Ceux qui sont habitués à lire des rapports sur le suicide et sur toutes les nouveautés que les experts et les médias mettent à la portée de notre regard, ne sont pas surpris du fait que les sujets se répètent et que les schémas se reproduisent : les manières de mourir, les causes, les âges, le sexe ou le statut social.
Malheureusement, les mécanismes qui régissent les études les plus sensées et l'information généralisée, reposent sur les perspectives de la culture occidentale. Et la culture occidentale est claire en termes de ses principes et de ses dogmes, de telle sorte que le suicide cache toujours une pathologie mentale, le poids de la solitude et de l'offense. Classée dans la catégorie des maladies, il admet, surtout, le rapprochement thérapeutique à travers la prévention et l'intervention. De cette façon, le suicide devient propriété privée de la psychiatrie.
Peut-être pour cette raison là, il serait bon de faire un exercice qui permet de voir notre propre pensée à travers les yeux des autres, réfléchi sur le miroir de l’altérité culturelle. Et la Chine consent cette contorsion qui n’est pas exempte d'imagination et de largeur d’esprit. Comme le sinologue français François Jullien avait avoué : « il est parti en Chine parce qu'il était intéressé à l'Europe ». En définitive, il n'est pas possible la compression de ce qui est propre si notre image ne réverbère pas sur l’autre.
Dans un sujet si délicat et subtil comme le suicide, la Chine en finit avec les trouvailles et les mythes qui ont hanté notre héritage culturel. Une recherche récente, réalisée par Fei Wu, démontre que ceux qui, en Chine, commettent un suicide ou l'essaient, ne montrent pas du tout des symptômes de dépression ou d'aucun trouble mental. Plutôt le contraire : ils ont l'habitude de jouir d'une haute qualité de vie et, si quelque chose les distingue de leurs semblables, c'est précisément tout le positif (Fei Wu, 2010). Quelques spécialistes, comme Kleinman, suggèrent qu'en Chine le suicide se montre plutôt comme une manière de résister au pouvoir (Lee & Kleinman, 2003). La tradition chinoise du suicide comme protestation est prolongée et rien de mieux que de recourir à l'exemple du poète Qu Yuan, un poète enclin aux vers patriotiques, qui décide de se tuer quand l'empereur décline de suivre ses conseils. Comme il est évident, il y a des exégètes qui portent l'analyse de cet aspect un peu plus loin et qui soutiennent que la société chinoise offre le suicide comme une option « acceptable » (Holland Barnes, Golden, Peterson, 2010). En fait, dans la littérature classique chinoise le suicide apparaît comme une solution légitime aux problèmes. Par exemple, une femme du monde rural chinois pour qui la famille renferme toute la signification et la justification de l’existence, peut décider de s'enlever la vie si le projet de famille échoue. Les lois du mariage sont fondamentales et aussi la famille comme unité structurale (Tao, Zheng, Mow, 2004). Les principaux épisodes de tentatives de suicide sont recueillis dans les chroniques familiales, par exemple, par l'abandon du mari (Lee 2000).
D'un autre côté, en face des données statistiques incontestables qui notent que les hommes se suicident plus que les femmes - et, effectivement, dans le cas européen il est ainsi depuis qu’il existe des recensements et des études du phénomène - la Chine commence à mettre en question cette évidence numérique, en apportant ses propres évidences, dans lesquelles il reste clair que le nombre de femmes qui se suicident surpasse d'une vaste marge le nombre d'hommes qui le font. Et cette singularité en comporte une autre : les femmes chinoises ne se suicident pas par dépression ou par d'autres troubles mentaux.
Cependant, cela n'explique pas le mystère de la causalité. Quelques auteurs, comme Pearson, essaient de trouver des explications sociales ou sociologiques; par exemple, la valeur de la passivité et de la modestie chez les femmes, et la nécessité d'intérioriser les turbulences émotives, de manière que, en face de l'entêtement des contrariétés de la vie, mieux vaut s'adapter au monde que le modifier (Pearson, 1995). Il découvre aussi d'autres causes, comme la discrimination dans l’éducation et le travail de la femme, surtout dans les zones rurales, mais cela n'explique rien en soi même - c'est-à-dire, cela pourrait expliquer ce fait autant que son contraire-. Si ces arguments avaient un poids décisif, cela n'expliquerait pas que dans le reste du monde, où la femme est loin de profiter de droits identiques à ceux des hommes -la loi a beau défendre l'égalité- le taux du suicide ne soit pas plus élevé parmi les personnes de sexe féminin. Arthur Wolf affirme que l'aversion sexuelle ou l'absence de fertilité jouent un rôle essentiel dans la détermination de se suicider.
En réalité le suicide en Chine - il n'y aurait pas de différences entre les hommes et les femmes - une forme d'exercer le pouvoir. Rien n'anéantit tant l'ennemi comme le dommage que l'on s’inflige à soi-même. Menacer de s'enlever la vie est l'une des stratégies les plus efficaces et par conséquent est susceptible de générer plus de terreur chez l'adversaire (Morrison, 2004). Toute tentative sociologique d'expliquer la tendance au suicide des femmes en Chine est condamnée à l'échec si nous ne sommes pas capables d'éclaircir l'énorme importance de la tradition chez les modèles de comportement même dans la Chine actuelle.
