Un peintre, narrateur du récit, séjourne à la ferme de la mère Lecacheur au même moment qu'une autre hôte, miss Harriet, femme prude et mystérieuse. Il essaie de nouer des relations avec elle jusqu'à lui faire certaines avances qu'elle refusa un peu trop dramatiquement pour ne pas révéler des profondes blessures d'une âme désireuse d'aimer et d'être aimée. Miss Harriet, cependant, n'est pas sans se rendre compte des flirts du peintre avec Céleste, la domestique. Sa solitude, éprouvée âprement, la mènera au geste fatal.
Mais soudain, je frissonnai jusqu'aux moelles. Je venais de reconnaître un pied, puis une jambe dressée ; le corps entier et l'autre jambe disparaissaient sous l'eau.
Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanterne dansait éperdument au-dessus du soulier :
- C'est une femme qui... qui... qui est là-dedans... c'est miss Harriet.
Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d'autres en Afrique !
La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris perçants, et elles s'enfuirent en courant.
Il fallut faire le sauvetage de la morte. J'attachai solidement le valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie, très lentement, en le regardant s'enfoncer dans l'ombre. Il tenait aux mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix, qui semblait venir du centre de la terre, cria : "Arrêtez" ; et je le vis qui repêchait quelque chose dans l'eau, l'autre jambe, puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau : "Halez."
[...]
Vers le soir, les commères du voisinage s'en vinrent pour contempler la défunte ; mais j'empêchai qu'on entrât ; je voulais rester seul près d'elle ; et je veillai toute la nuit. Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femme inconnue à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-elle quelque part des amis, des parents ? Qu'avalent été son enfance, sa vie ? D'où venait-elle ainsi, toute seule, errante, perdue comme un chien chassé de sa maison ? Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu'une tare honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d'elle toute affection et tout amour ?
Comme il y a des êtres malheureux ! Je sentais peser sur cette créature humaine l'éternelle injustice de l'implacable nature ! C'était fini pour elle, sans que, peut-être, elle eût jamais eu ce qui soutient les plus déshérités, l'espérance d'être aimée une fois ! Car pourquoi se cachait-elle ainsi, fuyait-elle les autres ? Pourquoi aimait-elle d'une tendresse si passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui ne sont point les hommes ?
Et je comprenais qu'elle crût à Dieu, celle-là, et qu'elle eût espéré ailleurs la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se décomposer et devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil, serait broutée par les vaches, emportée en graine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle redeviendrait de la chair humaine. Mais ce qu'on appelle l'âme s'était éteint au fond du puits noir. Elle ne souffrait plus. Elle avait changé sa vie contre d'autres vies qu'elle ferait naître.
Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux. Une lueur pâle annonça l'aurore ; puis un rayon rouge glissa jusqu'au lit, mit une barre de feu sur les draps et sur les mains. C'était l'heure qu'elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les arbres.
J'ouvris toute grande la fenêtre, j'écartai les rideaux pour que le ciel entier nous vit, et me penchant sur le cadavre glacé, je pris dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sans terreur et sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n'en avaient jamais reçu.
Guy de Maupassant : Miss Harriet. Texte publié dans Le Gaulois du 9 juillet 1883, sous le titre Miss Hastings, puis publié dans le recueil Miss Harriet.
Numérisation et mise en forme HTML (11 avril 1998) : Thierry Selvahttp://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/athena/selva/maupassant/textes/harriet.html
Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanterne dansait éperdument au-dessus du soulier :
- C'est une femme qui... qui... qui est là-dedans... c'est miss Harriet.
Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d'autres en Afrique !
La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris perçants, et elles s'enfuirent en courant.
Il fallut faire le sauvetage de la morte. J'attachai solidement le valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie, très lentement, en le regardant s'enfoncer dans l'ombre. Il tenait aux mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix, qui semblait venir du centre de la terre, cria : "Arrêtez" ; et je le vis qui repêchait quelque chose dans l'eau, l'autre jambe, puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau : "Halez."
[...]
Vers le soir, les commères du voisinage s'en vinrent pour contempler la défunte ; mais j'empêchai qu'on entrât ; je voulais rester seul près d'elle ; et je veillai toute la nuit. Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femme inconnue à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-elle quelque part des amis, des parents ? Qu'avalent été son enfance, sa vie ? D'où venait-elle ainsi, toute seule, errante, perdue comme un chien chassé de sa maison ? Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu'une tare honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d'elle toute affection et tout amour ?
Comme il y a des êtres malheureux ! Je sentais peser sur cette créature humaine l'éternelle injustice de l'implacable nature ! C'était fini pour elle, sans que, peut-être, elle eût jamais eu ce qui soutient les plus déshérités, l'espérance d'être aimée une fois ! Car pourquoi se cachait-elle ainsi, fuyait-elle les autres ? Pourquoi aimait-elle d'une tendresse si passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui ne sont point les hommes ?
Et je comprenais qu'elle crût à Dieu, celle-là, et qu'elle eût espéré ailleurs la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se décomposer et devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil, serait broutée par les vaches, emportée en graine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle redeviendrait de la chair humaine. Mais ce qu'on appelle l'âme s'était éteint au fond du puits noir. Elle ne souffrait plus. Elle avait changé sa vie contre d'autres vies qu'elle ferait naître.
Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux. Une lueur pâle annonça l'aurore ; puis un rayon rouge glissa jusqu'au lit, mit une barre de feu sur les draps et sur les mains. C'était l'heure qu'elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les arbres.
J'ouvris toute grande la fenêtre, j'écartai les rideaux pour que le ciel entier nous vit, et me penchant sur le cadavre glacé, je pris dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sans terreur et sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n'en avaient jamais reçu.
Guy de Maupassant : Miss Harriet. Texte publié dans Le Gaulois du 9 juillet 1883, sous le titre Miss Hastings, puis publié dans le recueil Miss Harriet.
Numérisation et mise en forme HTML (11 avril 1998) : Thierry Selvahttp://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/athena/selva/maupassant/textes/harriet.html