L'Encyclopédie sur la mort


Signification du suicide contemporain

Daniel Dagenais

L'auteur présente le suicide des jeunes comme un phénomène nouveau de la société occidentale en lien avec la crise contemporaine de la famille qui, elle, à son tour, participe à l'anomie de la société industrielle moderne. La famille est un lieu important de socialisation et d'humanisation de l'individu. C'est dans la famille que l'individu apprend à limiter ses besoins et se prépare à servir ses semblables.
Signification du suicide contemporain et reconsidération de la question du suicide

La première conclusion de cette recherche concerne la signification la plus générale du suicide contemporain, à savoir son appartenance à une causalité plus profonde où il devient symptôme d'une réalité plus large. La facture sociale reconnaissable du suicide nous livre cette conclusion. Depuis une quarantaine d'années, une nouvelle physionomie du suicide est apparue à la grandeur de l'Occident. en coïncidence avec des bouleversements en profondeur des sociétés modernes (de leur structure économique, de leur cadre politique et institutionnel). Les désaccords théoriques sur la portée de ces changements (postmodernité?, High Modernity ?) en confirment d'ailleurs l'importance. Les traits saillants de ce mouvement, entre l'espace de son déploiement et la synchronie de son surgissement, éclairent sa signification. Il consiste d'abord en une amplification de la surmortalité masculine par suicide qui était déjà propre aux sociétés industrielles, surmortalité que l'on ne retrouve pas, par exemple, en Chine ou en Inde aujourd'hui ou ailleurs à toutes les époques. Il inverse le rapport ville et périphérie , auquel nous étions habitués. Ce n'est plus dans les grandes villes qu'on se suicide, comme au temps de Durkheim*, mais dans les régions périphériques. Ce mouvement est porté sans s'y restreindre par le suicide des jeunes*, phénomène nouveau à l'échelle de l'Occident, et phénomène surprenant en lui-même quel que soit le contexte. L'âge où l'écart maximal entre les taux de suicide masculins et féminins peut être observé correspond à ce qui était, il n'y a pas si longtemps, «l'âge au mariage». Le Québec s'inscrit pleinement dans cette tendance à cette différence près qu'il exprime d'une manière accentuée des traits qui partout sont reconnaissables. La particularité québécoise s'atténue d'ailleurs depuis quelques années, comme tend à s'atténuer la surmortalité masculine, pour laisser place à l'invention extraordinaire de la fin du XXe siècle: le suicide des jeunes. S'agissant du Québec encore, toute interprétation doit rendre compte du renversement qu'il a accompli par rapport à sa propre histoire en se joignant à ce mouvement d'ensemble qu'il a paru devancer et dépasser. Or, et c'est l'essentiel, le travail d'interprétation doit porter sur cette réalité phénoménale qui est la pleine réalité du suicide contemporain.

Que cent écoles rivalisent à désigner le sens de la chose, soit, mais passer à côté de la chose, parler d'autre chose, c'est rater l'objet. Au total, et pour commencer, cette première conclusion s'offre comme réfutation du paradigme suicidologique qui, niant la réalité phénoménale du suicide, l'appréhende comme un comportement suicidaire, dépourvu de sens, ou s'équivalent d'adolescentes idées suicidaires et passage à l'acte fatal, attitude devant faire l'objet de surveillance, au sens foucaldien. L'objectivation du suicide en tant que phénomène social, trouvant son assise dans un dispositif plus large, ne résulte pas du biais des sociologues. Sociologie, psychologie, psychanalyse partagent le même objet. Nous proposerons, par exemple une interprétation qui lie significativement la crise de la famille* à la la tendance que nous avons décrite.

[...]

L'effondrement de la famille en tant que rituel du devenir adulte permettant d'enterrer sa jeunesse en s'en faisant une raison, ouvre la porte à l'anomie virtuelle profonde de la société moderne industrielle. À certains égards, cette société a prétendu faire du monde une simple opportunité pour l'individu. Le mariage et la fondation d'une famille, équivalant à l'acceptation de rejouer la donne du symbolique et d'en assurer la transmission, ont constitué le rempart contre l'anomie dans la mesure où ils impliquaient l'acceptation, dans son identité propre, en l'occurrence par le biais de l'identité de genre, d'une dimension qui pousse à la reproduction du symbolique. Cette attitude existentielle, cette acceptation ultime de l'introduction dans le symbolique est simplement le contraire de l'anomie.

