L'Encyclopédie sur la mort


Famille (suicide)

Une des clés pour comprendre la surmortalité par suicide des hommes et des jeunes hommes ainsi que les taux élevés de tentative du suicide* des femmes* et des jeunes filles est sans doute le questionnement sur les transformations contemporaines que connaît la famille moderne, celle dont le souci primordial est la «construction du moi» ou l’autonomie du sujet autant des époux que des enfants (D. Dagenais, La fin de la famille moderne. Signification des transformations contemporaines de la famille, Québec, Presses de l’université Laval, 2000). Aujourd’hui, les anciennes valeurs de la conjugalité, fondée sur le devoir amoureux, entrent en conflit avec les nouvelles valeurs liées à la revendication du droit de mener un projet de vie autonome. Selon la sensibilité moderne, la relation conjugale et la relation parentale valent dans la mesure où elles favorisent les objectifs individuels et les intérêts que chacun poursuive dans ses engagements professionnels, publics et privés (E. Fuchs, «Amour familial et conjugalité», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 51-55). Un modèle conjugal fondé sur l’amour comme don de soi et désir de l’autre fait-il, dans cette conjoncture, figure de «désastre engendré par un pari stupide»? Des expressions comme «nouveau désordre amoureux» (P. Bruckner et A. Finkielkraut) ou «l’amour déboussolé» (H. Aupetit et C. Tobin) semblent confirmer cette crainte. Le modèle du couple amoureux et de la famille heureuse où l’on réconcilie désir et tendresse, passion et durée, plaisir et institution, semble dépassé par les contraintes des nouveaux modèles de l’homme, de la femme et du jeune dans la modernité.

Cette problématique de la famille dans la société moderne conduit à un réexamen de la notion d’anomie conjugale que Durkheim* propose comme lieu d’interprétation de la crise* suicidaire. Selon l’hypothèse du sociologue français, là surtout où le droit et les mœurs facilitent avec excès la pratique du divorce, le mariage n’est plus une force régulatrice d’intégration sociale et n’est plus qu’une forme affaiblie de lui-même. Quand le divorce plane comme une menace ou comme une solution de rechange sur le mariage et la famille, les gens mariés, surtout les hommes, se sentent fragilisés et deviennent vulnérables au suicide. Or, le législateur n’aurait jamais eu recours à la loi sur le divorce «si la conscience publique n’était pas arrivée peu à peu à juger que l’indissolubilité du lien matrimonial était sans raison» (Le suicide, p. 307). On observe, cependant, que, dans les sociétés où les divorces sont fréquents, la hausse du taux de suicide des époux est plus forte, tandis que les épouses s’y suicident moins qu’ailleurs. Contrairement à l’idée qu’on s'en fait couramment, le mariage, en tant qu’instance régulatrice de la liberté, profite davantage à l’époux. L’épouse n’ayant pas besoin de la contrainte du mariage pour organiser sa liberté, se sacrifie davantage en se mariant. Même «dans les sociétés où l’état matrimonial est tout à l’avantage de la femme, il lui rend moins de services qu’il en rend à l’homme, quand c’est ce dernier qui en profite le plus. Elle peut en souffrir s’il lui est contraire, plus qu’elle ne peut en bénéficier s’il est conforme à ses intérêts. C’est donc qu’elle en a un moindre besoin. […] La règle est donc pour elle une gêne sans grands avantages. Par suite, tout ce qui l’assouplit et l’allège ne peut qu’améliorer la situation de l’épouse. Voilà pourquoi le divorce la protège, pourquoi aussi elle y recourt volontiers» (Le suicide, p. 310-311).

Dans la conjoncture sociale contemporaine, le parallélisme entre la fréquence des divorces et des suicides semble moins visible que dans la société que Durkheim a connue. Le divorce ou sa menace peut encore aujourd’hui, dans certains cas, produire ou accentuer une perturbation conjugale et familiale auprès des époux plus fragiles et surtout chez les jeunes enfants pour qui le lien familial est une forme de protection importante de leur bien-être physique et psychologique. Cependant, dans les familles, le divorce est une cause moindre de perturbation et de désintégration que la quête individuelle de performance, de réussite professionnelle et d’épanouissement personnel. Mener de front l’amour, le travail*, la carrière, les études, la gestion financière, l’école, la garderie, la mode, les sports, les loisirs, les relations interpersonnelles entre époux, entre parents et enfants est un défi presque insurmontable. Certaines familles parviennent à trouver tant bien que mal un chemin à travers ce labyrinthe, mais d’autres vivent un stress excessif qui peut conduire à la frustration, à des situations conflictuelles difficiles à résoudre et au désarroi. Des vies sont sacrifiées à la recherche extrême de la performance sur plusieurs niveaux à la fois. Ainsi, on exige des jeunes* qu’ils apprennent à juger de façon autonome et à être responsables de leurs actes. En même temps ils doivent se conformer aux exigences de l’école, obtenir de bons résultats aux examens, être de bons citoyens qui observent les lois et les règlements, être de bonnes filles ou de bons garçons à la maison, être aimés et être aimables, être dévoués à des causes collectives, réussir dans les sports, sans parler des performances sexuelles selon les modèles en cours. Devant cette mission impossible, certains craquent! On peut se demander si les suicides d’époux, d’épouses, de jeunes filles ou de jeunes hommes ne sont pas davantage de type fataliste qu’anomique. Étonnamment, Durkheim ne consacre au type fataliste qu’une note à la fin de son chapitre sur le suicide anomique. S’il est vrai que la famille contemporaine est soumise «aux intempérances du despotisme matériel et moral» d’un modèle individualiste et utilitariste d’économie néo-libérale, ses membres sont susceptibles de trouver «leur avenir impitoyablement muré» à cause de l’oppression excessive exercée sur eux par ce modèle» (P. Grell, «Les suicides des jeunes en situation précaire: un essai d’interprétation» Recherches sociologiques, université de Louvain, vol. 35, no 1, p. 99-115; «Le “suicidaire¨ et la mort volontaire», colloque ACFAS, Chicoutimi, 2005).

 

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10

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