L'Encyclopédie sur la mort


Les femmes et le suicide: une exploration depuis la périphérie discursive (I)

Natalia Fernandez

Des statistiques plus ou moins universelles assurent – et elles insistent avec leur rhétorique particulière - que le nombre de suicides est beaucoup plus élevé dans la population masculine que dans la féminine. Science Daily, dans son édition du 12 novembre 1998, remarque que sur 30 000 suicides aux États-Unis,* les trois quarts correspondent à des hommes. En revanche, les femmes surpassent nettement la population masculine en tentatives de suicide*. En effet, dans la même année le nombre de femmes qui ont essayé de mettre fin à leur vie était de 200 000, un nombre inouï si on le compare au nombre réel de suicides. Ce fait incontestable n'est pas nouveau : déjà en 1933, la Clinique Mayo, de New York, publiait des statistiques similaires.
Les femmes et le suicide : une exploration depuis la périphérie discursive (I)

1. Une introduction nécessaire

Malgré le manque d'explications suffisantes sur les causes de ces différences entre hommes et femmes, il semble clair que la tentative de suicide n'en est pas toujours une. En effet, ce phénomène d'inventaires interminables d'accidents qui font qu'un individu finit par être transporté d’urgence à l’hôpital peut être un geste afin d'attirer l'attention sur une blessure émotionnelle, imaginaire ou réelle. Il est possible que cette explication ne couvre pas totalement les questions qui font leur apparition quand on essaie d’établir la différence entre suicide et tentative de suicide. Néanmoins nous croyons que l'autre question, celle de savoir pourquoi le suicide est plus fréquent chez les hommes que chez les femmes, est essentielle mais n'a pas de réponse satisfaisante. Les cognitivistes soutiennent que l'esprit de la femme est plus inclusif, et par conséquent plus enclin à chercher, à l'extérieur, les éléments d'appui qui lui permettent une plus vaste perception avant d'arriver à l'action. Je crains qu'une révision de ce sujet, du point de vue du désordre neurologique ou psychiatrique, n'aide pas non plus ni même un tant soi peu à comprendre les différences entre les hommes et les femmes suicidaires. Au-delà de l'ampleur des statistiques et de la froideur des chiffres, pourrait-on décréter des différences qualitatives entre l'un et l'autre groupe? Étant donné que les statistiques ne sont que cela,une interprétation de la réalité, nous allons essayer de mettre l’accent uniquement sur les aspects qualitatifs. Et pour qu'il en soit ainsi, il n'y a qu'à reconnaître que le suicide d'hommes et de femmes en Afghanistan n'a probablement rien à voir avec le suicide d'hommes et de femmes au Japon.

2. Orient versus Occident

2.1. Le Japon* et la Chine*

Commençons, en tout cas, par le Japon. Le 26 juillet 2010 l'agence de nouvelles Reuters publiait une note dans laquelle on annonçait que les femmes japonaises atteignaient les plus hauts taux de longévité dans le monde entier. Bien sûr, aussi très au-dessus de la population nipponne masculine! On ajoutait à la donnée statistique une brève annotation interprétative,provenant sans doute d'un organisme institutionnel : les hommes se suicident davantage. Et s'ils se suicident davantage,on a des arguments formels pour le démontrer, c'est parce qu'ils sont plus exposés à la réalité sociale et aux soucis, surtout ceux occasionnés par le travail. Le désespoir, qui n'est pas autre chose que le fruit d'un amas désordonné de soucis, serait-il un phénomène qui concerne seulement les hommes?

Le philosophe confucianiste Ya Yuang, né dans la province chinoise de Hubai en 1704, expliquait que lorsqu'un homme écrit un poème de suicide il ne reflète que son dernier geste féminin de désespoir et d’abandon, mettant en évidence sa propre incompétence. Cette antique réflexion ne devrait pas nous étonner. Edwin S. Shneidman, l'un des grands spécialistes du suicide contemporain, fait appel aux mots de Boris Pasternak quand celui proclame que l'homme qui se suicide cesse d’être, tourne le dos à son passé, déclare faillite et ses souvenirs ont quelque chose d'irréel. Le désespoir féminin oriental trouverait en quelque façon son équivalent dans la faiblesse que l'Occident attribue aux femmes. Qu'est-ce qui arrive, alors, dans la propre tradition chinoise, aux femmes qui se suicident? Succombent-elles ou non au désespoir? Quelles sont les autres raisons ou injustices qui les motivent?