Le suicide contemporain révèle à un autre niveau à quel point la «société des individus» dépendait finalement du fait que ceux-ci étaient des hommes et des femmes. Et la chose prenait un tour particulier pour le monde ouvrier qui a produit la société industrielle sans qu'il en ait conçu le projet. La famille a constitué pour les hommes soumis à un monde qui leur échappait en partie une des seules raisons d'être d'un travail* qui, laissé à lui-même, pouvait bien n'en pas avoir. Disons la chose pratiquement: quand la société industrielle vous invente un travail qui n'est ni un métier, ni une profession, ni une carrière, qui exige que vous partiez trois semaines dans le bois pour revenir à la maison une semaine sur quatre, ce travail risque d'être dépourvu de sens s'il n'y a personne «à la maison». La société industrielle s'est construite en parasitant la société domestique. Il s'ensuit que le rôle de pourvoyeur (comme la culture ouvrière, comme la solidarité communautaire) était crucial pour les hommes afin de donner un sens à un «travail» qui pouvait ne pas en avoir.

[...]

Si l'anomie est une virtualité forte de la société moderne industrielle, comme l'a montré Durkheim, elle constitue une virtualité inhérente à l'introduction dans le symbolique, ce que révèle le suicide contemporain. On peut illustrer l'importance de cette disposition sur la base de considérations relatives à la socialisation. L'humanisation a spécialisé l'organisme humain au point où les nouveaux-nés naissent totalement non préparés pour vivre d'eux-mêmes, mais entièrement disposés à être socialisés pour advenir à eux-mêmes. Cela dit, la socialisation procède de quelque chose qu'elle ne peut se donner à elle-même: elle utilise la disposition vitale des êtres qu'elle élèvera à l'humanité. L'humanisation suppose la vitalité, dimension qu'elle ne saurait créer, d'une part, et avec laquelle elle doit composer, d'autre part. Une socialisation qui nierait les besoins vitaux de ceux qu'elle veut élever à l'humanité serait «inhumaine». On sait que maintes sociétés sont allées très loin en direction du dressage des besoins, jusqu'au seuil de leur négation. Dans l'autre sens, la transformation par la socialisation d'organiques besoins en attentes psychologiques de satisfaction doit comporter leur éventuelle limitation. C'est que l'hominisation n'est pas fabrication, mais transformation. La socialisation transforme l'organique en symbolique. [...]

Si le symbolique doit quand même valoir le coup pour ceux auxquels il s'offre, doit ne pas équivaloir à une promesse vaine, le consentement à l'autolimitation des attentes équivaut ultimement à l'acceptation de l'entrée dans le symbolique: c'est le prix qu'il faut payer pour entrer dans l'humanité. La maturation est ainsi faite de multiples acceptations qui sont autant de «deuils»*, si l'on peut dire, qui sont rendus possibles ou acceptables non par ce que la civilisation parvient effectivement à réprimer l'attraction utérine, jouissive, maternelle, etc., mais parce que l'orientation vers l'étape suivante fait sens et que l'on s'en saisit. Quelle joie, finalement, de pouvoir le «deuil» de cette mère qu'on croyait sienne, dès lors qu'on entrevoit par là l'accession à l'autonomie*! L'ultime «deuil», l'ultime acceptation du symbolique consiste à enterrer sa jeunesse pour devenir adulte dans une société, c'est-à-dire accepter dans son identité, qu'est venu le moment de rendre ce qu'on a reçu. Il s'ensuit une nécessité anthropologique liée à l'existence du symbolique: toute société doit s'assurer d'un dispositif qui pousse les êtres à en rejouer la donne. La coïncidence entre l'effondrement de la famille comme terminus de la jeunesse révèle le rôle anthropologique joué par la faille dans la fabrique du monde moderne et, du coup, permet d'entrevoir sous un jour nouveau ce qu'avait compris Durkheim par le biais de son concept d'anomie.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Famille et suicide
  • Une des clés pour comprendre le suicide des jeunes* hommes et interpréter le taux élevé de...