L'Encyclopédie sur la mort


Penser la mort

André Comte-Sponville

« Penser la mort » dans Michel Hanus Le Grand Livre de la mort à l'usage des vivants, Paris, Albin Michel, 2007, p. 15-19.

L'auteur dépose d'abord en exergue de son article une citation d'Epicure :

« À l'égard de toutes les autres choses il est possible de se procurer la sécurité; mais à cause de la mort, nous, les hommes, nous habitons tous une cité sans murailles ».

D'où la fragilité des humains, leur statut éphémère et leur caractère mortel.

Puis, il affirme que « la mort constitue, pour la pensée, un objet nécessaire et impossible » (les italiques sont de nous)

« Nécessaire, puisque toute notre vie porte sa marque, comme l'ombre portée du néant (si nous ne mourrions pas, chaque instant sans doute aurait un goût différent, une lumière différente), comme le point de fuite, pour nous, de tout.

Mais impossible, puisqu'il n'y a rien, dans la mort, à penser.

Qu'est-elle?

Nous ne le savons pas. Nous ne pouvons le savoir. Ce mystère ultime rend toute notre vie mystérieuse, comme un chemin dont on ne saurait où il mène, ou plutôt on ne le sait que trop (à la mort), mais sans savoir pourtant ce qu'il y a derrière - derrière le mot, derrière la chose - , ni même s'il y a quelque chose.

[...]

À la question "Qu'est-ce que la mort?", les philosophes n'ont cessé de répondre. Toute une partie de la métaphysique se joue là. Mais leurs réponses, pour simplifier à l'extrême, se répartissent en deux camps : les uns qui disent que la mort n'est qu'un néant; les autres qui affirment qu'elle est une autre vie, ou la même continuée, purifiée, libérée... C'est deux façons de la nier : comme néant, puisque le néant n'est rien, ou comme vie, puisque la mort, alors, en serait une. Penser la mort, c'est la dissoudre : l'objet, nécessairement, échappe. La mort n'est rien (Épicure, ou bien n'est pas la mort mais une autre vie (Platon).

[...]

Bref, le mystère de la mort n'autorise guère que deux types de réponse, et c'est pourquoi peut-être il structure si fortement l'histoire de la philosophie et de l'humanité : il y a ceux qui prennent la mort au sérieux, comme un néant définitif (c'est dans ce camp, notamment, qu'on trouvera la quasi-totalité des athées et des philosophes matérialistes), et ceux, au contraire, qui n'y voient qu'un passage, qu'une transition entre deux vies, voire le commencement de la vraie (comme l'annoncent la plupart des religions et, avec elles, des philosophes spiritualistes ou idéalistes). Le mystère, bien sûr, n'en demeure pas moins. Penser la mort, disais-je, c'est la dissoudre. Mais cela n'a jamais dispensé personne de mourir, ni ne l'a éclairé à l'avance sur ce que mourir signifiait ».

Ensuite, Comte-Sponville développe la pensée de Montaigne, Platon et Spinoza que l'on trouvera commentée ailleurs dans cette Encyclopédie. Puis, il explicite sa façon de penser la mort :

« Je fais partie de ceux à qui le néant paraît le plus probable - tellement probable que cela fait, en pratique, comme une quasi-certitude. Je m'en accommode comme je peux, et au fond pas trop mal. La mort de mes proches m'inquiète moins que leur souffrance. Ma mort à moi, moins que la leur. C'est un acquis de l'âge peut-être, ou de la paternité. Ma mort ne prendra que moi-même; c'est pourquoi elle me prendra tout et ne me prendra rien - puisqu'il n'y aura plus personne pour avoir perdu quoi que ce soit. La mort des autres est autrement réelle, autrement sensible, autrement douloureuse. Cela ne nous dispense pas, hélas, de l'affronter aussi ».

L'auteur joue avec le vieil adage : "Si vis pacem, para bellum" (Si tu veux la paix, prépare la guerre) en l'adaptant à sa façon de penser la mort.

«Si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort. Supporter la vie? Ce n'est pas assez dire. Si tu veux aimer la vie, dirais-je volontiers, si tu veux l'apprécier lucidement, totalement, joyeusement, n'oublie pas que le mourir en est indissociable. « Tu ne meurs pas de que tu es malade, disait Montaigne, meurs de ce que tu es vivant ». Accepter la mort - la sienne, celle des proches -, ce n'est pas trahir la vie; c'est au contraire la seule façon (puisque la mort en fait partie) de lui être fidèle jusqu'au bout ».

Et voici une conclusion des plus convaincantes d'un amant de la vie :

« Mortels et amants de mortels : c'est ce que nous sommes, et qui nous déchire. Mais cette déchirure qui nous fait hommes, ou femmes, est aussi ce qui donne à la vie son plus haut prix. Si nous ne mourions pas, si notre existence ne se détachait ainsi sur le fond très obscur de la mort, la vie serait-elle à ce point précieuse, rare, bouleversante? « Une pas assez constante pensée de la mort, écrivait André Gide, n'a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie ». Il faut donc penser la mort pour aimer mieux la vie - en tout cas pour l'aimer comme elle est : fragile et passagère -, pour l'apprécier mieux, pour la vivre mieux, et cela fait, pour cet ouvrage, une justification suffisante ».


 

Date de création:2013-01-14 | Date de modification:2013-01-14

Documents associés

  • Penser la mort
  • « Nécessaire, puisque toute notre vie porte sa marque, comme l'ombre portée du...