruction, les difficultés inhérentes à leur tâche de soignantes auprès d’enfants handicapés, des malades mentaux et de personnes âgées. Autres temps, autres mœurs: les modèles sociaux de la femme ont évolué, les suicides des femmes ont d’autres origines culturelles qu’en d’autres périodes de l’histoire. Nous prendrons comme exemple la Renaissance qui, de ce point de vue, paraît significative, parce qu’en effectuant un retour à l’Antiquité elle résume la mentalité d’un large pan de l’histoire occidentale.
Violence faite aux femmes. Encore aujourd’hui, la traite des femmes migrantes est une des formes les plus abominables de la violence à l’encontre des femmes. Elle conduit à des problèmes liés au stress et à la dépression*, à la toxicomanie* et ultimement au suicide. Ainsi, dans une réunion de la sous-commission de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la violence à l’égard des femmes ayant eu lieu du 4 au 6 novembre 1999, la modératrice Elisa Pozza Tasca révèle le suicide de trois jeunes filles, victimes de trafic honteux dans les Pouilles, région méridionale de l’Italie. Des équipes «psycho-médico-pédagogiques» ont été créées, un projet «Femmes et mineures à risque» a été lancé et des centres d’accueil ont été ouverts en Italie, en France* et en Belgique*, où la migration illégale des femmes est liée à la prostitution clandestine. À la même réunion de la sous-commission, on rapporte qu’une domestique indienne de seize ans s’est enfuie du domicile d’un diplomate indien en poste à Paris. Les services médicaux qui l’ont prise en charge après une tentative de suicide découvrent qu’elle a été mutilée sexuellement. La jeune fille accuse son employeur, une information judiciaire est ouverte, mais l’immunité ne permet pas au juge d’entendre le diplomate. Selon l’Institut canadien de recherches sur les femmes (icref), les femmes agressées sexuellement ou physiquement sont plus susceptibles que les autres d’attenter à leur vie. À cause de la violence domestique intense et continue, des femmes souffrent de détresse sous forme de dépression, d’angoisse, de nervosité ou d’autres troubles psychosociaux qui peuvent conduire au suicide. Dans certains pays, la violence communautaire, exercée par la famille élargie crée ses victimes. Mary-Jo Del Vecchio Good, professeur en médecine sociale à l’école médicale de Harvard, raconte dans son rapport préparé pour les Nations unies (1997) les événements dans la vie d’une femme indienne. Celle-ci a perdu son mari et ses trois fils au cours d’une émeute ethnique. Le jeu subtil de la famille de son mari dans des échanges, relatifs aux événements produits, a convaincu la femme de sa propre culpabilité* qui a culminé dans le désespoir et finalement dans le suicide.
La désintégration sociale. La pauvreté, les faibles niveaux d’instruction, la dépendance économique et l’oppression patriarcale sont des facteurs aggravants de la désintégration sociale et, par voie de conséquence, de la morbidité psychologique chez les femmes. Le rapport de 1993 sur le développement mondial de la Banque mondiale montre clairement que l’instruction des femmes est un facteur important pour leur santé et celle de leurs enfants. Le rapport de la Banque mondiale sur la santé mentale de 1995 indique que l’instruction des femmes constitue un investissement important aussi bien pour la santé mentale des femmes que pour celle des hommes et des enfants.
Les soins donnés par les femmes aux handicapés. Les femmes constituent souvent le premier et le dernier recours pour leurs enfants qui présentent un handicap physique ou mental, pour leurs parents qui souffrent de vieillesse ou de démence. Ainsi, selon le service statistique canadien, en 1993, 16 des 497 homicides, soit 3%, impliqueraient des mères et leurs enfants. Ces femmes ne disposent pas d’un soutien social et professionnel susceptible de les aider dans leur tâche qui exige, outre la compassion et l’amour, une vigilance sans faille et des habilités particulières. Elles se sentent isolées, sont souvent abandonnées par leur mari, qui réclame parfois la garde de l’enfant, ont des démêlés avec les services de la protection de la jeunesse (dpj). Ces mères catastrophées en viennent à croire que tuer leur enfant et mourir avec lui est la seule solution qui leur permette de le soustraire au malheur et de l’accompagner jusqu’au bout. Certaines d’entre elles réussissent à mettre fin à leur vie et à leur souffrance, tandis que d’autres n’y parviennent pas et doivent faire face à la justice de leur pays, à des critiques et au silence de leur milieu ou à des sentiments personnels très éprouvants de honte* et de culpabilité.