Dans l'étude que Paul S. Ropp, entre autres auteurs, publie sur la Chine et les suicides féminins, Passionate women: female suicide in late imperial China on recueille le témoignage de Confucius*, qui considérait que la pratique du suicide féminin pouvait être une vertu quand les motifs de la suicidée étaient ceux de la pureté ou de la chasteté. L'auto-immolation, par puritanisme ou par simple raison de veuvage, se justifiait et même affichait une certaine pertinence esthétique. Comme Paul S.F.Yip nous rappelle dans son essai Suicide in Asia : causes and prevention le suicide n’obéit pas toujours à l’anomie ou à d’autres forces aliénantes propres aux méga-sociétés, mais, dans plusieurs occasions, il se révèle comme un acte qui répond à des raisons altruistes.

Cette condition de certaines femmes en Orient, prêtes à l'immolation, fait que leur geste suicidaire a des connotations substantiellement différentes de celui d'une femme occidentale. Celle-ci, en effet, est plus exposée à la pression sociale d'être "quelqu'un", à la médicalisation de la vie, sous la douteuse promesse d'un bonheur éternel sans failles et aussi, il va de soi, exposée à la fragilité mentale. Voilà un point où le contexte culturel devient plus qu'un complice dans la compréhension des suicides féminins, de ses causes et - pas la moindre -de ses conséquences. Malgré cela, il nous manque des éléments plus utiles pour l'analyse et, en définitive, il faudrait une approche plus modeste de la vérité épistémologique - beaucoup plus qu’à celle de la statistique, qui apporte maintes informations et peu de vérités.

2.2 Autres pays asiatiques

Le Népal est l'un des pays qui enregistre le plus de suicides de femmes dans le monde. Nous savons peu du Népal et, par le fait même, notre objectif peut se perdre entre des lumières et des ombres - plus d'ombres que de lumières, cela dit - mais peut-être en comprenant mieux sa réalité subjective nous réussirions à connaître l'Occident un peu mieux, - sans le miroir qui reflète l’autre, toute connaissance serait vaine. Une marche de notre supériorité que nous descendons et sur laquelle nous nous sommes hissés pour expliquer au monde ce qu'il doit faire ou ne pas faire, ce qu'il doit croire ou ne pas croire! La majorité des suicidaires népalais sont jeunes, même très jeunes, et se pendent, s’empoisonnent ou se jettent dans la rivière. Il y a des suicidaires de toutes les conditions sociales, jusqu'aux femmes politiques qui sentent que leurs époux font pression sur elles afin d'obtenir la totalité de leur salaire. Une recherche du phénomène suicidaire vue dans l'optique de la santé mentale n'a pas mis en évidence des résultats concluants, tandis que les facteurs émotifs liés à la famille ou au mariage semblent plus proches d'une cartographie du désespoir et, par conséquent,de la vérité épistémologique.

Bien que le background social soit totalement différent, au Kirghizstan, où le taux de suicides féminins est aussi très élevé, c’est un fait que les facteurs émotifs jouent un rôle actif et indubitable, spécialement dans le contexte du mariage . Chose qui ne devrait pas surprendre parce qu’il s’agit d'un pays qui pratique la séquestration de femmes pour les marier, un vrai drame humain qui d’habitude les conduit à une solitude et à une incompréhension sans issue. La majorité de celles qui ont essayé de mettre fin à leur vies avaient été enlevées à des fins matrimoniales. Les survivantes parlent d'un malheur rattaché au fait que le mari est un inconnu qui assure leur subsistance, ainsi qu'à la surdité et à la cécité d'une société où la femme est une machine à fabriquer des enfants. Comme machine, il faut lui assurer la nourriture mais pas l’affection.

Il est possible, même probable, que le désespoir humain ne se manifeste pas de manières si différentes. Mais l'auto-immolation des femmes pour une cause qui est parfois étrangère à leur affection et à leurs attentes marque vraiment une différence. Même le sacrifice rituel n'a rien à voir, parfois, avec le désespoir. Le désespoir est une force vive qui pousse les femmes kirghizs à chercher une lumière au bout du tunnel étroit de leur vie. Les femmes chinoises, par contre, qui s'immolent pour un idéal ne sont pas dans un tunnel, mais dans un vaste terrain sur lequel l'auto-immolation est un geste respecté, loué et beau à sa manière. Cependant, les unes et les autres apparaissent avec une volonté obscurcie, partiellement ou totalement, par les normes sociales et par une contrainte intense qui les anéantit.