Dans ce sens-là il faut citer les sources qui ont abreuvé les érudits et les classes populaires. Une de ces sources est Lienu, un résumé de biographies de femmes exemplaires recueilli par Liu Xiang (79 av. J.-C.-8 ap. J.-C) qui a eu une grande répercussion sur l'imaginaire social. Il s'agissait de 18 récits où le comportement des femmes était idéalisé et où, parfois, on invitait la femme au suicide quand elle éprouvait une perte dans son intégrité ou dans sa chasteté. Les textes canoniques du confucianisme établissent, à partir du Lienu, une série d'instructions morales, qui ont constitué le substratum éducatif des femmes chinoises pendant plus de deux millénaires. Comme disait Tongli Lu, « au nom de la moralité, les femmes chinoises recevaient une instruction patriarcale, les secourant d'une manière volontaire dans leur autodestruction » (Lu, 1993).
Si, dans la tradition chinoise, la femme se suicide, elle est une héroïne – les liefu, ou les femmes qui sont mortes en résistant à la violence, celles qui ont accompli un suicide après avoir été violées ou lorsqu'elles sont devenues veuves, etc. Or, depuis l'époque de Mao Zedong tout cela a radicalement changé : la femme qui se suicide est suspectée de haïr son mari (Lu, 1993). Il est curieux que non seulement le suicide commence à être mal perçu mais même les tentatives de suicide subissent des connotations négatives. Ainsi, la femme qui survit au suicide voit sa réputation ternie devant le monde et peut être pénalisée par le simple fait d'avoir fait semblant de mourir (Perry, Selden, 2003).
Néanmoins il y a d’autres aspects dont les experts ne parlent pas. Pendant le XIXe siècle l'usage de l'opium était très étendu surtout comme narcotique - à partir de son exportation et implantation dans d'autres pays, comme l'Angleterre- mais aussi comme moyen pouvant procurer une mort lente. Dikötter, Laamann et Xun racontent dans leur livre Narcotic culture : a history of drugs in China que l'opium était un recours de la femme devenue veuve pour mettre fin à ses jours et « s'unir à son époux » (Dikötter, Laamann, Xun, 2004) . L'écrivain Bao Tianxiao, né en 1870, écrit dans ses mémoires que dans sa ville, Suzhou, ce sont les femmes mariées qui utilisent l'opium de manière particulièrement intense et récurrente. Zheng ajoute de sa part que l'opium, effectivement, est consommé par les femmes mariées, non seulement parce qu'elles étaient adeptes de ce produit à la fois aphrodisiaque, article de luxe ou analgésique, mais spécialement, parce qu'il leur permettait de se dérober au cercle vicieux de l'ennui (Zheng, 2005). Le journal News, de Shanghai – aussi connu comme Shen Bao - consacre, à la fin du XIXe siècle, de nombreux éditoriaux afin de persuader les femmes consommatrices d'opium de ne pas se suicider (Zheng, 2005).
Peut-être cet article servira à repenser une réalité qui défie la psychiatrie occidentale d'orienter ses interrogations et ses interprétations du suicide vers de nouveaux domaines théoriques qui s'appuient sur des bases solides.
BIBLIOGRAPHIE
-FEI, Wu (2010): Suicide and justice : a Chinese perspective. London: Routledge.
-LEE, S. et KLEINMAN, A. (2003) : Suicide as resistance in Chinese Society, dans Elizabeth J. Perry et Mark Selden (eds.), Chinese Society : change, conflict and resistance. London : Routledge.
-HOLLAND BARNES, D; GOLDEN, R.N & PETERSON, F. (2010): The truth about suicide. New York : DWJ Books.
-TAO, J; ZHENG, Bijun & MOW, S. (2004): Holding up half the sky : Chinese women past, present, and future. New York : Feminist Press.
-LEE, C.S. (2000) : “Suicide in Asia and the Far East”, dans K. Hawton et K. van Heeringen (eds), International Handbook of Suicide and Attempted Suicide. New York: Wiley.
-PEARSON, J.L. (1995) : Suicide and aging : international perspectives. New York : Springer Publishing Company.
-MORRISON, Ch. (2004) : Asia Pacific Security Outlook 2004. Japan Center for International Exchange.
-TONGLIN LU (1993) : Gender and sexuality in twentieth-century Chinese literature and society. Albany, New York : State University of New York Press.
-PERRY, E. et SELDEN, M. (2003) : Chinese society: change, conflict and resistance. London: Routledge.
-DIKÖTTER, F; LAAMANN, L.P & XUN, Z. (2004) : Narcotic culture: a history of drugs in China. London: C.Hurst & Co. (Publishers) Ltd.
-ZHENG, Y. (2005) : The social life of opium in China. Cambridge: Cambridge University Press.
© Natalia Fernandez Diaz
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Chine: portrait de vieille femme
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