Figures féminines de mort volontaire dans la littérature. La littérature de la Renaissance met en relief le modèle culturel de la femme, compagne fidèle de son mari ou de son amant. Elle fait l’éloge du courage et de la noblesse des femmes qui suivent leur époux dans la mort. Ainsi, le poète anglais Geoffrey Chaucer (1340-1400), dans Legend of Good Women, glorifie le suicide d’amour de Didon*, de Cléopâtre* et de Pyrame*. Dans The Defense of Good Women (1530), Thomas Elyot vante le suicide de Porcia, femme de Brutus* et fille de Caton*, et de Pauline, jeune femme de Sénèque*, ainsi que de plusieurs autres épouses fidèles jusque dans la mort. Plusieurs nouvelles du Décaméron de Boccace (1313-1375) — «Peintre des âmes comme il est le peintre des corps» dit J. Bourciez dans l’introduction de l’œuvre (Paris, Garnier, 1952, p. x) — accordent au suicide amoureux une haute valeur morale. Ainsi en est-il du récit, rapporté par Filostrate dans la première nouvelle de la quatrième journée, au titre suggestif «Le triomphe de la mort». Tancrède, prince de Salerne, fait emprisonner Guiscard, amant de sa fille Gismonde dont il se sent abandonné dans ses vieux jours. Parce que celle-ci refuse de renoncer à son amour, il fait tuer le jeune homme et lui envoie, dans une coupe d’or, le cœur de la victime. Penchée sur la coupe, la dame trempe de ses larmes le cœur mort de son amant: «Ô cœur si tendrement aimé, j’ai accompli mes devoirs envers toi. Il ne me reste qu’un seul geste à fournir: donner à ton âme la compagnie de mon âme.» Elle se fait porter le vase qui contient un liquide empoisonné qu’elle avait préparé elle-même la veille. Elle en verse le contenu dans la coupe où le cœur de son amant baigne déjà dans ses larmes. «Sans la moindre peur, elle porte à ses lèvres ce breuvage, et l’avale jusqu’à la dernière goutte.» Elle meurt, serrant «contre son cœur le cœur du mort». Pris d’un remords tardif de sa cruauté, Tancrède, selon le désir de sa fille et «au milieu du deuil général qu’éprouvaient tous les habitants de Salerne, commanda pour les deux amants des obsèques décentes et les unit dans le même tombeau» (p. 268-277).
Dans son ouvrage Le courtisan, guide du parfait homme de la cour, Baldassare Castiglione (1478-1529) exalte le suicide des femmes de Sagonte pour la beauté du geste et du sentiment: «Ensuite, vous apprendrez comment les femmes sagontines, dans le désastre de leur patrie, prirent les armes contre les hommes d’Hannibal*, et comment, l’armée des Germains ayant été vaincue par Marius, leurs femmes, qui ne pouvaient obtenir la grâce de vivre librement à Rome au service des vierges vestales, se tuèrent toutes avec leurs petits enfants. Et les histoires anciennes sont remplies de mille autres exemples» (livre iii, chapitre xxxiii, Paris, Flammarion, 1991, p. 267). Ce courage des femmes n’existe pas seulement dans l’Antiquité, mais aussi dans le temps même de Castiglione, qui exhibe le modèle féminin de la virginité à toute épreuve. Ainsi, lorsque Capoue fut saccagée par les Français, «une jeune et noble demoiselle de la ville fut emmenée hors de sa maison où elle avait été prise par une compagnie de Gascons, et quand elle arriva à la rivière qui passe par Capoue, elle fit semblant de vouloir lacer un de ses souliers, si bien que celui qui la conduisait la relâcha un peu, et tout aussitôt elle se jeta dans la rivière» (p. 284-285). À Gazuolo, dans le pays de Mantoue, une petite paysanne violée se jeta dans la rivière. Sa sœur qui la suivait lui lança une corde, mais la jeune fille la refusa. «C’est ainsi, conclut Castiglione, que fuyant tout secours qui pût lui sauver la vie, en peu de temps elle mourut. Et ce ne fut pas la noblesse du sang ni la peur d’une mort plus cruelle ou du déshonneur qui la poussait à agir ainsi, mais seulement la douleur d’avoir perdu sa virginité» (p. 285). La distinction entre écrits littéraires, discours moraux et pratique de la vie quotidienne pourrait nous réserver des surprises, si, par des récits, on pouvait atteindre la violence et les inégalités sociales entre les hommes et les femmes, entre les riches et les pauvres de ces sociétés antiques ou classiques.