Dans la frange qui sépare le désespoir de l'autosacrifice*, les suicides rituels de veuves se retrouvent dans des pays comme l'Inde, le Pakistan ou l'Afghanistan. La femme, comme "accessoire" du mari, perd subitement sa propre valeur, déjà très minime en soi, à la mort de celui-ci. Confrontée à une omerta inquiétante ou à une invitation implicite, la veuve doit mourir avec son mari, parce que par elle même sa vie manque de signification. Ensuite l'ostracisme et la stigmatisation impitoyables l'attendent. À propos, obliger la femme à mourir avec le mari n'apparaît pas être la pire des cruautés dans l'inventaire des supplices imposés aux femmes à travers l'histoire. Déjà en 1910 la Maison des Veuves de Pune a recueilli une documentation détaillée des souffrances orchestrées auxquelles on soumettait celles qui avaient perdu leur mari, comme si la perte d'un être aimé n'était pas une raison suffisante de deuil. Abandonnées à leur sort par leur famille, elles sont victimes de toutes sortes d'humiliations et de mauvais traitements. Plus le poids des croyances religieuses est lourd et plus l'enracinement de certaines pratiques sociales est profond, plus la situation s'aggrave. Comme publie World Public Opinion en 2008, l'Inde est un cas singulier : d'un côté des lois ont été promulguées pour protéger les veuves; mais de l'autre côté, le degré de reconnaissance réelle continue d'être inusuel et inexplicablement bas.

Bien que la pratique du sati* (appelé ainsi pour rendre honneur à l'épouse du dieu Shiva, qui s'est immolée á côté du cadavre de son mari, par amour; mais en vérité ce furent les Aryens, lors de leur invasion de l'Inde vers approximativement 1500 av. J.-C., qui ont introduit la sauvage coutume du sati, c'est-à-dire la destruction par le feu d'une femme après la mort de son mari) fut interdite dès 1829, et encore en 1956 et en 1981 devant l'inefficacité de la mesure, il reste que des cas continuent d'être enregistrés. Le consentement social qui tolère la douleur et y incite, présente des arguments identiques à ceux des savants de la Chine impériale : c'est un acte vertueux. Les villageois ont l'habitude de célébrer le sacrifice de la femme, et sur les restes des cendres ils érigent un temple. La veuve vivante a perdu sa valeur. La veuve morte est une déesse. L'Hymne de Sati du Rig Veda X.18.7 était (et est encore) récité pendant la célébration de l'immolation de la veuve :
« laissez ces femmes, dont les maris sont précieux et vivent encore, entrer dans la maison (…). Permettez à ces femmes de marcher dans le bûcher funéraire, sans larmes ni affliction, et bien ornées ».

En Iran et en Afghanistan les femmes optent pour les flammes comme moyen d'en finir avec la vie. Actuellement, c'est une manière d'élever la voix, en général contre la pauvreté ou contre une vie qui n'est pas celle qu’elles auraient choisie. Au Tajikistan les femmes se jettent aussi dans le feu, observe Oinihol Bobonazarova, de l'ONG Perspektiva Plus. Elles ne le font pas seulement parce que le mari décède, mais parce que le mari part au loin, qu'il disparaît de l'environnement affectif, et parfois parce qu'il crée une nouvelle famille et qu'il arrête d'être une source de survie pour la femme qu'il a abandonné et pour ses enfants. Dans le même contexte conjugal, au Vietnam une grande partie des femmes souffre d'abus fréquents. Plus précisément, une femme sur quatre a été victime d'abus physiques ou sexuels de la part de son mari, une situation psychique extrême, qui a comme conséquence une plus grande propension au suicide dans la population de ce pays. En outre, dans des zones du Kurdistan, des crimes d'honneur sont perpétrés contre les femmes. On estime qu'entre 1991 et 2007,selon les journalistes John Leland et Namo Abdulla dans le New York Times du 21 novembre 2010, plus de 12 000 femmes ont été tuées au nom de l’honneur. Plusieurs de ces crimes se dissimulent derrière un suicide, un fait qui complique beaucoup l’exercice de distinguer un cas de suicide d'un cas d'assassinat. Mais c'est une nuance, bien que très importante, qui pourrait faire l'objet d'une autre étude.

© Natalia Fernández Díaz
Barcelona, février 2011
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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