Interventions médicales. De 1991 à 1999, la Fondation HERS a recueilli les données sur les effets négatifs de l’hystérectomie sur 621 femmes entre 15 et 65 ans résidant aux États-Unis*, au Canada* et en d’autres pays. Outre le fait du changement de la personnalité (77,9%), de la fatigue profonde (76,0%), de la difficulté d’établir des rapports avec d’autres personnes (67,8%), elles souffrent de pensées suicidaires (53,1%) et ont fait des tentatives de suicides(6,4%). Parmi les cent trente femmes ayant subi une hystérectomie sans se faire enlever les ovaires, 54,6% ont eu des idéations suicidaires, parmi les 61 femmes ayant subi l’ablation d’un ovaire, 52,5% ont eu des idéations suicidaires et parmi les quatre cent trente femmes ayant subi l’ablation des deux ovaires, 52,8% ont eu des idéations suicidaires. La baisse de leur qualité de vie, causée par l’insatisfaction à l’égard de leur vie sexuelle et de leur image corporelle, est un facteur à prendre en considération dans l’étude du suicide chez les femmes.
M. Gissler a relevé un pourcentage plus important de suicides chez les femmes ayant subi une interruption volontaire de la grossesse (IVG) que chez la gent féminine en général. Ce risque accru de suicide serait attribuable à des facteurs de risques communs pour l’IVG et le suicide sinon aux conséquences négatives de l’IVG pour la santé mentale (M. Gissler et al., «Suicide after Pregnancy in Finland, 1987-94: Register Linkage Study», British Medical Journal, 313, 1996, p. 1431-1434). Cependant, parmi les deux mille femmes observées en Angleterre pendant une période de dix ans, il n’y avait aucun suicide A.C. Gilchrist et al., «Termination of Pregnancy and Psychiatric Morbidity», British Journal of Psychiatry, 167, 1995, p. 243-248). Les femmes qui interrompent une grossesse se trouvent dans une phase particulièrement malheureuse de leur vie. Leurs relations avec le partenaire et leur situation sociale en général en sont gravement affectées. Chez elles, le risque suicidaire n’est donc pas directement lié à l’IVG, mais plutôt à leur grossesse non désirée ou désirée au début, mais devenue par la suite indésirable pour des raisons complexes d’ordre social ou médical.
Phases du cycle menstruel. Selon Richard Wetzel et James McClure, Jr, les femmes ont un taux de suicide plus élevé pendant les première et dernière semaines de menstruation («Suicide et cycle menstruel: étude», Comprehensive Psychiatry 13, n° 4, 1972) Pour un bilan critique de cette littérature,voir Enrique Baca-Garcia et al., «Relation entre phases du cycle menstruel et tentatives de suicide», Psychosomatic Medecine, 62, 2000. L'effet de la grossesse et de l'accouchement sur les tendances suicidaires maternelles est présenté par E. C. Harrus et Brian Baraclough dans «Le suicide comme conséquences de troubles médicaux», Medecine, 73, 1994 ( A. Solomon, Le diable intérieur, 2002, p. 513, note 29). Consulter: A. Gisselmann et al., «Tentatives de suicide et cycle menstruel : Etude épidémiologique», Annales médico psychologiques,1996, vol. 154, no2, p. 136-139 http://cat.inist.fr/
© Natalia Fernandez - Diaz
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Barcelona, 2012